in " Actes du 80e Congrès des sociétés savantes, Lille, 1955 ", Presses Universitaires de France, Paris, 1955
" 1940-1944
LES JOURS SOMBRES DE L'OCCUPATION ALLEMANDE DE L'AGGLOMÉRATION DUNKERQUOISE "
par M. L. MOREEL, docteur en droit, bâtonnier de l'ordre des avocats de Dunkerque
Le
programme du 80e congrès national des Sociétés savantes comporte, parmi
les sujets qu'il se propose d'étudier, l'histoire de l'occupation
ennemie dans une ville, un arrondissement ou un département.
Celle
de Dunkerque et de son agglomération nous a semblé particulièrement
intéressante à esquisser devant lui. Elle a présenté en effet un grand
nombre de particularités qui la distinguent des autres régions de
France.
Non seulement cette ville a été, en 1940, le théâtre de
durs et douloureux combats, qui permirent l'embarquement de nombreuses
troupes anglaises et françaises, mais elle fut ensuite détachée de
l'obédience nationale et reliée administrativement par l'envahisseur au
gouvernement de Bruxelles. Lorsque les Anglais craignirent une tentative
d'invasion par mer de leur pays, la R.A.F. bombarda la cité. Séparée de
la France par une double barrière militaire qui ne s'abaissa que
lentement, elle vit l'ennemi tendre autour d'elle en 1944 une inondation
à l'eau salée déjà envisagée par de vieux plans de Vauban. La majeure
partie de ses administrations et de sa population furent alors évacuées
sur l'ordre des Allemands. Lors du débarquement libérateur, un marin
ennemi courageux, l'amiral Frisius, y constitua, conformément aux ordres
personnels d'Hitler, un camp retranché destiné à empêcher les Alliés
d'utiliser pour leur ravitaillement le plus grand port français de la
mer du Nord. Ses mémoires et les carnets des rares français demeurés
dans la citadelle sont particulièrement instructifs à parcourir. Frisius
ne rendit enfin la ville à une meute de Canadiens, de Tchèques et de
Français qu'après la chute de Berlin et la capitulation du grand amiral
Doenitz.
Ce bref exposé montre que l'occupation allemande, si
elle a eu, à Dunkerque, un visage tour à tour menaçant ou collaborateur,
y a présenté des aspects originaux qui méritaient d'être notés.
* * *
Lorsque,
après la mort du général dunkerquois Janssen, tué au fort des Dunes à
la tête de la 12e division, en résistant à l'ennemi pour permettre
l'embarquement anglais, les Allemands entrèrent dans la ville, le matin
du 4 juin, avec leurs motocyclistes et leurs casques couverts de
feuillage, ils trouvèrent devant eux quelques rares habitants hébétés.
Au cours d'un terrible bombardement, ils avaient vu la Lufftwaffe
incendier leur cité méthodiquement rue par rue. Ils savaient que le
dernier quartier demeuré debout aurait disparu si la ville avait résisté
un jour de plus.
La Commission administrative, présidée par M.
Waeteraere, reçut tout d'abord l'ordre de dénombrer les habitants qui
étaient restés dans les décombres de la cité.
Celle-ci était en
ruines, plus une maison n'y était habitable. Les fenêtres, brisées par
les explosions, étaient grandes ouvertes, les portes avaient été
défoncées. Comme le précisait, le 10 novembre 1941, un rapport de Mgr
Couvreur, délégué du Secours national : « 20.000 personnes étaient
sinistrées, 10.000 foyers avaient été atteints, 82 des maisons étaient
détruites, 51 rues complètement rasées et 40 très endommagées. 12.000
immeubles étaient démolis alors que le Nord n'en comptait que 18.000
dans cet état et qu'il n'y en avait que 60.000 dans toute la France.
Mais surtout 2.500 civils étaient morts, et la liste funèbre ne faisait
que s'allonger. Dans l'ensemble de l'agglomération, 58.000 personnes sur
100.000, dénuées de tout, couchaient dans des caves humides.
Une
première frontière barrait la Somme, et il était théoriquement
impossible de la franchir. Une seconde, toute proche, interdisait le
passage de la Colme. Les administrations locales étaient contrôlées par
le général gouverneur de la Belgique à Bruxelles, ce qui laissait
deviner les intentions d'Hitler au cas de victoire allemande. Les canaux
de la région étaient remplis de péniches destinées à être jetées sur
les côtes de l'Angleterre. Leur avant avait été coupé pour permettre d'y
loger des tanks ou de l'artillerie. Dans les bureaux du « Hafenmeester »
de Malo, de grandes cartes du sud de ce pays précisaient les points de
débarquement envisagés. De magnifiques troupes de choc allemandes
défilaient en chantant dans les rues. Dès que le jour tombait, la R.A.F.
survolait la ville. Pendant des heures, l'on entendait le vrombissement
de ses avions, entrecoupé d'explosions.
Lorsque la Kriegsmarine
fit entrer dans le port de gros transports et amena à quai leurs
munitions, les Britanniques bombardèrent plus violemment la cité. Un
premier « raid » d'essai eut lieu le 18 septembre, et dans la nuit du
22, vers 2 heures du matin, les Anglais déclenchèrent un bombardement
qui par sa violence et sa durée rappela les plus mauvaises heures de mai
1940.
Naturellement le port et la gare des dunes furent
copieusement arrosés. Mais en ville, les Britanniques cherchèrent,
semble-t-il, à atteindre la Kommandantur installée à la sous-préfecture
et un étatmajor allemand occupant le mess et les bureaux du génie, rue
Foch.
Malheureusement s'ils n'atteignirent pas l'état-major
allemand, leurs torpilles écrasèrent au 25, rue de Soubise, sur un grand
immeuble.
Trente-et-une personnes étaient réfugiées dans la cour
dont les voûtes s'effondrèrent. Il y eut vingt-et-un tués et un disparu,
Désiré Dissaux, dont on ne retrouva même pas de débris permettant son
identification. Parmi les morts il y avait des enfants. La famille
Boussemaer comptait huit tués. Neuf membres de la famille MaësGouwy
furent blessés.
Les travaux de déblaiement pour le dégagement des
corps durèrent plusieurs jours car il fallut tout d'abord procéder à la
destruction de pans de murs menaçant de s'écrouler sur les sauveteurs.
En
proie à un bouleversement profond, la population muette de stupeur
assista, sous les yeux des Allemands, aux funérailles des victimes, les
premières d'une trop longue nouvelle série.
Le 18 octobre suivant, la flotte anglaise jeta encore sur l'agglomération 100 gros obus de marine.
A
l'intérieur même de Dunkerque, des quartiers entiers étaient interdits.
Des petits murs de briques en barraient l'entrée. Il y demeurait,
disait-on, des cadavres en putréfaction ou des bombes qui n'avaient pas
explosé. Le Dunkerquois qui désirait y pénétrer devait obtenir, avec
beaucoup de mal, un laissez-passer spécial. Il constatait que souvent
des civils, qui n'en avaient pas sollicité, et surtout des Allemands,
pillaient systématiquement tout ce qui y demeurait. Car il y avait,
malgré tout, dans la ville elle-même, des Dunkerquois restés
farouchement attachés à leur sol. Et il ne se passait pas de jour où
l'on n'en vit revenir. Après leur démobilisation, les uns avaient
franchi la Somme et la Colme dans le coffre arrière d'une auto, les
autres avaient revêtu des bleus de chauffe de la S.N.C.F. ou avaient
donné aux sentinelles allemandes des plaques de chocolat. Ils
rentraient, en dépit des interdictions de l'ennemi, contempler leurs
ruines, les parcs d'autos abandonnés sur les plages et le long des
routes menant à la mer, et reprendre leurs emplois comme si rien ne
s'était passé.
En dépit de l'occupant, la ville demeurait, en
effet, le chef-lieu d'un arrondissement prospère. Les fermiers des
Moëres et des régions inondées avaient -rapidement chassé l'eau de leurs
champs. Dès 1942, leurs récoltes furent aussi plantureuses, mais plus
surveillées, qu'en temps de paix. Lorsqu'en avril 1941, il devint
évident que les Allemands renonçaient à leur embarquement, la vie
s'organisa tant bien que mal. La visite du ministre Pucheu à Dunkerque
fut la première manifestation des efforts français tendant à reprendre
en mains l'administration de la région. Le parrainage de la Ville de
Paris à la cité martyre du Nord permit ensuite une nouvelle
démonstration de solidarité française dans le coin de France dont Hitler
avait cru dis- poser à son gré.
Dans Dunkerque même il ne se
trouvait guère de familles au complet mais plutôt des hommes seuls,
rivés à leurs postes. Il n'en était pas de même dans les communes
suburbaines et dans la giande banlieue où s'étaient réfugiés les
Dunkerquois. Il ne leur était guère possible pourtant de retrouver leurs
habitudes. L'accès du port, leur principal instrument de travail, était
interdit par des sentinelles allemandes. Toute une population de
dockers en chômage avait été muée en « gratteurs de briques », dans des
sortes d'ateliers municipaux.
Ils déblayaient les rues de la
ville, obstruées par les écroulements des maisons. Pour fabriquer du
travail, ils nettoyèrent ensuite les caves elles-mêmes et entreprirent,
en vue de reconstructions problématiques, de récupérer les briques
utilisables. L'on combla parfois également les caves que l'on venait si
soigneusement de déblayer!
L'administration municipale, dirigée
par M. Waetaraere puis par M. Verley, s'ingéniait ainsi à procurer du
travail à toute une population. Combien de Dunkerquois sans emploi ne
furent pas embauchés, à ce moment, par des services de recensement ou du
ravitaillement pour distribuer des tickets de toute sorte à ceux qui en
avaient besoin. D'autres s'ingénièrent à rendre service à une
population, démunie de tout, dans l'organisation du Secours national où
Mgr Couvreur, M. Maurice Choquet et M. Émile Dechaene se dévouèrent sans
compter. Son siège était installé dans des baraquements construits à la
hâte près du Palais de justice, et recouverts de tôles sur «
lesquelles, lors des bombardements, on entendait retomber les éclats des
obus de la D.C.A. En fin 1941 ses dirigeants avaient fait confectionner
dans leurs ateliers 24.000 pièces de vêtements ou de lingerie, grâce à
la générosité des villes de Lille et de Paris. Ils avaient dis- tribué
1.500 lits, 1.500 poêles et réparé 148 logements de sinistrés.
Dans
le courant de 1942, ils redoublèrent d'efforts et parvinrent à
restaurer les logements de 1.157 foyers. Ils se multiplièrent, surtout,
en faveur des enfants en tentant de les suralimenter et les répartir
loin des bombardements, en Suisse, dans le Jura, ou encore dans des
camps de vacances, installés dans la campagne à Saint-Pierrebrouck, ou à
Bouvelinghem. Grâce à des collectes faites chez les fermiers des
environs, en fin 1942, ils avaient durant sept mois distribué plus de
1.600.000 rations de soupe. Ces chiffres éloquents prouvent qu'il serait
injuste d'oublier de tels efforts.
Des entreprises allemandes
cependant s'installaient au port. Elles cherchaient souvent en vain, à
embaucher des techniciens. La maison Krupp avait ses bureaux à l'écluse
Trystram et au Freycinet 10. Elle tentait de remettre en état des ponts
et les portes de nos écluses. La firme Weiss et Freytag construisait une
base sous-marine de 100 mètres de long sur 70 mètres de large. Les
Anglais la bombardèrent plus d'une fois. La firme Holzman entreprenait
des dragages tandis que Zubin, Polinski et Siemens participaient au
renflouement des navires coulés en 1940. C'était, pour elles, le temps
des grandes illusions et leurs ingénieurs parcouraient, affairés, les
rues de notre vieille cité tandis que leurs collègues français
demeuraient, parfois volontairement, sans emploi.
En fin 1941, l'avant-port connut pourtant une certaine activité.
Des
bancs de harengs s'étant rapprochés du rivage, les Allemands
autorisèrent de petits bateaux français à se livrer à la pêche côtière.
Gravelines devint le centre principal de cet armement. Les marins
naviguaient sous la surveillance de vedettes allemandes. Ce travail
n'était pas sans danger pour nos pêcheurs, car plus d'une barque sauta
sur des mines. Ils procurèrent de cette façon à la cité durant
l'occupation un ravitaillement supplémentaire. Il devint alors
impossible de voyager sans voir dans les couloirs des wagons des chemins
de fer et jusque sur le marchepied des trains, d'odorants colis de
poissons. Aux Chantiers de France, les Allemands insistaient pour voir
achever les pétroliers « Seine » et « Saône » qui étaient en
construction au moment de l'invasion. Mais on y travailla quatre ans,
avec une telle lenteur qu'ils ne purent jamais être lancés !
Dans
un rapport sur l'activité de la ville en 1943, la Chambre de commerce,
que présidait M. Émile Dubuisson, qui ne cessa de tenir ses réunions
durant l'invasion, pouvait écrire que si les entreprises de bâtiments
avaient cessé toute activité, les chantiers de constructions navales,
les usines de conserves alimentaires et les filatures travaillaient.
fût-ce des fils de papier!
Des pêcheurs et des ouvriers belges
étaient occupés dans ces industries. Chaque semaine, ils repartaient
chez eux. Alors que les champs des villages français donnaient à nouveau
de plantureuses récoltes, comment n'eussent-ils pas essayé d'améliorer
le ravitaillement d'un pays étroit et surpeuplé? Il ne faut donc pas
s'étonner de voir la fraude se développer à ce moment, parfois avec
l'aide des douaniers allemands qui doublaient leurs collègues français
demeurés aux frontières, bien qu'officiellement notre région eût été
rattachée au Gouvernement militaire de Bruxelles.
L'ingéniosité
des fraudeurs belges ne reculait devant rien. Ils en arrivèrent à
dissimuler du blé dans les parois des wagons de chemin de fer. Un jour,
des douaniers s'aperçurent que certains de ces wagons avaient été
complètement truqués par des spécialistes grâce à des doubles parois. Il
fallut retirer ce matériel de la circulation. Une autre fois, une rafle
opérée sur les voyageurs d'un train amena 150 arrestations et la saisie
de 1.000 kiJogammes de blé dans trois wagons! Les services des douanes
de ce temps, en dressant leurs statistiques, s'aperçurent qu'ils
devaient liquider cinq fois plus d'affaires contentieuses qu'en temps de
paix. En 1938, en effet, ils n'avaient eu à faire face qu'à 750
procès-verbaux, alors qu'ils en rédigèrent 3.655 en l942.
Les
Belges disposaient pour obtenir des céréales d'une monnaie d'échange
particulièrement recherchée : le tabac. Comme celui-ci était rationné en
France, plus d'un fumeur en cultivait, en cachette, quelques plants
dans un recoin de son jardin. Le fermier qui n'en avait pas donnait
jusqu'à 40 kilogrammes de blé pour obtenir 250 grammes de tabac !
Le
Tribunal jugeait les fraudeurs, qui ne transigeaient pas, car il avait
lui aussi repris ses audiences. Sans doute, il arrivait parfois qu'à la
suite d'un bombardement, faute de fenêtres, l'on remît à huitaine un
certain nombre d'affaires. Mais, dans l'ensemble, selon l'expression
consacrée, la justice suivait son cours. L'on peut même dire que ses
audiences furent alors suivies par un public plus nombreux qu'en temps
de paix. En dépit des quelques cinémas que les Allemands voulaient bien
laisser ouverts à Dunkerque, les. distractions y étaient rares. Un
procès courtelinesque avait de quoi tenter des badauds.
Les
avocats sentaient d'instinct le public répondre à leurs allusions sur
l'occupant; aussi des nouvelles, plus ou moins relatives aux communiqués
de la B.B.C., émaillaient-elles souvent leurs plaidoiries.
Il
arrivait pourtant qu'un justiciable, en relations avec les autorités
allemandes, ait l'idée saugrenue de se faire recommander par elles au
président du Tribunal. Chaque fois, la peine était doublée par
l'excellent patriote qu'était M. Gautier. Chaque fois aussi, la
Kommandantur demandait des explications. Le président faisait remarquer,
en réponse, que la peine prévue par le Code était bien plus élevée que «
celle infligée par les juges. Et les Allemands avaient un tel respect
des textes qu'ils s'inclinaient sans insister. Le Tribunal était, enfin,
l'un des seuls bâtiments de Dunkerque demeurés debout. Le même hall y
servit donc le dimanche tour à tour d'église et de salle de fêtes!
Les
établissements d'enseignement secondaire n'avaient, de leur côté,
jamais fermé leurs portes. En juillet 1940, ils travaillèrent sous le
signe de l'union sacrée puisque, le collège Jean-Bart ayant été
complètement détruit le 28 mai et le collège Lamartine réquisitionné,
leurs maîtres et leurs élèves s'étaient installés dans les locaux de
l'enseignement libre respectivement à Notre-Dame des Dunes et à
Sainte-Marie. Leurs étudiants ne pouvant se rendre à Lille, l'on fit
passer sur place les baccalauréats. En octobre suivant, grâce à
l'initiative de Mlle Magnier et d'un courageux combattant de 1914, M.
Petit, les établissements d'État avaient repris leur autonomie dans des
locaux improvisés à l'usine Weill en Basse-Ville. Le palmarès de la
distribution des prix du 30 juillet 1941, présidée par le sous-préfet de
l'époque, M. Benedetti, comporta de brillantes mentions. Il prouva que
ces enfants n'avaient pas cessé de travailler malgré de terribles
bombardements.
Dieu sait qu'ils avaient du mérite! Il n'était pas
plus facile d'étudier que de se mouvoir dans une ville où le «
Verksburo » exigeait un laissezpasser spécial, pour le moindre
déplacement. Aussi comprend-on l'émotion du directeur des Douanes
écrivant, le 8 juillet 1941, à son directeur général, à la suite
d'alertes qui s'étaient succédées sans arrêt : « Peut-on imaginer que
les autorités occupantes refusent des laissezpasser aux agents qui
voudraient prendre quelques jours de repos à la campagne à quelques
kilomètres de leur demeure habituelle. j'allais dire de leur prison? »
Cette
impression d'emprisonnement, que ressentait la population, comme les
restrictions alimentaires, et le slogan «ils nous prennent tout »,
contribuaient à miner la propagande allemande.
Sans doute
avait-elle laissé reparaître, très habilement, le Nord Maritime. De
nombreux Dunkerquois l'achetaient, par une vieille habitude. Ils
savaient bien que ses rédacteurs avaient perdu la belle indépendance
d'antan et que ce qui y était publié était rigoureusement contrôlé par
les Allemands. Un négociant, M. Maurice Hardebolle, s'en aperçut à ses
dépens. Il avait osé publier, en 1940, une lettre ouverte critiquant
l'ordre donné par la Wehrmacht d'évacuer certains quartiers de la ville.
Les Allemands estimèrent qu'il avait ainsi commis à leur égard un
outrage inadmissible. Il fut immédiatement mis en demeure, soit de payer
une forte amende, soit de faire de la prison. Les lecteurs du vieux
Nord Maritime y recherchaient donc dorénavant, en seconde page, les nouvelles locales et des histoires du
terroir. Ils ne lisaient même pas, la plupart du temps, la première page
et les articles victorieux insérés sur l'ordre de la «
Propagandastaffel ».
Par suite, soit de leurs idées sociales,
soit de réflexes de fierté patriotique d'anciens combattants de 1914,
soit de leurs idées mystiques, la plupart des Dunkerquois réagissaient
en effet vigoureusement contre les opinions d'outre-Rhin. Il est
intéressant de retenir, à ce point de vue, que l'un des premiers noyaux
de résistants se forma le jour même de l'entrée des Allemands à
Dunkerque. Il prit naissance autour de Michel Hochart, dans le petit
groupe de membres de la
J.O.C. que le chanoine Couvreur et M.
Émile Dubuisson avaient recrutés pendant le siège pour ramasser le
ravitaillement abandonné sur les quais par les Anglais, afin de le
distribuer aux habitants demeurés dans leurs caves.
L'homme de la
rue suivait donc plutôt les événements militaires à la radio anglaise,
qui lui apportait plusieurs fois par jour une provision d'espoir. Dès
1940, l'abbé Deroo, professeur au collège Notre-Dame des Dunes, était
emprisonné à Loos pour avoir amené à son poste de T.S.F. un Allemand
logeant dans cet établissement d'enseignement. Pour empêcher les
nouvelles de Londres de se répandre, ce n'était toutefois pas un homme
qu'il aurait fallu arrêter, c'était la population tout entière.
Le
Dunkerq.uois qui traversait, au début de l'après-midi, les rues de Malo
pour retourner à son travail, pouvait, au passage de maison en maison,
saisir les échos du communiqué de la France Libre, précédé des quatre
coups indicatifs de la B.B.C. S'il prenait ensuite le tramway, qu'il
avait vu remettre en marche durant l'hiver de 1940, il entendait sur la
plate forme, dans toutes les conversations, un commentaire des nouvelles
de Londres.
Un tel état d'esprit explique que l'idée soit venue
très rapidement à certains Dunkerquois de collaborer avec les Anglais.
L'honneur d'avoir été les premiers à en indiquer le dangereux chemin
revint à deux Malouins : un photographe, Marcel Petit, et un ancien
employé de la S.N.C.F., Gugelot de Saint-Steban. Condamnés à mort dès le
17 septembre 1941, leurs familles obtinrent aux prix d'innombrables
démarches que cette peine fut muée en celle des travaux forcés à
perpétuité. Mais lorsque les Allemands décidèrent d'exécuter des otages,
ils fusillèrent sous ce nom des hommes que leurs tribunaux avaient déjà
jugés. Saint-Steban et Petit furent donc extraits du bagne de Rheinbach
et exécutés à Lille en fin 1942. Ils furent admirables de courage et
l'on ne peut relire sans émotion les dernières lettres de Marcel Petit à
sa vaillante épouse.
Les Dunkerquois étaient placés trop près
des avant-postes allemands pour ne pas deviner, malgré les communiqués
victorieux, les faiblesses du Grand Reich. Leurs ancêtres avaient vu au
cours des siècles les soldats de Philippe II et ceux de Napoléon espérer
en vain traverser le détroit. Ils avaient assisté sous leurs règnes,
sur les plages du Nord, à l'échec de l'Armada et à la levée du camp de
Boulogne.
Lorsqu'en 1941, leurs descendants virent Hitler
abandonner dans leurs canaux les péniches d'invasion et se lancer contre
l'immense Russie, plus d'un fit en pensée de subtils rapprochements
historiques.
Petit à petit, au surplus, il devenait évident que
l'Angleterre se redressait. Après avoir bombardé, de nuit seulement, les
« docks de Dunkerque » comme disait la radio de Londres en y
comprenant, trop largement, leurs alentours, voici que l'on voyait les
chasseurs de la R.A.F. s'en aller plus loin dans les ciels de Flandre.
Les sirènes les annonçaient toujours trop tard puisqu'elles ne
mugissaient que lorsque les avions avaient atteint la côte et étaient
au-dessus de la ville. Au début, leurs pilotes se faufilaient ensuite le
long des plages à l'abri des nuages. Ils mitraillaient un train, des
bélandres, une usine et disparaissaient bien vite. Peu à peu, ils
s'aventurèrent à l'inférieur des terres. Ils gagnèrent le nœud de voies
ferrées d'Hazebrouck ou la région des mines. Ils étaient les précurseurs
des puissants raids qui traversèrent ensuite le Nord pour frapper au
cœur de l'Allemagne, son industrie à coups redoutables.
Devant
ces preuves tangibles de la victorieuse résistance anglaise, les
Dunkerquois redressaient la tête. Dès février 1941, un ingénieur de la
S.N .C.F., Delvallez, adhérent à la Voix du Nord, attirait à lui
quelques cheminots. Il leur montrait la route en tentant de recruter,
bien imprudemment parfois, des partisans. Il organisa, par contre,
habilement le sabotage des transports du Reich, changeant sur les wagons
les étiquettes et les adresses. Il fit ainsi partir à Strasbourg des
wagons destinés à Rennes et acheminer sur cette dernière ville ceux qui
auraient dû gagner l'Alsace. Il fut le premier, surtout, à installer un
petit centre d'entraînement militaire doté d'armes et d'explosifs.
Menacé d'arrestation en septembre 1943, il quitta la région. Capturé et
déporté en Allemagne, il devait y être condamné à mort à Berlin par le
Tribunal du peuple. Martyrisé, il fut exécuté à la hache sans avoir
livré le nom d'un seul de ses amis.
Les Allemands étaient trop
renseignés sur cet état d'esprit pour ne pas réagir violemment,
conformément à leurs réflexes naturels. Le 5 mai 1942, à Malo, après
avoir essayé en vain d'obtenir de Raymond Finot des renseignements sur
certains de ses camarades, la Kommandantur restitua son cadavre à sa
famille. Le docteur Vautrin, appelé pour constater le décès, indiqua
qu'il avait été étranglé. La nouvelle se répandit comme une traînée de
poudre. Le fossé qui séparait l'envahisseur et la moyenne de l'opinion
publique s'approfondit encore.
Il suffisait-de regarder défiler
en ville, au moment des camps de vacances, les enfants du patronage de
Rosendaël, dirigé par l'abbé Bonpain, pour le sentir. Ils chantaient des
chansons patriotiques et n'interrompaient pas leurs défilés pour
laisser passer les autos des grands chefs allemands! Leur aumônier, bien
sûr, faisait partie, lui aussi, d'un groupe de résistants. Parmi eux
figuraient notamment le brave Lanery et un courageux ancien combattant
de 1914, Louis Herb eaux, concierge de l'hôpital civil. Arrêtés et
condamnés, ils reçurent, le 30 mars 1943, une balle dans la nuque au
fort de Bondues, payant de leur vie leur fidélité à la Patrie.
Lorsqu'elle
apprit leur exécution, la population de Rosendaël, au milieu de
laquelle l'abbé Bonpain s'était dépensé sans compter, désira lui rendre
un ultime hommage. De crainte de manifestations, la Kommandantur
interdit de célébrer un office religieux dans la commune. Celui-ci eut
donc lieu à quelques kilomètres de là, dans l'église Saint-Martin de
Dunkerque, où Mgr Droulers, futur évêque d'Amiens, prononça
courageusement l'éloge de l'abbé. Il commenta sa dernière lettre parlant
« des quatre mois de grandes souffrances » qu'il avait endurés et
demandant « qu'aucune pensée de vengeance ne s'élevât alors qu'il serait
en route vers le Ciel ». Les Allemands purent voir où était le « cœur
de la population » en contemplant la foule qui vint de tous les
environs, malgré la distance et le manque de transports, rendre au jeune
vicaire un émouvant et significatif hommage.
L'application, en
1943, des mesures sur le service obligatoire du travail ne pouvait
qu'aggraver la situation. A Rosendaël, sur 500 requis, 70 seulement
partirent en Allemagne. Sur 565 jeunes gens convoqués au Palais de
justice de Dunkerque, pour subir un examen de départ, 237 se
présentèrent. 174 furent reconnus aptes au service.
L'on ne sait
combien d'entre eux s'en allèrent effectivement, car avec l'aide du
directeur de l'Office du Travail, M. Patfoort, un grand nombre se
camouflèrent dans les villages environnants, grâce à de fausses cartes
d'identité, ou se firent déclarer nécessaires dans leurs industries par
des entrepreneurs travaillant sur place aussi mollement que - possible
pour l'Allemagne. M. Paul Maurice, chef du personnel de l'usine des
Dunes, et M. Bongarçon, directeur de celle-ci, se dévouèrent à ce point
de vue tout particulièrement.
Les journaux avaient bien tenté
d'entraîner ces jeunes hommes au départ en exploitant, par exemple, les
allocutions des évêques lors des retraites des partants. Une courageuse
mise au point du cardinal Liénart, dissipa bientôt toute équivoque. Les
travailleurs belges de la région y colportaient aussi des exemplaires
bien amusants de la Libre Belgique, célèbre en 1914, et qui avait
reparu. Ne donnait-elle pas comme adresse de ses rédacteurs l'«
Oberfeldkommandantur, place du Trône, à Bruxelles » et comme éditeur
responsable « Le Peter Pan » du Jardin d'Egmont? Elle publiait, de plus,
de larges extraits de la lettre de l'Épiscopat belge déclarant-que les «
mesures de réquisition humaines n'étaient absolument pas à justifier,
car elles violaient le pouvoir exécutif, le droit international et la
morale chrétienne ».
Les Allemands allaient avoir bientôt des
preuves tangibles de l'état d'esprit de la population flamande. Le 15
août 1943 une forteresse volante tomba à Sainte-Mariekerque. Il leur fut
impossible de s'emparer des cinq aviateurs qui la montaient, alors
pourtant que l'un d'eux avait été blessé. Des employés de la S.N.C.F.
dirigés par Delvellez, ainsi qu'un notaire, avaient concouru à ces
évasions. Tous, hélas! en payèrent les conséquences.
L'administration
française avait pourtant été invitée à collaborer aux recherches de
l'ennemi. Dès le 7 juillet 1942, le docteur Becker, Kreiskommandant qui
passait néanmoins pour un esprit conciliant, avait écrit au sous-préfet
de Dunkerque en enjoignant « aux fonctionnaires de signaler à tous les
services de l'armée allemande les événements qui concernaient l'autorité
d'occupation. Il avait stipulé qu'il s'agissait des lancements de
bombes, des chutes et atterrissages des avions, des sabotages contre les
moyens de communication et le ravitaillement ». Les fonctionnaires
français qui refuseraient de se soumettre à ces ordres étaient menacés
d'amendes pouvant s'élever à 2.000 Renten Marks ou de peines de six
semaines d'emprisonnement !
Ces menaces demeurèrent sans effet.
Comment eût-il pu en être autrement alors que l'on rencontrait dans
cette même administration, jusqu'en janvier 1942, comme sous-préfet M.
Jean Benedetti, qui allait être déporté au camp de Flosenbürg? Alors
qu'à la tête de la municipalité de Dunkerque se trouvait M. Verley, que
M. Schipman qui, le 30 novembre 1942, gagna Alger par l'Espagne,
dirigeait celle de Malo, et que le courageux Paul Machy, abattu par les
Allemands, après avoir passé des années dans un camp de la mort,
présidait celle de Rosendaël? Bien loin de collaborer l'on vit
l'Administration des Contributions Indirectes et M. Cordier, par
exemple, commettre d'innombrables faux pour camoufler dans la région les
stocks d'alcool qui eussent pu servir aux poudreries allemandes. Le
même esprit régnait, enfin, dans les commissariats de police dirigés par
M. Robert Dussart et M. Vigoureux.
Au fil des jours, le petit
peuple dunkerquois, lui, se préoccupait de son ravitaillement, réparait
ses demeures après des bombardements, comme ceux d'avril 1942, dont il
ne percevait pas toujours l'utilité.
Il voyait démonter les
statues des grands hommes de sa ville; il apprenait que les Allemands
avaient miné les écluses du port; il voyait transformer la belle vieille
Direction des douanes en Soldatenheim; il constatait qu'un certain
nombre de fonctionnaires de l'intérieur, nommés dans la zone côtière, ne
se hâtaient pas de rejoindre leurs postes, bien qu'ils en fussent
ensuite récompensés par un avancement rapide!
L'on s'amusait donc
à la Direction des Douanes, par exemple, en se passant sous le manteau,
une note dans laquelle le directeur avait écrit à Paris que l'« arrivée
dans notre ville d'un nouveau fonctionnaire et, a fortiori d'un agent
supérieur, était un événement extrêmement rare! »
Parfois un
ruban rouge venait récompenser les courageux qui demeuraient, malgré
tout, à leur poste. De hauts personnages parisiens venaient rapidement
remettre cette décoration. Ce fut ce qui se passa pour M. Terrier,
directeur de l'Administration des Douanes, et pour M. Albert,
conservateur des Hypothèques. Les directeurs des ministères repartaient
ensuite après avoir prononcé quelques paroles bien senties et la triste
vie quotidienne reprenait son cours.
L'on se sentait un plus
seuls, surtout en voyant la sous-préfecture se replier à Cassel, en juin
1942, sur l'ordre des Allemands, ou les vieillards des hospices évacués
à Cambrai. Les cœurs se durcissaient d'autant plus que l'on apprenait
alors qu'un petit gars de Rosendaël, Pierre Leostic, engagé dans
l'aviation anglaise à 15 ans, s'était fait tuer en Crête, ou encore que
René Verheecke, dessinateur aux Chantiers de France, et membre de la
J.O.C. avait été fusillé en août 1943.
Dans la grisaille des
jours et des hivers, les Dunkerquois voyaient disparaître, après chaque
raid d'aviation, un peu de ce qui subsistait encore de leur vieille
ville. Ils ne connurent dans leurs rangs guère de collaborateurs ou de
séparatistes flamingants par exemple. La propagande allemande échoua
lamentablement à ce point de vue. Tout au plus quelques bourgeois ou
quelques anciens combattants attachés à la gloire du vainqueur de
Verdun, estimaient-ils devoir lui demeurer fidèles. Quelques pauvres
filles, bien sûr, réquisitionnées par les Allemands pour travailler dans
leurs services se laissèrent conter fleurette. Cela leur valut plus
d'une difficulté avec la Justice en dépit des démarches de leurs amants.
Pour quelques-unes d'entre elles, leurs sentiments amoureux ne
s'accordaient pas avec leurs idées patriotiques. Certaines même,
fournirent à la résistance d'utiles renseignements.
Pendant ce
temps, le Dunkerquois moyen n'en supputait pas moins patiemment en
lui-même les coups que recevait l'Allemagne en Russie. Endolori par les
bombardements alliés, il regardait vers la proche Angleterre avec
quelque inquiétude et une grande espérance.
A
l'aube de 1944 la création d'un « second front » et l'éventualité d'un
débarquement allié sur nos côtes passèrent au premier rang des
probabilités. Les autorités allemandes se rendirent compte qu'il
devenait urgent d'évacuer de la région de Dunkerque la plus grand nombre
possible de « bouches inutiles» qu'en cas d'interruption des
communications il serait difficile de ravitailler. Une évacuation
massive aurait de plus pour résultat de débarrasser Dunkerque des
éléments hostiles qui ne cessaient de croître en force et en audace.
Dès
janvier, M. Carles, préfet régional, fut informé qu'au cours d'une
conférence tenue à Lille par l'O.F.K. une évacuation obligatoire de la
population de certaines communes de l'arrondissement de Dunkerque et de
la côte du Pas-de-Calais avait été décidée.
Les inutiles, les
enfants et adolescents jusqu'à 21 ans, les femmes et les vieillards
devaient être envoyés dans l'Aube ou la Côte-d'Or. La mesure envisagée
portait, sur environ 60.000 personnes. Seules les administrations
municipales et départementales, les services des eaux, du gaz, de
l'électricité, de la police, des pompiers et de la défense passive, les
médecins, les cultivateurs et les industriels travaillant pour
l'Allemagne pouvaient demeurer sur place.
Le 10 février, des
instructions précises parvinrent à la sous-préfecture. L'évacuation
devait naturellement commencer par Dunkerque. Elle se poursuivrait dans
les communes moyennes pour se terminer dans les villages. L'ordre de
départ devait être exécuté dans les quarante-huit heures. Le voyage
aurait lieu par voie ferrée pour les « départements de correspondance »
et par autobus pour les enfants envoyés dans l'A vesnois. Chaque évacué
ne pouvait emporter que 50 kilogrammes de bagages. Un colis de 150
kilogrammes pourrait lui être expédié gratuitement par la suite. Bien
que les administrations eussent freiné, autant qu'elles le pouvaient,
l'application de ces mesures, il fallut se décider, le 17 février, au
cours d'une conférence tenue à la Mairie de Dunkerque, à déclarer que «
la Préfecture, la Presse, la Chambre de commerce, l'Enregistrement, les
banques, les Contributions, le Tribunal, la prison, les collèges, les
hospices, les officiers ministériels et hommes de loi » seraient tenus
de quitter la cité. Les Allemands ordonnèrent la fermeture de la plupart
des commerces, sauf de quatre
restaurants et de deux cafés, qui leur étaient probablement
particulièrement chers, et qu'ils désignèrent nommément. Ils voulaient
bien, enfin, consentir au repli de l'ensemble des administrations à
Hazebrouck. Cette petite ville toutefois avait souffert en 1940. Son
important embranchement ferroviaire n'avait pas cessé depuis d'être
bombardé. Il était évident qu'il ne s'y trouvait plus de locaux
suffisants pour loger tout ce monde.
Dès lors chacun des services
incriminés, sans tenir compte de l'avis en question, chercha un lieu de
repli dans le plus aimable désordre.
Le Tribunal et la Chambre de commerce s'installèrent à Bergues.
L'Enregistrement
gagna Wormhoudt tout comme le Tribunal civil, qui s'y trouva à peu près
au centre de sa circonscription. Il tint dorénavant ses audiences dans
la salle à manger d'une belle demeure : «Le Château Blanc». Le
vendredi l'on y amenait les détenus de la prison d'Hazebrouck. La
plupart des banques se réfugièrent également à Wormhoudt tandis que, les
15 et 16 mars, les services des Douanes gagnaient Bailleul ou Lille. Du
16 février au 3 mars, les vieillards et malades de l'hôpital de
Dunkerque étaient répartis à Bailleul, Armentières, Roubaix, Tourcoing
et Cambrai où s'installèrent les services administratifs. L'hôpital, par
la suite, ouvrit à Socx une annexe d'urgence où l'on soigna au total
530 blessés militaires et 650 malades civils. Le principal et 40 élèves
du collège Jean-Bart gagnèrent Le Cateau tandis que M. le chanoine
Lestienne et les 150 enfants de l'Institution Notre-Dame des Dunes s'en
allaient à Mecquignies, près de Bavay.
Les autres évacués,
c'est-à-dire tout le bon petit peuple dunkerquois, s'entassèrent,
commune après commune, dans des trains bondés de réfugiés. C'était pitié
de les voir partir avec leurs quelques kilogrammes de bagages. On les
dirigea pêle-mêle, et gratuitement, sur Saint-Quentin, Dijon, Beaune et
Nuits-Saint-Georges. Le Nord Maritime, avait, lui aussi, quitté
Dunkerque le 12 mars. Il fut désormais imprimé à Lille. Le premier
numéro qui y parut le lendemain annonçait que l'accueil des trains
d'exilés en gare de Saint-Quentin avait été « un modèle d'organisation »
et qu'à Dijon, la Croix-Rouge avait permis « de beaux gestes d'entraide
». Avouons qu'ils devaient être souvent sans lendemains et qu'un certain
nombre de ces pauvres réfugiés revinrent bien désillusionnés.
Faut-il
voir dans les ordres allemands concernant cet exode une pensée
machiavélique de diminution du prestige de la ville désertée aux yeux
des populations environnantes, comme l'a pensé M. Louis Marin dans un
exposé à l'Institut? Nous ne le croyons pas. Les Allemands, à nos
yeux, n'agirent ainsi que par crainte d'un soulèvement de la population
d'une part et surtout pour opérer plus facilement les destructions et
les inondations qu'ils jugeaient nécessaires au point de vue militaire.
L'amour
de leur petite patrie est toutefois ancré au cœur des Dunkerquois.
Malgré les bombardements et les menaces de débarquement un certain
nombre d'entre eux ne voulaient quitter ni leur ville, ni les biens
qu'ils avaient eu tant de peine à sauvegarder jusque-là. Ils
organisèrent une « chasse à l'utilité ». Des vieilles dames devinrent
théoriquement des femmes de ménage d'ingénieurs des eaux ou de
l'électricité, maintenus sur place. D'autres obtinrent un mot
d'officiers allemands. D'autres personnes se cachèrent tout simplement.
D'autres
citoyens, enfin, s'engagèrent dans des entreprises travaillant, en
théorie, à parachever le fameux mur de l'Atlantique.
Ils n'y
mettaient aucune hâte et aucune bonne volonté. La B.B.C., lors de ses
émissions, leur conseillait de travailler au ralenti et ils n'y
manquaient pas. L'on comptait parcimonieusement le nombre de coups de
truelle, de pioche, ou de pinceau que l'on donnait en une journée. L'on
contractait même, il faut bien l'avouer, des habitudes qui, après le
départ des Allemands, pesèrent un certain temps sur ceux qui s'y étaient
adonnés.
Ceux qui obtinrent officiellement le droit de demeurer
dans la cité y creusèrent donc, avec une sage lenteur, des fossés
antichars de plus en plus nombreux. Ils virent évacuer dans les communes
suburbaines, à Malo et à Saint-Pol en particulier, les quartiers
proches de la mer pour y remplacer les maisons par des blockhaus. Ils
abattirent bien, tôt les arbres des environs pour planter, dans la
campagne et dans tous les espaces libres, des pieux « Rommel » reliés
par des fils de fer destinés à empêcher l'atterrissage d'avions ou de
planeurs. Pour y parvenir, les Allemands réquisitionnèrent les 9/10mes
des attelages des villages et emprisonnèrent çà et là, et notamment à
Petite-Synthe, les secrétaires de mairie qui ne leur rendaient pas
rapidement les services qu'ils exigeaient.
L'ensemble de ces
mesures était moins grave que la décision prise par la Wehrmacht le 27
janvier de tendre l'inondation. C'est là un procédé classique de défense
de la Flandre dont les terres sont souvent plus basses que le niveau de
la mer. La nature de cette inondation varie cependant selon celui qui
veut l'utiliser. Lorsqu'elle est tendue par un habitant de la région, il
se contente de ne pas rejeter à la mer, à marée basse, durant un
certain temps, les eaux douces de l'arrière pays. Vauban avait jadis
fait établir des cartes dans ce but. Grâce à elles les officiers du 1er
Empire obtinrent, en 1814, une nappe d'eau d'un mètre plus élevée que
celle qu'ils auraient tendue autrement.
Comme celle-ci n'était pas salée, elle n'abîmait pas les terres qu'elle recouvrait.
L'envahisseur
et l'étranger n'y regardent pas de si près. Ils ouvrent en hâte, à
marée haute, les écluses de la mer. Les flots recouvrent immédiatement
des villages entiers. Ils en rendent, pour de longues années, les terres
inutilisables.
La zone d'inondation autour de Dunkerque
s'étendit sur Armbouts-Cappel, Brouckerque, les Moeres,
Saint-Pierre-Brouck, Spycker, Uxem, Mardyck, Grande-Synthe, Coudekerque,
Ghyvelde, Craywick, Hoymille, Saint-Georges et Tétéghem. La région ne
forme plus qu'un vaste lac recouvrant les terres asséchées avec beaucoup
de mal parfois, depuis le XIIIe siècle, par les vieux prédécesseurs des
présidents des Wateringues, les « watergrafs » ou comtes des Eaux.
Cette inondation-là est, depuis le moyen âge, une « spécialité des Impériaux»!
Leurs descendants, de plus, truffèrent de mines ce qu'ils ne pouvaient inonder.
La
vie pour les Dunkerquois, évacués ou demeurés sur place, continuait
néanmoins son cours. Ceux qui se trouvaient, désormais, loin de leur
ville s'étonnaient d'un calme qu'ils goûtaient pour la première fois
depuis de longs mois. M. Itsweire, le courageux chef des bureaux de la
Direction des Douanes, en particulier, installé à Lille, écrivait : «
Quel changement de vie! L'absence de D.C.A. et de bombardements nous
paraît anormale ! ». L'existence semblait plus agitée à ceux qui étaient
demeurés dans la ville. »
L'évacuation de certains membres des
municipalités de la région obligea à réorganiser quelques-unes d'entre
elles. En mai, le maire de Petite-Synthe M. Chabot, ayant replié son
industrie à Roubaix, M. Barbary fut désigné pour lui succéder. En juin,
la délégation municipale de Dunkerque dut céder le pas à un « Comité de
guerre » désigné par le gouvernement du Maréchal comprenant MM. Paul
Verley, Georges Dams, Henri du Rin, Bascop et le docteur Dolain. D'une
façon générale, ces choix furent heureux. Les nouveaux administrateurs
se montrèrent à hauteur d'une tâche d'autant plus lourde et dangereuse
que le débarquement allié de Normandie allait stimuler la résistance.
Celui-ci
fut précédé par un bombardement intensif du fameux triangle
Dunkerque-Calais-Boulogne. Aussi le 18 juin, 20 pompiers dunkerquois
restés courageusement à leurs postes, recevaient, avec raison, des
médailles, des lettres de félicitations ou des mentions honorables du
gouvernement de Vichy. Le 16 juin précédent, un ancien combattant de
Verdun, le vice-doyen Gérard Pels, était installé dans son église
Notre-Dame de Rosendaël au milieu de paroissiens. très clairsemés. Les
uns et les autres apprenaient à ce moment, avec peine mais sans
surprise, qu'un grand usinier de l'agglomération, Paul Weill, avait été
abattu par les Allemands le 2 avril précédent.
Des réfractaires,
munis de fausses cartes d'identité, commençaient à sillonner le pays.
Des coups de feu étaient tirés à Petite-Synthe contre les Allemands.
Dans la nuit du 14 au 15 juin, une sentinelle y était tuée. Par suite de
la nécessité de nourrir des réfractaires, ou à cause des restrictions
et d'une crise de l'autorité, les vols de bétail et de récoltes,
cambriolages de mairies, et pillages de débits de tabacs, se
multipliaient. On en signalait le 19 juin à Warhem et Millam, le 23 à
Wormhoudt, le 27 à Loon-Plage et dans bien d'autres endroits.
En
présence d'une situation qui se tendait dangereusement, les Allemands,
eux, multipliaient les interdictions et les représailles. Le 15 juin, le
Kreiskommandantur défend de circuler à Petite-Synthe entre 20 heures et
5 heures du matin. Des patrouilles arrêtaient les passants. Il en est
bientôt de même à Dunkerque où il faut installer un abri de nuit près de
la gare pour les voyageurs attardés.
Les Allemands parlent de prendre des otages. Bientôt l'adjoint au, maire de Petite-Synthe, M. Pérès, accusé d'avoir tiré des coups de revolver, est envoyé à Buckenwald!
Pendant
ces événements, la résistance .s'organisait. Dès le 12 avril 1944, à 21
h. 15, la radio de Londres avait claironné : « Robert dit à Michel,
Marthe et Nicolas, de ne pas regagner le bercail, contrairement à ce qui
avait été dit le 8 avril à la même heure ». C'était une indication,
destinée à Michel Hochart, précisant, en fait, que les opérations sur
Dunkerque ne commenceraient pas aussi rapidement qu'on l'avait pensé.
Cependant un certain nombre de membres de l'Administration abandonnèrent
à ce moment leurs postes pour rejoindre les réfractaires. Ce fut
notamment le cas du secrétaire général de la sous-préfecture de
Dunkerque, M. Marius Marant. Il était visible que la fin de la guerre
approchait et que l'effondrement de l'Allemagne était inévitable.
A
Dunkerque même, le maire, M. Verley et son secrétaire général, M.
Geeraert avaient été mis en demeure, par les Allemands, de ne pas
quitter la cité. Ils y demeuraient bien isolés dans la cave du collège
technique avec le directeur de celui-ci, M. Steen, et le chef de la
défense passive, M. Baudry. Grâce à un poste à galène, ils calculaient,
jour par jour, la progression anglo-américaine vers les « rampes de
lancement du Nord » dont les bruyants et sinistres V-I passaient
au-dessus des environs.
Les communes suburbaines étaient moins
surveillées. Mais la Kriegsmarine considéra bientôt la cité des
Corsaires tout entière comme une forteresse, où le Nord Maritime du 6
juillet avait rappelé par ordre qu'il était interdit de prendre des
photographies. Le 25 juil- let, par contre, à Rosendaël, les
cultivateurs demeurés sur place, applaudiraient encore le résultat du
concours des jardins ouvriers.
Six jours plus tard, M. Barbary
serait officiellement nommé maire de Petite-Synthe, tandis qu'à
Saint-Pol-sur-Mer, le conseil municipal voterait, tout comme aux heureux
temps de paix, des félicitations à son maire, M. Charles Delacre, pour
avoir su équilibrer son budget !
Ceux qui parvenaient à se
maintenir dans la région s'estimaient des privilégiés. Ils y trouvaient
parfois encore un peu de travail. Ils étaient heureux de pouvoir
sauvegarder leurs patrimoines et avaient pitié des évacués qui vivaient
au loin démunis de ressources. Un détail bien significatif le démontre :
la collecte du Secours national du 18 juillet 1944 faite en faveur de
ceux-ci produisit à Dunkerque près de 9.000 francs.
Pendant ce temps, les Allemands, eux, parachevaient leurs défenses.
Dès
avril 1944, la Kriegsmarine avait procédé — au Freycinet VI à de
savants essais de destruction. Les pionniers enfoncèrent à 2,50 m de
profondeur, tous les 20 mètres, des obus de 70 centimètres de diamètre.
Ils les placèrent à trois mètres des quais. Leurs premières tentatives
n'ayant pas donné les résultats escomptés, ils augmentèrent les charges
des explosifs et les enterrèrent plus profondément.
Des brèches
de 26 mètres de longueur et 12 mètres de largeur s'ouvrirent dans les
quais lors de chaque explosion. Ils parvinrent ainsi par la suite à les
détruire systématiquement.
L'amiral Frisius qui s'attendait à
subir l'assaut allié avait donné l'ordre de poursuivre les démolitions
portuaires, tandis que ses forces s'accroissaient rapidement. De
Boulogne et de Calais, il lui arriva 2.000 à 3.000 hommes. Il s'en
replia d'Ostende et de Nieuport, lorsqu'ils furent coupés de
l'Allemagne. Finalement toutes les troupes ennemies qui n'avaient pas
réussi à gagner la poche de Breskens revinrent faire tête sur Dunkerque,
en plus ou moins bon ordre.
Il fallut beaucoup d'énergie à
Frisius pour reprendre ces hommes en main, car les habitants de la
région avaient d'abord assisté à la retraite des non-combattants
allemands. Les services civils importants de l'ennemi s'en allèrent les
premiers grâce à de confortables autocars. Ils furent suivis par des
services moins huppés regagnant l'Allemagne, comme ils le pouvaient.
C'est ainsi que le 30 août les agents du « Zollegrentzschutz », qui
avaient doublé jusque-là les douaniers français aux postes frontières,
les quittèrent brusquement sans leur adresser d'adieux! La plupart
d'entre eux n'avaient qu'une bicyclette comme moyen de transport et nos
sympathiques gabelous notèrent avec plaisir que, de ce fait, ils ne
pouvaient emmener aucun souvenir !
Le reste des occupants s'en allait de son mieux, essayant de se faufiler,
le long de la côte, à travers la Belgique vers l'Allemagne. L'on en vit
même à Wormhoudt poussant au long des routes de pacifiques voitures
d'enfants!
Devant cette débâcle, un certain nombre de jeunes
patriotes crurent le moment venu de se soulever pour libérer Dunkerque. A
Rosendaël, en particulier, quelques-uns d'entre eux firent des
Allemands prisonniers. Ils enfermèrent deux soldats dans les caves de la
irai rie. Ils tirèrent, boulevard de la République, des coups de feu.
L'un d'entre eux, poursuivi par la Wermacht, courut se réfugier dans une
maison où se trouvaient déjà plusieurs de ses amis. Tous furent arrêtés
et fusillés. C'étaient : Georges Claeyman, Daniel Decroos, Vincent
Dewale, Henri Gadenne, Roger et Marcel Reynaert, Robert Vaugheluwe et
Elysée Willaert. La Gestapo perquisitionna ensuite chez les habitants
qu'elle soupçonnait de les aider, notamment chez MM. Louis Burnod,
Grujon et Vanraet. Elle arrêta des otages et le soir même des affiches
ordonnaient à tous les hommes valides de quitter la ville. S'ils s'y
refusaient, les otages seraient fusillés.
La plupart
s'inclinèrent et quittèrent leur cité, au risque d'être mitraillés au
long des routes par l'aviation des Alliés dont les troupes arrivaient.
Peu
à peu, pendant ce temps, Frisius parvenait à rétablir l'ordre dans ses
troupes. Il châtia durement des soldats qui parlaient de se rendre. A
titre d'exemple, il en fit pendre un, haut et court, le 20 février 1945
sur la façade de l'hôtel de ville faisant face au quai des Hollandais.
Son cadavre y demeura longtemps exposé pour avertir du sort qui les
attendait, ceux qui auraient été tentés de l'imiter. La «
Kreiskommandantur » devint la « Festung-Kommandantur ». Des ordres
d'évacuation totale furent donnés à toute la population. Le 6 septembre,
les services des postes eux-mêmes durent quitter la ville. Leur
directeur, le courageux M. Hocquette, parvint non sans ruse à emporter,
avec l'aide bien involontaire des Allemands, le dernier courrier et des
valeurs qui lui avaient été confiées. Le jour même la ville et la région
étaient investies.
Le maire, M. Verley, et son secrétaire
général, M. Arsène Geeraerdt, monseigneur Marquis et ses vicaires,
demeurés dans la « forteresse » avec au plus 200 civils, avaient
l'impression d'être coupés de la France libérée. Ils voyaient les
Allemands parachever fébrilement leurs défenses en détruisant à la hâte,
notamment à Petite-Synthe, des centaines de maisons.
Ils
soupesaient l'inutilité de ces efforts devant l'évidence de la défaite
allemande. Ils s'imaginaient que quelques heures, quelques jours,
quelques semaines au plus, les séparaient du moment où le grand pavois
aux trois couleurs ondulant au vent du Nord, rempla- cerait enfin au
sommet de leur beffroi l'affreux drapeau de fer, à croix gammée, qui y
grinçait lamentablement.
Le 1er septembre, Dunkerque était enfin
investie. Ce jour-là, un officier des douanes demeuré à Rosendaël, M.
Deklunder, réussissait à faire parvenir à Lille un mot destiné à ses
chefs. Il déclarait : « Depuis cette nuit, Dunkerque est de nouveau
considéré comme une forteresse et il est impossible d'y pénétrer. » Si
l'accès de la ville elle-même était interdit, les lignes se trouvaient
cependant encore assez loin. A l'est, elles touchaient Loon-Plage. Au
sud, les Allemands bombardaient la route séparant Bergues du « Klaphouck
». A l'ouest, ils conservaient La Panne. Elles se rapprochèrent en
quelques jours lorsque, le 10 septembre, les Alliés prirent cette
dernière ville. Le 12, ils parvinrent à la frontière française à
Bray-Dunes. Les 13 et 14 suivants, les Canadiens pénétrèrent dans ce
village après un sérieux bombardement. Ils établirent leurs lignes entre
celui-ci et Zuydcoote, là où elles devaient se stabiliser pour de longs
mois. Environ 400 civils refusèrent néanmoins de se laisser évacuer.
Ils demeurèrent contre le front, en logeant notamment dans la ferme
Deswarte. Ils y formaient une sorte d'enclave française en territoire
belge. Il fallait traverser celui-ci pour les ravitailler. Ces isolés
assistèrent à leur gauche aux durs combats au cours desquels les
Allemands furent repoussés à 150 mètres en arrière de l'église de Ghyvelde.
L'écho de ces combats parvenait, dans la cité, aux
rares habitants qui y étaient demeurés. Ceux des communes suburbaines,
plus nombreux, étaient aussi plus proches des combats. Sur Dunkerque
même, et sur les communes suburbaines, le bombardement ne cessait pas.
Dans
la journée du 16 septembre, monseigneur Marquis en nota onze
importants. Il en fut de même le 17. Le 19, ils furent encore plus
nombreux et plus dangereux. Le 22, des avions alliés survolant la basse
ville semblèrent indiquer que ce quartier, un peu épargné jusque-là,
allait à son tour être détruit.
La présence de ces civils
obstinés posait aux Allemands de multiples problèmes. Non seulement ils
étaient peu sûrs, mais il fallait les protéger, si peu que ce fût; et
surtout les ravitailler. Le nouveau maire de Petite-Synthe, M. Barbary,
s'y employait. Il faisait distribuer aux habitants, sous sa
surveillance, la viande des chevaux blessés et abattus.
Pour
éviter que les Allemands ne s'en emparent, il fit remettre à la
population, d'accord avec le directeur du ravitaillement, les stocks de
sécurité répartis chez les commerçants en alimentation. Il obtint de
ceux-ci des prêts grâce à l'argent provenant de ces ventes. Ils lui
permirent de remplir la caisse communale, qui était complètement vide,
et se trouvait séparée de la Recette des Finances.
L'amiral
Frisius eût préféré se débarrasser de tous ces civils. Il devenait à
leur égard extrêmement soupçonneux. A un moment donné, par exemple, la
Wermacht accusa le clergé de Saint-Martin d'adresser des signaux
lumineux aux Anglais du haut des tours de son église. Elle avait trouvé
dans les clochers un téléphone imprudent, qui servait auparavant,
assura-t-on, à la défense passive pour indiquer les emplacements des
incendies et des chutes de bombes. Monseigneur Marquis fut pris à
partie, et même arrêté! Dès le 4 septembre, le commandant allemand
enjoignit aux habitants de partir. Les soldats s'en allèrent, jusque
dans les communes suburbaines, frapper de porte à porte pour transmettre
cet ordre. Au lieu de gagner les lignes anglaises, comme le désirait
l'amiral allemand, les Dunkerquois s'installèrent obstinément à
proximité immédiate de leur ville dans les communes rurales de la poche.
C'est ainsi que monseigneur Marquis et ses vicaires partirent à
Rosendael, puis à Uxem. Ils ne devaient, par la suite, accepter de
quitter la région que sur un avis formel du cardinal Liénart. Ceci ne
faisait pas l'affaire de l'amiral allemand qui confirma ses ordres
d'évacuation dans toute la région.
Les 7, 9 et Il septembre, on
placarda à Coudekerque, à Malo et à Rosendael, des affiches rappelant
que la population devait partir immédiatement. Il était prévu que, si
cette décision n'était pas respectée, la troupe délogerait les habitants
et que le ravitaillement ne serait plus assuré, car les vivres seraient
dorénavant réservés aux troupes allemandes. Ces ordres laissaient à
penser que les bombardements allaient devenir de plus en plus sévères.
Ils précisaient que des otages seraient pris et exécutés au cas de refus
de départ. Ils annonçaient, enfin, que les soldats de la Wermacht
aideraient les civils, qui s'en iraient vers l'est, à gagner la
Belgique.
Où partir? se demandaient les intéressés, qui ne
vivaient plus que dans des abris ou dans des tranchées d'où ils
assistaient à la destruction de ce qui subsistait de leur ville. La
route de la Belgique ayant été coupée, l'amiral allemand leur fit
indiquer, le 1er octobre, qu'ils pouvaient franchir ses lignes aux
environs d'Armbouts-Cappel. Son avis n'obtint pas plus de succès que les
précédents. La plupart des habitants s'obstinèrent à se réfugier dans
les petites communes des alentours immédiats où leur présence posait un
inquiétant problème de ravitaillement.
Mille huit cent cinquante
réfugiés, par exemple, avaient gagné Tétéghem qui ne comptait d'habitude
que 1.500 habitants. La CroixRouge où se dévouaient M. Lucien Duriez,
l'infirmière-major Mme Vasset et Mlles Kieken et Fichaux, faisait
l'impossible pour aider ces pauvres gens. Ses équipes de secouristes
nettoyaient les locaux abandonnés par les Allemands et battaient la
campagne, malgré la mitraille, en quête de ravitaillement. Dès le 11
septembre, ils avaient pu distribuer à Tétéghem des repas chauds à tous
les évacués.
Lorsque le flot des réfugiés se crut à peu près à
l'abri dans des petites communes de la « poche», les Anglais, qui
avaient plutôt concentré jusque-là leur tir sur Dunkerque et sa
banlieue, se mirent à viser ces agglomérations rurales où régnait une
animation insolite à leurs yeux. Du 25 au 30 septembre, Coudekerque-Village et Tétéghem furent bombardés sans arrêt. La situation devint
d'autant plus tragique que les maisons n'y avaient en général pas de
caves et qu'aucun abri n'y avait été préparé. Des obus fusants
incendiaient les fermes tandis que les Allemands, eux, brûlaient
systématiquement la commune de Grande-Synthe.
De l'avis des
membres de la Croix-Rouge et de leurs secouristes qui, après avoir
transporté, malgré les mitraillages de l'aviation, de nombreux blessés à
l'hôpital, les reconduisaient chez eux, une telle situation ne pouvait
s'éterniser. Elle exposait près de 20.000 civils aux bombardements et à
Ja famine.
Aussi, dès le 28 septembre, le jeune Maurice Pouwels,
responsable de l'équipe d'urgence de Coudekerque-Branche, et l'un de ses
coéquipiers, Parasie, s'en vinrent-ils trouver, à Tétéghem, M. Duriez
et "Mme Vasset. Ils offrirent de tenter de traverser les lignes
allemandes pour aller solliciter une trêve des Anglais. M. Duriez hésita
tout d'abord à accepter leur proposition. La route était extrêmement
dangereuse. Ne risquaient-ils pas, de plus, d'être arrêtés par les
Allemands? Ils rétorquèrent qu'ils étaient célibataires, jeunes et
endurants, et qu'ils se faisaient forts de réussir.
Devant leur
insistance, le secrétaire général de la Croix-Rouge s'inclina. Il
rédigea de suite une lettre, adressée à « l'officier anglais commandant
les troupes d'investissement ». La voici : « En raison du nombre
important d'enfants et de vieillards qui se trou rent dans la région de
Dunkerque, la Croix-Rouge française sollicite de l'autorité militaire
anglaise, une trêve de vingt-quatre heures pour évacuer cette
population.
« Veuillez agréer, Monsieur l'officier, l'expression de mes sentiments distingués.
« Le Secrétaire du Comité, « délégué de la C.R.F.
« Luc. DURIEZ. »
Un
chef de service de la préfecture, M. Pagès, ayant eu connaissance de
cette missive, l'approuva. Le lendemain à 7 heures, Pouwels et Parasie,
porteurs de la lettre et d'un drapeau de la Croix-Rouge s'en allèrent
par la route de Bourbourg. Les rues étaient désertes, quelques obus
explosaient çà et là.
A Cappelle-la-Grande, ils durent se mettre à
l'abri durant trois quarts d'heure. Trop de fusants éclataient autour
d'eux. Lorsque le tir eut cessé, ils reprirent leur chemin et
traversèrent le champ de betteraves, qui restera célèbre dans les
annales dunkerquoises, de la ferme Wemaere, en partie miné, pour gagner
le Grand-Millebrugghe et de là Esquelbecq. Ils y apprirent que
l'état-major canadien était installé dans le beau château féodal de
Valentin de Pradieu, appartenant à M. Bergerot. Ils s'y rendirent et
remirent bien modestement leur lettre à un agent de liaison, le
lieutenant Lefèvre. Après deux heures d'attente, ils furent invités à
repasser le lendemain matin.
Nos deux braves garçons s'en
allèrent dormir à l'hôpital de Wormhoudt d'où ils revinrent le samedi à
la première heure. Ils subirent un interrogatoire sérieux au terme
duquel, après avoir vérifié leurs papiers, on les invita à repasser le
dimanche matin! Ces messieurs les Canadiens n'étaient pas pressés.
Quand
ils revinrent, ils n'obtinrent pas de réponse. Découragés, ils
décidèrent de retourner à Tétéghem. Ils étaient presque arrivés au
Grand-Millebrugghe quand ils furent rattrapés par le lieutenant Lefèvre.
Ramenés à Wormhoudt, ils reçurent, enfin, le lundi matin à 10 heures,
une réponse du commandement Canadien pour la Croix-Rouge et une lettre
destinée à l'état-major allemand de Dunkerque.
De retour au
Grand-Millebrugghe, Pouwels et Parasie agitèrent leurs drapeaux blancs
devant les sentinelles allemandes alertées. Quand leurs papiers eurent
été contrôlés, ils purent regagner Tétéghem. Lorsqu'ils y parvinrent Mme
Vasset se trouvait seule. Elle emprunta de suite une ambulance pour se
rendre à l'hôpital de Dunkerque où était M. Duriez, En route, elle
rencontra M. Verley et le docteur Vautrin, adjoint au maire de Malo. Les
uns et les autres lurent la note du « Commandement des forces alliées »
devant Dunkerque, que rapportaient Pouwels et Parasie. Elle déclarait
notamment : « En réponse à votre lettre du 28 septembre 1944, j'ai reçu
l'autorisation nécessaire pour organiser l'évacuation des civils de
Dunkerque comme vous me l'avez demandé. Ci-inclus, vous trouverez un
message adressé au commandant allemand de Dunkerque. Je vous saurais gré
de le lui faire remettre et de faire les arrangements nécessaires pour
que sa réponse me soit envoyée sans délai. »
Il ne restait plus qu'à trouver l'amiral Frisius.
Tous
se mirent d'abord à la recherche du Kommandant Hubert, chef des
services civils allemands. Ils ne le trouvèrent ni à la gendarmerie ni
au Parc de la Marine. Un officier de la Wermacht s'y offrit à les guider
vers lui. Il leur donna rendez-vous à la mairie de Dunkerque-à 17
heures. Il mena alors MM. Verley et Duriez en auto à
Coudekerque-Branche, s'en alla seul, dans une direction qu'il ne fit pas
connaître, et revint en disant que le Kommandant Hubert les recevrait à
19 heures à la Feldgendarmerie. Comme l'avaient fait Heim à Boulogne et
Schrœder à Calais, l'amiral Frisius consentait à épargner aux habitants
de Dunkerque les souffrances du siège qui se préparait. A l'heure dite,
Hubert arriva. Il demanda à M. Duriez s'il répondait des deux
messagers. Sur sa réponse affirmative il lui remit la réponse destinée
au commandant canadien. Il fut convenu que les deux jeunes secouristes
partiraient de nouveau le lendemain vers 6 heures du matin.
Au
cours de la nuit, M. Duriez fut réveillé brusquement. Cinq officiers
allemands demandaient à le voir. Ils exigèrent d'être conduits de suite
auprès de Pouwels et Parasie. On les mena au « poste de secours Petavis »
à Coudekerque-Branche où ces deux braves garçons prenaient un repos
bien mérité. Il était 3 heures du matin. Les Allemands leur donnèrent
l'ordre de repartir immédiatement. Un sousofficier les conduisit jusqu'à
leur dernier poste. Nos deux jeunes gens durent ensuite reprendre le
champ de betteraves, les sentinelles leur ayant formellement interdit
d'emprunter la route. De l'autre côté de celui-ci, ils leur fallut se
terrer. Les Canadiens non prévenus tiraient sur eux des obus
incendiaires et des rafales de mitrailleuses ! Lorsqu'ils reprirent leur
chemin, après cette alerte, ils furent amenés à l'usine de Steene où
l'état-major envoya une jeep pour les chercher.
A Esquelbecq, les
deux jeunes secouristes remirent au commandant canadien la lettre de
l'amiral allemand. Celui-ci déclarait qu'il attendrait le même jour à 10
heures du matin, au « Petit Predembourg » à Mardyck, des officiers
ayant les pouvoirs nécessaires pour conclure la trêve. Les dispositions
furent rapidement prises. A l'heure dite, Parasie et Pouwels arrivaient à
Mardyck avec un interprète et deux officiers. Bientôt deux Allemands
apparurent à leur tour munis, eux aussi, d'un drapeau blanc.
Ils
emmenèrent Parasie et les Anglais, auxquels ils bandèrent les yeux.
Pouwels demeura seul à les attendre au milieu de la route.
Pendant
ce temps, les officiers anglais étaient amenés à la gendarmerie de
Dunkerque. Le colonel allemand von Liemen et deux officiers les y
attendaient avec MM. Duriez, Verley et le docteur Vautrin.
Tous
les maires de la poche avaient été convoqués. Les Allemands, raides et
protocolaires, furent offusqués de l'attitude sans façon des Anglais.
qui eurent peut-être tendance, par réaction, à exagérer leur sans-gêne.
Il fut convenu que l'évacuation de la population commencerait le
mercredi à 6 heures du matin et qu'elle durerait 36 heures.
De
retour à Mardyck, à 1 h. 30, les deux officiers anglais retrouvèrent
notre Pouwels. Ils regagnèrent ensuite Esquelbecq pour obtenir
l'assentiment définitif de l'état-major canadien. A 5 heures du soir nos
deux setouristes s'en revinrent une dernière fois. L'accord sur la
trêve était réalisé. L'évacuation des civils était confiée à la
CroixRouge française.
La plupart des civils demeurés dans la «
poche a acceptèrent alors de partir et l'on assista à l'exode de plus de
18.000 personnes, parmi lesquelles beaucoup de femmes, de vieillards et
d'enfants, qui sortirent de Dunkerque par la porte de Calais.
Le
canal de la Colme — au Grand-Millebrugghe — déjà célèbre dans
l'histoire des Flandres, fut désigné comme point de passage de la ligne
de démarcation.
Un détachement de 200 camions fut envoyé pour
assurer le transport des évacués à partir d'Esquelbecq et de Pitgam.
Toutes les autos de la défense passive furent également envoyées sur
place avec des équipes de jeunes volontaires pour recueillir les
blessés, les malades et les vieillards.
En gare d'Esquelbecq
trois trains spéciaux assurèrent le départ des Dunkerquois vers
Bailleul-Cassel-Lille. Dans Esquelbecq, le service des réfugiés, sous
l'autorité du chanoine Couvreur et d'un grand nombre de personnalités,
avait organisé un centre de premier secours.
Enfin de Paris le
S.I.P.E.G. avait envoyé son grand train de secours immédiat, celui que
l'on voyait apparaître dans les villes quelques heures à peine après un
bombardement.
Le préfet du Nord, Roger Verlomme, vint sur place
et jusqu'à l'extrémité de la ligne de passage pour s'assurer de
l'exécution des mesures prévues. Au point de franchissement de « la
ligne » l'on pouvait voir des groupes d'officiers anglais et allemands
bavardant et fumant « paisiblement » sur la route tout en surveillant
l'évacuation.
Celle-ci avait commencé le mercredi à l'aube. Le
soir vers 16 heures, environ 4.000 évacués, principalement de Rosendaël,
Coudekerque, et Saint-Pol, avaient été dénombrés dans la cour de la
brasserie Durieux au Grand-Millebrugghe. Au passage, les Allemands
vérifiaient les convois. Comme ils prévoyaient, déjà, un siège de longue
durée, ils empêchèrent les cultivateurs d'emmener leurs bestiaux.
Devant l'interminable file qui se pressait sur la route, il fallut
prolonger la trêve et la porter à 60 heures. Elle ne prit fin, de ce
fait, que le jeudi soir à 22 heures. Après les gens valides, les
vieillards venaient et les malades, transportés dans des autobus avec
l'aide des pompiers et de la CroixRouge. Vingt camions avaient pu
pénétrer dans Dunkerque pour emmener les plus grands invalides. D'autres
centres d'accueil avaient été improvisés, notamment au « Pont-à-Curé ».
Les services hospitaliers partirent dans les derniers. Ils ne furent
guère contrôlés et le docteur Vautrin en profita pour organiser
l'évasion de deux Canadiens prisonniers, qu'il cacha sous des
couvertures.
En arrière-garde, quelques médecins, pour le cas de
nécessité, suivaient le convoi, en même temps que les petites sœurs
gardesmalades de l'Assomption. L'on voyait parmi eux le docteur
Deswarte, de Rosendaël, qui déjà en 1940 avait fait tout son devoir.
Cette fois, après une dernière visite, son automobile usée avait refusé
tout service. Il s'en allait donc, comme les autres, poussant devant lui
une voiture d'enfant contenant ce qu'il avait de plus précieux. Le
maire de Dunkerque, M. Verley, tel un capitaine demeuré à son poste,
quitta là ville l'un des derniers. Pour ajouter au tragique du spectacle
de tant de pauvres gens, obligés de tout abandonner, de sinistres
rumeurs circulaient dans la foule. L'on disait, au passage à
Petite-Synthe, que les Allemands y avaient la veille fusillé sans raison
trois civils. C'étaient, en réalité, trois Allemands qui avaient essayé
de s'évader eux aussi en se mêlant au flot pacifique qui sortait de
Dunkerque. Leur implacable amiral en avait fait rapidement justice.
Au
cours des conversations, les Allemands avaient demandé et obtenu que
l'hôpital de Dunkerque, à Rosendaël, occupé par les ambulances et les
services de la Croix-Rouge allemande fût en principe épargné par les
bombardements alliés.
Une fois Dunkerque abandonné, il était
interdit d'y rentrer. Les Anglais comme les Allemands faisaient bonne
garde et empêchaient un quelconque retour. Le nouveau maire de
Petite-Synthe, M. Barbary, savait toutefois que quelques-uns de ses
concitoyens avaient décidé de demeurer chez eux, envers et contre tout.
Parmi ceux-ci se trouvaient, sans doute, quelques personnes qui ne
tenaient guère à rendre des comptes aux Alliés ou aux Français Libres.
Mais il en était également de beaucoup plus intéressants, qui voulaient
sauvegarder leurs demeures et leurs mobiliers, et qui, avec obstination,
n'entendaient nullement faire le jeu des Allemands les exhortant à
partir. Ils espéraient que la ville capitulerait aussi rapidement que
Calais. M. Barbary savait qu'il y avait des « réfractaires » de ce genre
dans toutes les communes de la « poche ». Il décida de demeurer parmi
eux, pour les protéger. Ses sentiments étaient partagés par le curé de
Coudekerque, M. l'abbé Delaroqua. M. Barbary s'en alla donc, avec ses
réfugiés, jusqu'à Pitgam, y installa sa mairie et notamment son adjoint,
M. Hecquet, qui reçut à ce titre une délégation spéciale, puis il
demanda à rentrer. Les officiers britanniques ayant barré le chemin
qu'il avait parcouru une première fois, il s'en alla v
vers Spycker, à travers champs, et parvint, après mille péripéties
dramatiques, à rejoindre sa commune en dépit de la fin de la trêve.
Mentionnons
que les Allemands continuèrent à tolérer la sortie des civils au
Grand-Millebrugghe jusqu'au 9 octobre. Il fallait traverser à pied la
ferme de M. Wemaere à Armbouts-Cappel. Son champ de betteraves restera
célèbre car plus d'un Dunkerquois y entendit siffler les balles.
Finalement, les Allemands posèrent des mines et visèrent sérieusement
ceux qui tentaient de le franchir. Toute fuite de Dunkerque fut dès lors
quasi impossible.
M. Barbary, revenu dans Petite-Synthe, M.
Lecomte, employé au ravitaillement de Malo, demeuré volontairement dans
cette ville et qui semble avoir reçu l'ordre de M. Vanraet d'y
surveiller les intérêts municipaux, M. Bœchie, chargé de même soin à
Rosendaël, et MM. Vincke et Bart, de Coudekerque, purent se rendre
compte que d'assez nombreux civils étaient demeurés dans leurs ruines.
Il étaient plus nombreux dans la campagne que dans les villes.
N'avaient-ils
pas tenu à garder leurs troupeaux, que les Allemands eussent saisis
lors de l'exode? En tout cas, M. Lecomte compta 58 Malouins autour de
lui tandis que M. Vincke dénombrait 266 réfractaires à l'évacuation à
Coudekerque et à Cappelle-Ia-Grande. Un millier d'habitants environ
s'étaient au total ainsi enfermés, avec les Allemands, dans la «
forteresse dunkerquoise ».
Ils y assistèrent tout d'abord, à une
sarabande qui justifia à leurs yeux leur obstination à sauvegarder leurs
biens. A Petite-Synthe, par exemple, dès le soir de l'évacuation, des
équipes de soldats allemands forcèrent les portes des maisons et s'y
livrèrent au pillage en jetant par terre les tiroirs des meubles qu'ils
ouvraient. Tout ce que contenaient les demeures des commerçants fut
enlevé et dirigé vers Dunkerque. Les farines des boulangers furent
enlevées de même que les stocks de vivres de la mairie, en dépit des
protestations du pauvre Barbary. Celui-ci, dans les précieuses notes
qu'il a laissées, indiqua que ce pillage avait lieu l'arme à la main, au
milieu des coups de feu. Il en était de même aux environs. Dès le 7
septembre, les Allemands avaient logé plus de 300 de leurs blessés à
l'hôpital de Dunkerque, en chassant quelques occupants de quatre
pavillons de malades et des bâtiments de l'hospice.
On s'attendait après cette trêve à un écrasement comparable à ce qui était survenu au Havre, à Boulogne et à Calais.
Rien ne se passa cependant. Les Alliés, qui s'étaient emparés d'Anvers, avaient d'autres desseins.
Dès
lors, un certain nombre de réfugiés dunkerquois s'engagèrent dans les
rangs des F.F.I. où ils devaient constituer deux bataillons qui mirent
le siège devant Dunkerque. Les noms de certains de leurs chefs : le
colonel Lehagre, les commandants Dewulf et Hochart, notamment, méritent
d'être cités ici avec reconnaissance.
D'autres, réfugiés à Lille
ou dans la campagne environnant Wormhoudt, s'y casèrent et s'y
organisèrent de leur mieux. Ceci fut vrai non seulement en fait mais
juridiquement puisque l'on vit le préfet du Nord, M. Verlomme, présider à
Lille l'installation d'un Conseil municipal dunkerquois.
Nos concitoyens demeurés dans la poche y vivaient une vie beaucoup plus mouvementée.
Ils
entendirent, tout d'abord, dans le port, des explosions nombreuses et
violentes. C'était l'amiral Frisius, qui, en attendant de subir un
assaut allié, terminait ses destructions. Ils durent ensuite chercher à
se ravitailler. A ce point de vue leur situation variait selon les
diverses communes où ils étaient demeurés. Les ruraux étaient, en effet,
mieux fournis que les citadins. Les uns et les autres, au surplus,
avaient besoin de pain. Ils s'adressèrent aux Allemands, qui furent tout
étonnés de voir que des civils étaient restés dans plusieurs communes.
Ils acceptèrent néammoins de traiter avec les maires ou représentants
des municipalités, et notamment MM. Barbary, Vincke, Lecomte et Bœchie.
Le 5 novembre, ils déclaraient, à Malo, à M. Lecomte qu'ils voulaient
bien donner de la farine à ses administrés mais que c'était à lui à
trouver un boulanger et à le payer! Celui-ci ne pourrait travailler que
la nuit de peur que la fumée de son four attire l'attention des Anglais.
A la suite de multiples difficultés de fabrication, il fut convenu que
l'intendance allemande livrerait 300 grammes de pain par jour aux
Malouins. Mais Frisius, dans une proclamation en un style qui
n'appartenait qu'à lui, stipula, dès novembre, qu'en échange, les
Français travailleraient pour la Wehrmacht. Il fit réunir la population
de Petite-Synthe dans la cour de la brasserie Déjumé à Saint-Pol-sur-Mer
pour lui indiquer que tous les hommes valides seraient employés à
l'arrachage de betteraves.
M. Barbary protesta contre cette
exigence, en faveur surtout de ses concitoyens âgés de plus de cinquante
ans. Il obtint qu'ils passent une visite chez un médecin allemand qu'il
connaissait. Celui-ci les exempta presque tous de la corvée. L'amiral
exigeait que les femmes travaillent également à des lessives ou à
l'hôpital. Celles qui étaient demeurées à Malo refusèrent de le faire.
Les Allemands indiquèrent, le 1er novembre, que dans ces conditions ils
ne fourniraient plus de pain. Finalement deux femmes se dévouèrent et
acceptèrent d'aller travailler pour eux.
Ces pauvres Français
assistaient impuissants au pillage des demeures abandonnées, comme ils
l'avaient prévu. Il était soit réglementé soit spontané. A l'entrée de
l'hiver, la Wehrmacht commença par enlever le bois et le charbon qui
se trouvaient dans toutes les maisons.
Elle démolit ensuite les
baraquements et les meubles pour faire du feu. Pour s'emparer plus
facilement de ceux-ci, elle décida que toutes les portes des maisons de
Malo devaient demeurer ouvertes. C'était aussi pour que les soldats
puissent instantanément se mettre à l'abri en cas de bombardement ou de
raids aériens alliés. Celles qui ne l'étaient pas étaient défoncées à
coups de pioches. Les « administrateurs français » demandèrent en vain
des bons de réquisition, en particulier pour les baraquements
manicipaux. Les Allemands répondirent qu'ils étaient « débordés »! Le 28
novembre, à Malo, ils menacèrent d'arrêter M. Lecomte qui avait osé
insister pour en obtenir.
A la rafle officielle s'ajoutait, nous le savons, la « reprise individuelle ».
De
nombreux soldats allemands pénétraient dans les maisons demeurées
ouvertes et y cherchaient le ravitaillement qui pouvait s'y trouver.
Ils
se plaignaient, à tort ou à raison, aux civils, qui n'en avaient pas
autant, de leur mauvaise nourriture, et de n'avoir que du cheval comme
ordinaire.
Ce pillage était, tout compte fait, moins grave que
les destructions systématiques et minutieuses auxquelles, durant le même
mois de novembre, les Allemands se livrèrent à Petite-Synthe. Le Il
novembre, à 11 heures, une camionnette de la Wehrmacht, conduite par
trois hommes, s'arrêta devant l'église. Ses occupants la firent sauter
sans avoir daigné donner au préalable le moindre avertissement. Le
maire, accouru, ne put que constater la disparition du sanctuaire, des
ornements sacerdotaux et du mobilier religieux dont il avait été
impossible de rien sauver. Dans les premiers jours de novembre, une
unité allemande, occupée à des exercices, brûla dans la même commune les
importantes étables de M. Georges Martel. Le 7, le quartier des
Quatre-Chemins était incendié. Le 9, la Wehrmacht fit sauter tout le
quartier du « Lapin Blanc ». Le lendemain, l'abbé Delaroqua, curé de
Sainte-Germaine, ayant protesté auprès du Kommandant de Coudekerque
contre ces destructions, s'entendit répondre : « C'est l'amiral qui les
ordonne afin de faire croire aux Anglais que tout est détruit par les
bombardements aériens. »
Nos malheureux concitoyens assistaient à
ce pillage au milieu de dangereux bombardements. Le 19 novembre, un
violent tir d'artillerie alliée se déclenchait sur Petite-Synthe. D'une
façon générale, il suffit de contempler les destructions de la « poche »
pour voir que les Allemands, pauvres en munitions, économisaient les
leurs, de sorte que les objectifs occupés par les Alliés souffrirent
relativement peu.
Ceux-ci, par contre, beaucoup mieux fournis,
tirèrent généreusement sur l'ennemi et détruisirent plus parfaitement la
région qu'il occupait.
Des bombes atteignirent, notamment le 19
novembre, la maison de M. Barbary. Sa sœur qui demeurait avec lui était
atteinte d'une vingtaine d'éclats d'obus, tandis qu'un Allemand était
tué sur le coup.
Le pauvre maire, contraint de partir, alla se
réfugier dans la maison du secrétaire de la commune, M. Desudde. A son
tour, elle ne tardait pas à être ravagée par un nouveau bombardement. Le
30 novembre, une centaine de gros obus s'abattirent sur Coudekerque et
Rosendaël presque entièrement désertées par les habitants. Seul un
hôtelier malouin, M. Potabès, fut alors grièvement blessé.- Le
lendemain, le presbytère de l'abbé Delaroqua, heureusement absent pour
l'exercice de son ministère, était atteint à son tour. Des petits faits
divers coupaient la monotonie des jours. A Coudekerque, l'électricité,
qui fonctionnait parfois quelques heures par jour, permettait d'écouter
le communiqué anglais. Le 10 novembre, les Malouins découvraient le
cadavre décomposé de l'un des leurs, décédé chez lui depuis un certain
temps. Il fallut trouver un cercueil et organiser "un service funèbre!
Le 24 novembre, les Allemands déplacèrent des Français sans raison
apparente. Ils amenèrent à Malo des habitants de Cappelle-la-Grande.
Quelques jours auparavant l'on avait appris que « M. le Kolonel
commandant l'ancienne station balnéaire » désirait obtenir des livres
racontant l'histoire de Dunkerque. Pour y parvenir, il fit fouiller la
bibliothèque de la ville, mais les Dunkerquois s'ingénièrent à ne rien
trouver qui pût l'intéresser.
Ceux-ci n'oubliaient pas, par
contre, leurs fêtes nationales. Le 11 novembre, jour anniversaire de la
victoire de 1918, M. Barbary, accompagné par une délégation de ses
concitoyens, s'en alla fleurir le monument aux morts du cimetière de sa
commune, malgré un intense bombardement anglais.
L'hiver s'en
venait. Un hiver particulièrement dur pour des gens, privés de charbon
et de ravitaillement, et demeurant dans des maisons sans vitres. Au
cours de longues nuits, ils n'avaient rien pour s'éclairer. L'on
comprend que, dans une lettre courageuse adressée à l'amiral allemand,
M. le curé Delaroqua ait plaint « la condition misérable » de ses
concitoyens. Frisius y fit allusion dans « un communiqué spécial »
destiné à la population. En attendant, le vieil abbé ne se gênait pas
pour déclarer à tous les échos, devant les pillages opérés, que tous les
Allemands étaient des voleurs. Ayant écrit à l'amiral Frisius en lui
conseillant de rendre la « forteresse », celui-ci considéra cette lettre
comme une injure, le fit inculper par le Kriegsgericht et interner
pendant près d'un mois..
Cela n'empêcha pas le brave abbé
d'intervenir encore très utilement à de nombreuses reprises auprès des
autorités allemandes en faveur de ses paroissiens. Il est juste de noter
qu'il fut souvent aidé dans ses démarches par un officier allemand
catholique, le capitaine Ebner, qui lui témoignait Une réelle estime.
Dans
les premiers jours de décembre, les Allemands organisèrent
soigneusement la récupération de tout ce qui pouvait être nécessaire
pour soutenir un siège de longue durée. Leurs détachements, baptisés par
les Malouins « ces messieurs de la Rafle », enlevaient même chez les
pêcheurs tous leurs matériels. Ils les entreposaient dans une villa de
Malo, en bordure de mer, et s'en servaient pour essayer d'améliorer
l'ordinaire de leurs cantines. Le 2 décembre, ils prélevaient chez les
opticiens les « lunettes, verres et montures »; le 15, c'était le tour
des cordonniers. Le 17, en dépit d'une véhémente protestation de M.
Lecomte, ils obligeaient les civils à ramasser entre les lignes, à
Leffrinckoucke, les pommes de terre demeurées dans les champs!
L'on devinait parfois difficilement le but qu'ils poursuivaient.
C'est
ainsi que, le 26 décembre, sous prétexte d'un échange de cartes
d'identité, ils demandèrent aux habitants de leur remettre leurs
papiers. Ceux-ci, en dépit de leurs réclamations, n'en obtinrent jamais
la restitution. Aux réquisitions générales, les « prélèvements
individuels » des soldats continuaient à se superposer. Le 15 décembre,
deux de ceux-ci raflaient chez Charles Deschamps, à Petite-Synthe, les
volailles qu'il possédait; le 7 décembre, à Malo, M. Lecomte indiquait
dans ses notes, que les « rafleurs pour leur compte » étaient en pleine
activité!
La Wehrmacht n'en poursuivit pas moins, durant ce mois
de décembre, un programme de destruction et d'incendies que beaucoup
imputaient à la volonté de tromper les Alliés sur les résultats de leurs
bombardements et les points de chute de leurs obus. C'est ainsi que, le
6 décembre, les Allemands brûlèrent à Petite-Synthe tous les
baraquements de l'impasse Ardaens et firent sauter les maisons de MM.
Hebinck, Priester et Marcel Barbary.
Ces destructions
coïncidèrent également avec de sérieux bombardements alliés. Le 3
décembre, à Malo, deux vieilles femmes voyaient leur maison s'écrouler
sur elles. Le 5, six obus de gros calibre tombaient dans la même
commune. Le 16, de nombreux bombardiers anglais pilonnaient Coudekerque,
Petite-Synthe et les Sept-Planètes.
Malgré le gel, les Allemands
obligeaient enfin les civils à parachever leur système de défense. Le
29 décembre, ils faisaient porter à cinq mètres de largeur les fossés
antichars qui n'en avaient que trois auparavant. Le pain qu'ils
distribuaient, en échange, à ce moment-là, était immangeable.
Les
soldats de la Wehrmacht, après avoir connu quelques jours de joie à
l'annonce de l'offensive von Runstedt, étaient alors de fort mauvaise
humeur. Les notes de M. Lecomte sont bien instructives à ce point de
vue. Le 19 décembre, à un moment où les Français ne recevaient aucune
nouvelle du front, notre Malouin écrivait : « Depuis ce matin ces
messieurs les Allemands sont dans une joie des plus exubérantes. Ce
n'est que chants, rires et sifflements, de tous ceux qui passent ou sont
ici. Voulant connaître la raison de ce changement dans leur attitude,
je suis allé cet après-midi à la Feldgendarmerie sous un prétexte
quelconque. Au cours de la conversation, je leur ai demandé pourquoi ils
étaient si joyeux aujourd'hui.
« Comment, vous ne savez pas la
nouvelle? me dirent-ils. Nos troupes ont lancé une grande offensive !
Elles ont enfoncé le front américain, écrasé la première armée, fait un
grand nombre de prisonniers et repris tout le Luxembourg. Elles sont à
quelques kilomètres de Liège. Elles vont entrer dans Bruxelles. Ensuite,
elles viendront nous délivrer et nous reprendrons la France entière. »
M. Lecomte rentra chez lui fort alarmé.
Le
lendemain, M. Lecomte confirmait ses impressions : « La joie, le
contentement, continuent à régner parmi ces messieurs. » Il en était de
même le 21 : « Ils exultent aujourd'hui et nous supposons que leurs
affaires leur donnent des résultats tangibles ». A Coudekerque, des
soldats enthousiasmés déclaraient à l'abbé Delaroqua, que l'armée de von
Runstedt avait progressé de 80 kilomètres.
On raconta même à ce
moment que chacun des soldats allemands avait été autorisé par l'amiral à
enlever dans les maisons abandonnées 100 kilogrammes d'objets ou de
victuailles pour les envoyer chez eux dès que leurs compatriotes
arriveraient sous les murs de Dunkerque.
Bobard? Peut-être!
Mais
la percée réalisée allait bientôt être colmatée. Les Français le
devineraient à l'allure de leurs occupants. Le 23 décembre, M. Lecomte
nota philosophiquement : « La joie exubérante que ces messieurs d'ici
affichaient depuis plusieurs jours a fait place au désarroi le plus
complet. Les chants ont cessé partout. Pour nous cette attitude est tout
un poème et nous lisons sur leurs figures, comme dans un livre ouvert,
que cela ne va plus comme ils l'avaient espéré. » Cette impression se
confirma le 24 : « La consternation est de plus en plus visible chez les
Allemands. Ils se voyaient déjà délivrés et partis en permission! (...) »
Frisius voulait camoufler le plus possible cet échec aux yeux des Dunkerquois. Le journal, rédigé en français, qu'il fit alors publier dans le courrier de Dunkerque, s'y employa de son avis
n'avait toutefois aucun crédit dans la population qui se moquait de son
prétendu tirage. Comme l'indiqua un jour l'abbé Delaroque au major
Haupt, « les nouvelles favorables à l'Allemagne y paraissaient de suite
alors que celles qui ne l'étaient pas étaient remises aux calendes
grecques. » De crainte que nos concitoyens n'entendent, dans leurs
postes de radio, les nouvelles anglaises, les Allemands brisèrent
ceux-ci, maison par maison.
La chose était d'autant plus inutile
que, faute d'électricité, les Français ne pouvaient pas les utiliser! La
Wehrmacht découvrit néanmoins, lors de ces fouilles, un poste à galène,
rue Oscar-de-Lylle, à Malo-les-Bains. Son titulaire en garda longtemps
le cuisant souvenir!
Mais Frisius devait chercher à faire oublier
à ses troupes ellesmêmes l'échec de von Runstedt. Il profita de la fête
de Noël pour tenter d'y parvenir. La « Rafle officielle » ramassa dans
toutes les maisons de l'agglomération la vaisselle, la verrerie et les
nappes.
Elle se procura des fleurs. Elle abattit des sapins. Elle
agrandit, à Petite-Synthe, une salle des fêtes. Celle-ci ayant été
bombardée, elle fit sauter des murs de classes, dans une école, pour
obtenir un plus grand local; l'Intendance germanique tira de ses
réserves le vin et les « délicatesses » nécessaires. Les soldats se
vantèrent naïvement auprès de la population demeurée sur place que les
Anglais avaient consenti une trêve de trois jours pour leur permettre de
se goberger.
C'est ainsi que l'amiral fit commémorer le souvenir
de la naissance d'un Dieu de paix et de pardon, sans se faire trop
d'illusions, vraisemblablement, sur ce qui l'attendait. Au lendemain de
cette ripaille, quelques habitants de Coudekerque assistèrent avec
recueillement aux trois messes rituelles de Noël que célèbra leur curé,
la première à Steedam, les deux autres dans l'église de Sainte-Germaine
qui continuait à se lézarder sous les bombardements.
Les
Dunkerquois virent recommencer, le 1er janvier, la bombance de Noël.
Toute la soirée et toute la nuit du 31 décembre, « ces messiéurs »,
comme disaient les Malouins, fêtèrent la Saint-Sylvestre.
A 4 h. 30 du matin, toutefois, ils durent interrompre leurs agapes.
Les
clairons sonnaient le rassemblement dans les rues. Un sérieux
accrochage avait lieu à Bray-Dunes. Toutes les pièces d'artillerie de
l'est de la poche se mirent à tonner.
La vie continua ensuite
selon son rythme précédent jusqu'à la mifévrier. Le ravitaillement était
de plus en plus lamentable. L'on manquait depuis delongs mois de «
viande, de bière, de vin et de pain mangeables'».' Le 5 janvier
toutefois, les habitants de Coudekerque bénéficièrent d'une aubaine
exceptionnelle. Ils purent se partager impunément une génisse dans le
presbytère transformé en boucherie. Le 10 janvier, l'Intendance
allemande réserva aux Dunkerquois une surprise. La Kriegsmarine avait
réussi à récupérer en rade une partie de la cargaison de sacs de farine,
provenant d'un navire torpillé. Pendant plusieurs jours, le pain fut
blanc., puis tout rentra dans l'ordre, c'est-à-dire qu'il redevint
immangeable.
En février, il fut impossible de le couper. De peur,
dit-on, de voir des civils partager leur ravitaillement avec d'humbles
compagnons d'infortune, les Allemands en vinrent à exiger la mort des
chiens et des chats. Le 20 février, la Kriegsmarine reçut l'ordre de
tirer sur ces bêtes inoffensives !
En échange de son pain, la
Wehrmacht continuait à exiger du travail. Une grande buanderie ayant été
installée à Dunkerque, toutes les femmes de Malo furent réquisitionnées
pour y travailler.
Une dame Boechie, de Rosendaël, ayant refusé
de s'incliner, fut arrêtée! La Feldgendarmerie parla de prendre des
otages, une fois de plus! Elle exigea que de leur côté les hommes
travaillent à la culture, et en particulier à repiquer les choux dont
elle garnissait à Malo les jardins publics et jusqu'à la place Turenne
sans se demander s'ils auraient le temps de les manger.
Le
représentant de la mairie de Malo, M. Lecomte, qui avait réussi
jusque-là à cacher une petite partie des stocks municipaux de sécurité,
répartit le 26 janvier ce qui lui restait entre ses concitoyens.
Il craignait, avec juste raison, la rapacité croissante des « rafleurs ».
M.
Lecomte a noté à cette date qu'ils jetaient à terre tout ce qui ne
convenait pas, le piétinaient et l'écrasaient. Des soldats isolés
ajoutaient toujours leurs prélèvement personnels aux efforts organisés
des « messieurs de la Rafle ». Le 6 janvier — jour des Rois — un
commando de gangsters allemands fit un raid contre la brasserie
Vannorenberghe et y enleva un copieux ravitaillement ne comprenant pas
moins de six tonnes de sucre. Peut-être les habitants en
retrouvèrent-ils une certaine partie au marché noir! Le 9 février, ils
enlevèrent, sous la menace de leurs revolvers, à un malheureux sourd, M.
Asaert, deux poules que celui-ci cachait soigneusement. M. Lecomte s'en
alla déclarer à la Feldgendarmerie que de tels gestes « n'honoraient
pas l'armée allemande ». On lui promit d'en punir sévèrement les
auteurs., mais ils ne furent pas retrouvés et les poules non plus!
M.
Lecomte concluait de cette attitude dès le 17 janvier : « Ils sont
arrivés à un point crucial de leur résistance. Tout leur manque, mais
ils refusent néanmoins de capituler. »
Pendant ce temps, les
incidents entre civils et militaires se multipliaient. M. Lecomte manqua
d'être arrêté, une fois de plus, pour avoir réclamé la restitution des
cartes d'identité de ses administrés. Le 3 janvier, en effet, des cartes
d'identité allemandes seules leur avaient été remises. Il est probable
que la Wehrmacht désirait utiliser les autres soit pour pernjettjrç à
ses soldats de s'enfuir, au cas de capi- tulation, soit pour parachuter
des saboteurs à l'arrière des lignes alliées.
Les bombardements anglais ne diminuaient pas pour autant.
Le
16 janvier, le Casino, où était établi le poste de commandement de
Frisius, fut constamment visé. Les Allemands ayant commencé à installer à
Malo-Terminus un champ d'aviation destiné, croyait-on, à évacuer leur
état-major lors d'une reddition. Les Alliés pilonnèrent ces travaux, en
particulier le 2 février. Ils jetèrent en même temps de nombreuses
bombes sur Dunkerque et Leffrinckoucke. Nos concitoyens devenaient fort
prudents. Ils savaient qu'il fallait éviter toute blessure depuis que,
le 10 janvier, M. Malzard avait été atteint d'une blessure à la tête!
Ils avaient constaté ce jour-là que les chirurgiens allemands ne
disposaient pour les civils ni d'iode, ni d'éther, ni même de
chloroforme!
Des incidents plus graves allaient, à ce moment,
transformer radicalement la vie de nos obstinés. Le 11 janvier, un
pauvre vieil homme, Léon Gikel, soupçonné d'espionnage, fut arrêté, hors
des heures de circulation permises. La Feldgendarmerie se livra à toute
une enquête.
Le lendemain, elle le trouva mort. Elle dut se
rendre compte qu'il était fou et avait divagué durant sa promenade.
Aucun prêtre français n'obtint l'autorisation de venir célébrer ses
obsèques. Ce fut un aumônier allemand qui y procéda.
Le
lendemain, deux prisonniers français, dont un nommé René Muteaux,
originaire de Malo, s'échappèrent. La Werhmacht amenait, en effet,
chaque jour des détenus de ce genre, Anglais, Canadiens et Français,
pour travailler dans les jardins des environs de l'hôpital.
Les
fuyards demeurèrent introuvables. Les Allemands fouillèrent alors les
maisons des environs. Ils « cueillirent » tous les civils dans les rues
pour les interroger. Deux gendarmes perquisitionnèrent même durant trois
quarts d'heure dans le fameux presbytère de Coudekerque-Branche. S'ils
n'y découvrirent pas de soldats, leurs recherches leur ayant
probablement donné soif, ils emportèrent pour se désaltérer toute la
provision de vin de messe du curé. Quoi qu'il en soit, les deux
prisonniers avaient définitivement disparu!
Le soir, par
représailles, la Feldgendarmerie barra,""à Malo, les deux extrémités de
la rue Maurice-Vincent. Elle cloua les portes de leurs maisons donnant
sur les remparts. Le bruit se répandit qu'un camp de concentration allait
être établi à cet endroit. Le 22, M. Lecomte, accouru à la gendarmerie
pour s'informer, s'entendit répondre que celle-ci n'était au courant de rien ». Le 24, toutefois, les mêmes gendarmes lui notifièrent que les deux
prisonniers n'avaient pu s'échapper qu'avec l'aide de la population qui
leur avait fourni de la nourriture et des vêtements. Si pareil fait se
reproduisait, précisèrent-ils, tout le monde serait interné.
Aucun
nouveau fait de ce genre ne se produisit, mais les Dunkerquois n'en
furent pas moins internés! L'on placarda bientôt une grande affiche
jaune, rédigée d'un côté en allemand et de l'autre en un étonnant
français. L'amiral Frisius y justifiait la décision qu'il avait prise.
Il indiquait qu' « en qualité d'officier de la plus grande nation
civilisée de l'Europe, qui se trouvait en cela supérieure aux peuples
qui lui faisaient la guerre, il avait regardé jusque-là comme un de ses
devoirs d'épargner aux femmes, aux enfants et aux vieillards, les « maux
» qu'elle engendrait. ».
Plusieurs événements « lui avaient,
toutefois, prouvé que quelques Français vivant dans la forteresse
n'avaient su ni reconnaître ni apprécier ses soucieux efforts. Ils
n'avaient pas tiré de son attitude la conséquence naturelle qu'il fût de
leur devoir à eux de faire tout leur possible pour justifier sa
généreuse confiance ». Aussi se voyait-il contraint « quoiqu'en
regrettant vivement » à faire établir des camps d'internement dans le
terrain de la forteresse « où la population civile serait logée et
nourrie ».
L'amiral continuait en indiquant : « Il est évident
que les femmes qui ne sont pas engagées à soigner des enfants et
vieillards et les hommes qui ne sont pas retenus au lit, étant nourris
par moi, sont obligés de travailler à mon service. » Il ajoutait, dans
son style : « Je ne laisse aucun doute qu'il me faut insister sur un
travail de qualité. » Il assurait : « Je ne toucherai pas à la propriété
des habitants à l'exception des provisions alimentaires » et terminait
solennellement : « J'expecte que l'internement de la population se
produira sans difficultés. »
Le 14 février, la Feldgendarmerie
avertissait Lecomte que la mesuré serait exécutée immédiatement à Malo.
Elle agit de même à PetiteSynthe avec M. Barbary. Le camp de ses
administrés avait été établi rue Ferrer à Saint-Pol. Chacun des nouveaux
prisonniers gagna donc le cantonnement qui lui été ainsi réservé. A
l'entrée du camp, les arrivants étaient fouillés et leurs paquets
ouverts. Les Allemands s'emparaient des pommes de terre, haricots, pois,
oignons et tout ce qui était susceptible d'être mangé. D'autres camps
furent établis rue de la Paix, rue Marceau à Coudekerque ainsi que chez
les Petites Sœurs des Pauvres. Tous les habitants demeurés dans la poche
étaient dorénavant des prisonniers. Le soir, après que chacun d'eux eut
reçu, selon ses charges de famille, une ou deux pièces, ils se
retrouvèrent derrière les barbelés « le cœur serré et les yeux pleins de
larmes ».
Ils n'étaient pourtant pas au bout de leurs misères!
L'organisation des camps devait leur réserver encore plus d'une surprise
désagréable!
Celui de Petite-Synthe fut relativement favorisé.
M. Barbary, devenu chef de camp, avait une assez grande liberté
d'action. Comme il était le seul maire demeuré dans la poche, il reçut
l'autorisation, le 23 février, de se rendre à Coudekerque où se
trouvaient un certain nombre de réfugiés de Cappelle-la-Grande. Une
autre fois, il alla voir les malades de sa commune chez les Petites
Sœurs des Pauvres à Rosendaël. Il avait à sa disposition, 5, rue Ferrer,
à l'intérieur du camp de Saint-Pol-sur-Mer, un logement assez
confortable. Les cultivateurs qui se trouvaient avec lui entretenaient
leurs propres jardins.
Ils y conservaient un assez grand nombre
d'animaux de basse-cour, et même des chevaux et des vaches. Ils
faisaient profiter leurs concitoyens de leur ravitaillement. Il en fut
de même à CoudekerqueBranche. L'abbé Delaroqua, en particulier, fut logé
36, rue Marceau, dans un immeuble assez important où il installa une
modeste chapelle. Il y organisa même un cours de catéchisme pour les
neuf enfants internés dans le camp et qui s'en souviendront toujours.
Les uns et les autres furent des privilégiés en comparaison des malheureux Malouins.
Le
16 février, ceux-ci purent apprécier « l'ordinaire » que leur destinait
la Wehrmacht. Il consistait en une tasse d'ersatz de café à 10 heures
du matin et en une assiette de soupe à 6 heuresdu soir.
Il n'y avait plus moyen d'améliorer cet ordinaire grâce aux réserves saisies dès l'arrivée au camp!
M.
Lecomte ayant réussi à y cacher onze pains de 1 kilogramme se les vit
confisquer le 15 février. Pour adoucir la sévérité de ce régime, les
Allemands autorisèrent les Malouins à aller en « corvée » à Rosendaël
chercher des légumes pour leur soupe, Il leur fut toutefois interdit de
sortir des maisons du camp à partir de 8 heures du soir. Les lumières
durent être soigneusement camouflées. Il fallait descendre dans les
caves à chaque alerte. Aucune eau ne pouvait stagner dans les ruisseaux,
aucun papier traîner dans la rue. Pour aller voir hors du camp ce qui
se passait dans sa propre demeure, il fallait être escorté par un
soldat. Alors que le Kommandement allemand avait promis de respecter les
biens des civils internés, et fait apposer des petites affiches sur
leurs demeures, chaque fois que les « internés » retournaient chez eux,
ils s'apercevaient que tout y était pillé.
Devant un tel régime
la plupart de nos Malouins se déclarèrent malades. Les Allemands ne les
en contraignirent pas moins à un travail forcé. Le 20 février, des
médecins les répartirent en trois catégories selon les tâches auxquelles
ils étaient aptes. Le 23, on leur supprima tout combustible. Le 27, ils
furent resserrés dans leur camp. Il ne leur fut plus permis d'aller
chercher de quoi « épaissir » leur soupe que trois jours par semaine. Le
21 mars, les Allemands doublèrent le réseau de barbelés qui les
emprisonnait.
Ce pauvre Lecomte ayant protesté le 16 février
contre leur internement, contraire d'après lui à la convention de La
Haye, s'était entendu répondre par le commandant du camp : « C'est un
ordre que j'ai reçu. Sachez que dans l'armée allemande on ne discute
jamais les ordres donnés, quoi qu'il doive en résulter. »
Dans la
« poche », les journées tragiquement mouvementées se multipliaient. Les
combats entre les Allemands et les Alliés continuaient et nos
Dunkerquois, s'ils en percevaient les échos, en subissaient surtout les
contre-coups. Le 9 avril, la Wehrmacht déclenchait encore une attaque
vers Spycker. Dans ses notes M. Lecomte indiqua qu'après cette offensive
les chirurgiens avaient le 10 avril « opéré sans arrêt jusqu'à 4 heures
du soir ». Le 15 suivant, il voyait encore de nombreux blessés arriver à
l'hôpital à la suite d'un « accrochage dans la région de Mardyck ».
Le
bombardement ne cessait pas pour autant. Le 17 février, deux Français
étaient blessés par des éclats d'obus à Rosendaël. Le 24 du même mois,
les Anglais bombardaient violemment Coudekerque et Dunkerque. Le 25, ils
visaient Malo-Terminus. Mais le tir le plus violent semble avoir eu
lieu le 14 avril. Ce jour-là, Saint-Pol-sur-Mer, Peliie-Synthe, Les
Quatre-Écluses et surtout le casino de Malo, où siégeait Frisius, furent
copieusement arrosés. Alors que les Allemands déclaraient qu'ils
avaient indiqué aux Alliés les emplacements des camps de civils, ceux-ci
n'étaient pas épargnés. Le 6 mars, l'aviation anglaise mitraillait le
camp de Malo. Le 17 suivant, un bombardement violent s'abattait. sur
celui de Coudekerque. Deux civils y étaient tués et un autre grièvement
blessé. Le 24 avril, c'était le tour de Saint-Pol-sur-Mer où des obus
atteignaient l'enclos du camp. Les malheureux internés ne savaient par
moments presque où mettre les pieds. Le 30 mars, une mine allemande
explosait contre le camp de Malo. Elle en brisait tous les carreaux et y
tuait une femme.
L'amiral Frisius profitait naturellement de ces
bombardements pour essayer de monter l'opinion de nos Dunkerquois. Dans
une - proclamation « aux habitants de Dunkerque » il affirmait que le
terrorisme des forces britannico-américaines (sic) alliées aux hordes
non civilisées des bolchevistes asiatiques avait coûté à notre pays
300.000 morts et 700.000 blessés.
La Wehrmacht continuait,
pendant ce temps, à allumer des incendies inexplicables, Le 23 janvier,
un feu violent détruisait quatre maisons à Rosendaël. Le 29 février,
c'était au tour du teillage de lin de M. Vandaele de brûler à
Petite-Synthe ! Le 21 avril suivant, grâce à des grenades incendiaires,
de nombreuses maisons de cette même ville disparaissaient dans les
flammes. Le 26 avril, des soldats mettaient le feu, rue Hochart à
Rosendaël, à un vaste magasin. Ils y avaient d'abord amené de nombreux
meubles, dont certains de valeur. Les Malouins voyaient des flammes de
15 à 20 mètres de hauteur s'élever du brasier. Le 28 avril, la même
aventure se produisait dans la rue des Forts.
D'autres meubles
jonchaient les rues. Pour éviter, en effet, les incendies, que
l'aviation anglaise aurait pu provoquer dans les greniers par ses bombes
au phosphore, les Allemands avaient entrepris de nettoyer ceux-ci. Ils
jetaient les meubles qui garnissaient les étages dans les chemins. Ils
s'y employèrent activement vers le milieu du mois de mars à Malo, et
vers le milieu d'avril à Petite-Synthe.
MM. Barbary, Bart,
Lecomte, Bœchie et leurs administrés ne jouirent que trois fois d'un
repos relatif. Le 23 mars, ce fut à l'occasion de la venue d'un membre
de la Croix-Rouge internationale. Il visita les différents camps et y
releva les noms de 835 personnes. Il leur proposa de profiter d'une
trêve pour quitter la région. La plupart des personnes interrogées
répondirent qu'elles désiraient rester sur place, pour sauvegarder leur
patrimoine familial. Leurs chefs, toutefois, profitèrent de cette
occasion pour protester devant les Allemands contre l'internement qu'ils
subissaient et qui leur semblait contraire au droit des gens. Après le
départ du délégué, l'on entendit grommeler dans la foule qu'au lieu de
belles paroles, il aurait mieux fait de distribuer quelques douzaines de
boîtes de lait condensé.
Cette visite-intermède valut, deux
jours après, tout d'abord une trêve de cinq heures pour permettre le
départ de quelques vieillards et un envoi de colis aux prisonniers
militaires, et ensuite, le 1er avril, une énergique protestation du
commandant de la forteresse. Celui-ci se déclarait stupéfait que « des
plaintes inutiles » eussent pu être présentées au délégué international,
en présence de son état-major, à propos des internements de civils ! Il
fit même paraître un « appel à la population française de Dunkerque » —
un de plus — soutenant que ses adversaires avaient refusé tout secours
pour les civils demeurés sur place et qualifiant ses soldats de «
généreux et nobles défenseurs de la civilisation ».
Le 18 avril,
une nouvelle trêve de vingt-quatre heures interrompit la monotonie des
bombardements. Elle permit d'évacuer 146 vieillards, malades ou
impotents, dont la plupart se trouvaient chez les Petites Sœurs des
Pauvres. Quatre personnes seulement quittèrent le camp de
Saint-Pol-sur-Mer ce jour-là. Inutile de dire qu'elles étaient munies d'innombrables messages, destinés aux familles de ceux qui entendaient y demeurer.
Ceux-ci
continuaient à être astreints à un travail forcé. Le 13 avril M.
Lecomte notait qu'à Malo « la moindre parcelle de terre était fumée,
retournée et ensemencée immédiatement ». Les Allemands, qui avaient
alors installé, rue du Chemin-de-Fer à Dunkerque, un important élevage
de porcs, continuaient à s'inquiéter de leur ravitaillement. De leur
côté les Dunkerquois pensaient au leur. Le 2 mars, des soldats isolés ne
s'emparèrent pas moins à Malo de quelques poules et de quelques lapins
faméliques. Le 17, par contre, sur une demande de lait en faveur de
vieillards formulée par M. Lecomte, les Allemands firent un sacrifice et
consentirent une « honnête transaction » ! Ils acceptèrent en effet
qu'un interné, qui avait deux chèvres, conservât les chevreaux qu'elles
donneraient. lorsqu'elles auraient mis bas! A Coudekerque, d'habiles
travailleurs des champs ramenaient au camp, le soir, quelques
betteraves. Dans les grandes chaudières de la soupe populaire, ils les
transformaient ensuite en sirop de sucre!
Si ingénieux que
fussent les moyens utilisés par leurs chefs pour se procurer du
ravitaillement et prolonger la résistance, la plupart des Allemands se
rendaient compte que celle-ci était sans espoir.
Le 4 avril,
Lecomte notait qu'il devait y avoir de mauvaises nouvelles chez « ces
messieurs. La consternation et le désarroi sont peints sur leurs visages
». Le 9, il ajoutait qu'il devait se passer « des choses anormales »
car le colonel Schreiber et des officiers supérieurs étaient venus
visiter le camp. Les « travailleurs y étaient dorénavant réglés à la
journée »! Ils y voyaient une preuve que les Allemands n'étaient pas
sûrs des lendemains. Dès lors tous rêvèrent au « grand assaut libérateur
», attendu depuis tant de mois, chaque fois que le tir allié devenait
plus intense. Le 10 avril, une fois de plus, leur espoir fut déçu.
Leur
rêve allait pourtant se préciser. Le 16 avril, Lecomte nota sur son
précieux agenda : « Depuis plusieurs jours des nouvelles nous
parviennent de différentes sources et nous laissent espérer que le
dénouement du drame que nous vivons est proche. Est-il possible qu'un de
ces jours nous apprenions que la guerre est finie et que chacun peut
rentrer chez soi? Rien que d'y penser, c'est à en devenir fou! »
Quelques jours plus tard, le 23, il parla d'une grande offensive qui
devait avoir lieu le 29.
Cinq jours avant cette date, des «
bruits circulèrent » : « Hitler était prisonnier dans Berlin. Gœbels
était fichu le camp! » Ils se confirmèrent le 30 : « L'armistice a été
proclamé en Italie, Musso* lini a été exécuté. Berlin est complètement
pris. Hitler, devenu fou, s'est suicidé. Himmler a pris le pouvoir.
L'Allemagne a demandé aux Alliés leurs conditions d'armistice! »
Les « fausses nouvelles » ne cessaient de prendre leur essor.
Au bas de sa page, M. Lecomte devait pourtant constater tristement ce soir-là : « Ici le canon tonne toujours! »
Cependant
les événements se précipitaient. Le martyre de Dunkerque approchait de
son terme. En Allemagne, les armées russes et américaines avaient fait
leur jonction sur l'Elbe à Torgau le 23 avril.
Berlin était
tombé. Hitler et Mussolini étaient morts, Gœbbels s'était suicidé, les
maréchaux von Rundstedt, von Kleist, Weichs, Sperrle, Leeb, List. et des
centaines de milliers de soldats allemands étaient prisonniers. Le 4
mai, toutes les forces allemandes qui se trouvaient au Danemark, en
Hollande occidentale et dans les poches isolées le long de la côte
allemande de la mer du Nord firent leur reddition au 21e groupe
d'armées. En France, l'écrasement des poches de Royan et de la pointe de
Grave, la conquête de l'île d'Oléron, venaient de s'achever, libérant
enfin l'accès du port de Bordeaux. Mais Frisius tenait toujours!
Un
dernier engagement mit aux prises dans la nuit du 4 au 5 mai une
patrouille allemande et une patrouille du 1er bataillon du SIe au milieu
des obstructions de la plage. L'un des nôtres fut tué mais les
Allemands laissèrent quatre morts sur le terrain. Ce même jour, toutes
les batteries de Dunkerque, dans un dernier sursaut, se déchaînèrent sur
toute la périphérie du camp retranché, mutilant les villages et tuant
en moyenne un soldat pour vingt civils.
Nulle part la vigilance
ne pouvait se relâcher devant cette parcelle du territoire français —
l'une des dernières — encore aux mains de l'ennemi.
Il avait encore neigé le 1er mai sur tout le nord de la France.
Dans
la bourrasque, les Dunkerquois obligés de travailler pour les Allemands
étaient, dira l'un d'eux, « sur des charbons ardents » malgré la neige.
Enfin, après un dernier retour offensif, ce long hiver paraissait
décidément terminé. Sur la plaine des Flandres maritimes, c'était
maintenant l'éveil triomphal du printemps dans les pays du Nord. Le
soleil couchant sur les inondations dessinait chaque soir un tableau
féerique d'or, de vert et de bleu mélangés. A perte de vue, cette nappe
d'eau était ponctuée par les clochers des villages et les toitures des
fermes submergées, au-delà de laquelle s'élevaient, proches semble-t-il,
mais toujours inaccessibles, les trois grands amers de Dunkerque : le
phare, le beffroi souillé de sa zwastika en zinc et la flèche de l'hôtel
de ville.
Le 2 mai, les civils assistèrent soudain à un curieux spectacle.
La Feldgendarmerie enlevait à tous les soldats leurs postes de T.S.F.
Les officiers eux-mêmes, si haut gradés fussent-ils, devaient eux aussi apporter les leurs.
Le
lendemain, les Allemands rendirent à des civils des tas d'objets
hétéroclites : nos Dunkerquois enhardis leur raflèrent leurs poules et
leurs lapins.
Pour remplacer la radio, l'amiral Frisius continua à
faire imprimer et diffuser sa feuille de propagande «Nouvelles de la
Place». Le papier faisant défaut, elle fut certains jours rédigée au
verso des imprimés provenant des contributions ou du Bicycle-club. Le
231e numéro fut l'un des derniers de ce journal dunkerquois bien
imprévu.
Le 6 mai, les internés de Malo obtinrent la permission
de se rendre à l'hôpital pour y assister à une messe. A leur retour, ils
rapportèrent que l'armistice allait être signé le même jour à midi, et
que le combat cesserait immédiatement à Dunkerque. Il n'en était rien.
Bien au contraire, ils subirent une débauche d'artillerie telle qu'ils
n'en avaient jamais entendue. Elle se prolongea le 7. Pour décider,
probablement, l'amiral allemand à capituler, comme ses chefs le
faisaient au même moment, les Anglais bombardèrent une grande partie de
la journée son quartier général et toute la digue. Ils n'y tuèrent
heureusement qu'un chien.
Les avions anglais jetaient en même
temps des tracts annonçant que si la place ne se rendait pas 2.500
bombardiers l'anéantiraient totalement.
Mais c'est quand même la
dernière fois. L'amiral allemand, le 8 mai, faisait savoir qu'il était
disposé à déposer les armes. Quelques rares Dunkerquois purent encore le
voir circulant dans Malo.
Dans les premiers jours de mai 1945,
la situation des troupes allemandes prises au piège dans la poche de
Dunkerque, comme des rats dans une ratière, était devenue en effet
vraiment désespérée.
Quatre sous-marins de poche avaient
néanmoins amené des stocks de ravitaillement et notamment des matières
grasses qui faisaient cruellement défaut. A chaque arrivée, l'amiral
Frisius recevait à sa table les deux marins constituant l'équipage,
comme aussi il recevait chaque jour des détachements d'une quarantaine
d'hommes des troupes de la garnison auxquels, après des distributions de
biscuits et de cigarettes, il faisait des allocutions patriotiques
destinées à leur remonter un moral plutôt déficient. Le 5 mai, son P.C.
étant pris sous le feu de l'artillerie canadienne, l'amiral Frisius
échappa miraculeusement à la mort et dans ses notes quotidiennes, encore
inédites, nous trouvons : « Depuis longtemps le tir de l'adversaire n'a
été aussi fourni, pendant que je m'habille intervient un bombardement
violent de lourd calibre, au moins du 150, peut-être plus. Mon quartier
général est visé, mon abri est touché à plusieurs reprises pendant que
je suis au W.-C. »
Un coup à retardement blessa grièvement un de ses officiers qui était non loin de fuir, on le transporta aussitôt à l'hôpital.
Le
7 mai, jour de la capitulation générale de l'Allemagne, l'amiral
Frisius notait encore : « .La situation comporte que je sois mis à rude
épreuve, l'issue ne fait plus aucun doute, seulement je n'ai pas
abandonné l'espoir d'une retraite honorable bien que ma raison me dise
que l'adversaire ne révèle ni la dignité, ni la grandeur qu'il y
faudrait. » (sic).
Son chef d'état-major accompagné d'un
lieutenant-colonel et du commandant de l'artillerie vinrent le trouver
pour le « presser » de préparer la voie aux négociations.
« .Sous
le feu extrêmement violent de l'artillerie canadienne, les pertes,
disaient-ils, sont sensibles. La troupe n'est plus sûre.
Le grand
amiral ayant déclaré que la lutte contre les puissances occidentales
avait perdu son sens, ils voulaient épargner toute nouvelle effusion de
sang aux soldats allemands. »
L'amiral déclara à ses commandants,
sous la forme la plus incisive, « qu'ils n'avaient plus que l'honneur à
perdre (par une capitulation) et qu'ils devaient lui consentir des
sacrifices. L'adversaire veut des lauriers à bon marché. Il faut tenir
quelques jours encore et si nous recevons l'ordre de cesser le combat,
notre honneur sera sauf, nous pourrons partir la tête haute ».
«
Mon appel, dit Frisius, a eu du succès. J'en étais fier, mais en même
temps bouleversé, en raison de l'effort psychique pour agir sur mes
soldats, effort soutenu du fait qu'ils étaient sur le point de succomber
depuis longtemps. et j'étais heureux que personne n'ait succombé. »
Cependant
il convient de mentionner qu'à tout hasard l'amiral avait donné
secrètement la consigne à des soldats de confiance d'abattre, le cas
échéant, ceux qui voudraient se rendre quand même.
C'est dans la
matinée du 8 mai que l'amiral reçut du quartier général allemand l'ordre
d'avoir à cesser le combat. Il convoqua alors tous les commandants de
groupes pour leur en faire part.
« .Au cours de mon allocution
pleine de gravité, note-t-il, on m'appela. Deux officiers, un Anglais et
un Tchèque, venaient de passer les lignes et désiraient un entretien
personnel. »
L'amiral fit conduire les deux parlementaires à
l'hôpital en les prévenant qu'il irait les voir une demi-heure plus tard
et il reprit sa conférence avec ses commandants.
« .Mon
allocution avait touché mes officiers et beaucoup avaient les larmes aux
yeux. Quant à moi, Dieu merci, je pus me dominer et je remerciai le
Seigneur de m'avoir donné assez de force. Je pus donc, ajoute-t-il, me
présenter aux parlementaires avec toute ma maîtrise. »
A
l'hôpital l'entrevue fut brève, les deux officiers alliés demandaient à
l'amiral sa signature comme preuve qu'il était prêt à se rendre.
Il la donna sans observation.
Le consul général de Suisse à Lille avait sollicité vainement l'autorisation d'assister aux conversations.
L'après-midi
se passa pour les troupes allemandes en préparatifs en vue de la
reddition. Déjà, sur certains points du front, l'on signalait
l'apparition de drapeaux blancs hissés par elles malgré les ordres des
officiers. L'amiral nota qu'il avait eu le regret d'avoir à faire
figurer dans la liste des prisonniers les deux o.fficiers du sous-marin
de poche entrés la veille à Dunkerque.
Le 8, à 16 heures, un
message du quartier général tchèque devant Dunkerque annonce que les
Allemands commencent le déminage d'une route d'accès et qu'il ne faut
pas tirer sur eux. Toute fraternisation avec les soldats allemands est
interdite. Personne n'est autorisé à entamer des négociations sur
n'importe quelle matière. Le général Liska, commandant tchèque, avait
également donné l'ordre de suspendre les tirs, tout en laissant bien
entendu aux commandants de sous-secteurs la latitude de riposter si les
Allemands les attaquaient.
Tout semblait donc devoir se passer
simplement. Pour des raisons de sécurité, un cordon de troupes
françaises entoureraient les limites du camp retranché. Il suffisait en
fait de les maintenir sur les positions où elles se trouvaient. Les
marins français occuperaient le port, conformément aux instructions fort
précises qu'un officier de marine américain était venu apporter au
capitaine de vaisseau Kolb-Bernard commandant le secteur maritime nord
de la part du S.H.A.E.F.
et de l'A.N.O.X.F.
Le général
Liska avait fait parvenir à l'amiral Frisius des instructions précises
prévoyant des modalités d'évacuation, d'abord les prisonniers de guerre,
internés ou civils alliés, qui devraient sortir de Dunkerque le 9 mai,
par l'itinéraire pont de Petite-Synthe, GrandMillebrugghe, et que des
camions alliés iraient chercher à partir de 16 heures à Pont-à-Poissons.
Le lendemain, 10 mai, la garnison allemande devrait se rassembler sur
la route d'Ostende à partir de 5 heures du matin, à l'exception des
unités retenues à Dunkerque pour le déminage sous les ordres d'un
commandant du génie. Le désarmement devait commencer sur-le-champ.
Toutes les armes individuelles automatiques, les culasses des canons et
appareils de pointage, etc., devaient être déposés en des lieux désignés
à l'avance, mais sous contrôle des autorités militaires anglaises
exclusivement, à proximité du Pont-à-Roseaux et au Grand-Millebrugghe.
Les Tchèques et les Français n'étaient pas autorisés à y assister.
L'artillerie
cessa alors de tonner. Les quelques obstinés demeurés autour de Barbary
et de Lecomte n'en croyaient pas leurs oreilles.
Ils
s'interrogeaient pour savoir si vraiment ils étaient enfin parvenus au
bout de leurs misères! Dans ses carnets, Lecomte nota : « Nous nous
demandions ce que cela voulait dire, quand nous vîmes les Allemands qui
étaient dans le camp s'embrasser, pleurer, danser. Nous comprîmes que
c'était fini. En quelques instants, des drapeaux français, anglais,
belges et américains, improvisés, apparurent aux fenêtres. Nous
entonnâmes la Marseillaise et l'Hymne à Jean-Bart! Dorénavant les
Allemands n'assurèrent plus aucun service hormis la garde : ils
passèrent leur temps à boire des liqueurs et à manger! »
Le jour
officiel de la Libération devait être le 9 mai. A 4 .heures, les
.clairons allemands sonnèrent le « cessez-le-feu ». A Petite-Synthe,
Barbary parcourut le camp en annonçant la nouvelle. Le capitaine
allemand déclara de suite que les habitants étaient libres. Il se
produisit, a noté le maire, une « volée de moineaux pour aller revoir
les maisons évacuées depuis le 14 février! » Tout, hélas! y était
saccagé.
Chacun s'employa à les réparer pour pouvoir y rentrer
dans les jours suivants. Ces pauvres gens réalisaient, enfin, leur rêve.
Ils avaient, depuis des mois et des mois, enduré d'innombrables
privations, la perte de leur liberté, et de dangereux bombardements mais
ils avaient sauvegardé leurs biens! Ils les retrouvaient malgré tout
avec joie.
C'était une illusion!
La conférence prévue pour
la signature de la reddition avait eu lieu à 9 heures, la veille, à
Wormhoudt. L'amiral Frisius arriva en retard. A la limite du front de la
poche il avait été accueilli par deux officiers anglais et tchèque. Le
trajet jusqu'à Wormhoudt s'était, dira Frisius pour s'excuser, «effectué dans une abominable voiture allant à une allure de corbillard».
A 9 h. 20, à Wormhoudt, l'amiral Frisius avait fait son entrée
dans la salle à manger, du quartier général tchèque où se trouvaient
réunis le général Liska, le général anglais Waller, commandant
l'artillerie des forces alliées de Dunkerque, le colonel Bleaker, le
lieutenant-colonel Lehagre et le capitaine de corvette Aclocque.
L'amiral allemand était accompagné de son chef d'état-major le capitaine
de vaisseau Schneider, commandant en second de la place de Dunkerque.
Dans une salle voisine, des officiers allemands et tchèques discutaient les points de détail de la reddition.
Frisius,
en tenue d'officier de la Kriegsmarine, casquette, manteau et bottes,
arborait un sourire ironique. Il s'appuyait sur une canne.
Schneider,
plus renfrogné, paraissait moins à son aise. Il avait joué dans la
défense un rôle très important. C'est aussi lui qu'on accusait d'avoir
vivement poussé Frisius, au mois de septembre, à exécuter de fond en
comble, des destructions du port de Dunkerque.
L'amiral Frisius,
en entrant dans la salle, salua avant de se découvrir, la main élevée à
la hauteur de la tête. On crut un instant qu'il allait ajouter : « Heil
Hitler! » Il n'en fut rien fort heureusement.
L'interprète
tchèque lui présenta tous les officiers présents, que Frisius regarda
avec flegme. Il eut un sourire indéfinissable en se tournant vers le
commandant Aclocque, puis il sortit son monocle et" attendit. Son chef
d'état-major arborait la même tenue, mais il ne fut pas présenté et ne
salua pas. Quelques minutes après entrait, enfin, un colonel de la
Wehrmacht.
La cérémonie fut courte. Le général Liska qui, on ne
sait pourquoi, avait demandé au commandant Aclocque de ne pas prendre la
parole, dit quelques phrases en tchèque que l'interprète traduisit en
allemand.
L'amiral Frisius remit alors l'acte de reddition qu'il
avait signé avant la réunion. Liska le contresigna, puis le mit dans sa
poche et personne ne revit plus jamais le document. Le général tchèque
prononça ensuite une très courte allocution et précisa les conditions de
la reddition.
L'émouvante cérémonie qui rendait la liberté à Dunkerque venait de prendre fin.
A
la nouvelle de la reddition de Frisius, les Dunkerquois évacués
manifestèrent le désir de rentrer de suite dans leur ville. Ceux qui y
étaient demeurés croyaient de leur côté qu'ils pourraient y rester.
Mais
on estimait à près de deux cent mille le nombre de mines à déblayer. Il
ne s'agissait pas de risquer des tragédies comme celles dont Bergues
avait été le théâtre au mois de septembre précédent.
Bien au
contraire, l'on décida de procéder sur-le-champ à l'évacuation des
quelques centaines de civils demeurés dans la poche. Tel était
l'argument officiel. Il y en avait aussi un autre plus discret : la
recherche de ceux que l'on accusait à tort ou à raison de «
fraternisation » ou de collaboration avec les Allemands.
Le 9
mai, M. Lecomte était informé à Malo par les Allemands que l'évacuation
de la population civile, demeurée à Dunkerque, avait été décidée par
l'état-major anglais. « La consternation et le découragement éclatèrent.
Nous décidâmes de ne partir que par la force et sous la menace d'être
mitraillés ! Il fallut néanmoins s'exécuter. »
Entassés pêle-mêle
dans des camions, nos malouins furent transportés à Hazebrouck. Un
copieux repas leur fut servi, tandis que la Sécurité militaire vérifiait
leurs papiers. Quelques-uns furent priés de rendre des comptes aux
cours de justice, tandis que la plupart gagnaient le centre d'accueil de
Lille.
A Coudekerque, il fallut toute l'autorité morale du curé
de la paroisse pour que les habitants acceptassent l'ordre d'évacuation
transmis d'abord en vain, par un jeune capitaine français, puis ensuite
plus énergiquement par un officier de gendarmerie.
Les choses ne se passèrent pas non plus facilement à Petite-Synthe.
Presque
aucun de ceux qui y étaient demeurés n'avait à se reprocher quoi que ce
soit au point de vue patriotique. Ces jardiniers et fermiers s'étaient
laissé enfermer pour sauvegarder leurs bêtes et leurs avoirs.
Leur maire était revenu, volontairement, prendre sa place parmi eux.
Lorsque,
le 10, on leur fit part qu'ils devaient évacuer la ville en n'emportant
chacun que trente kilogrammes de bagages, ils décidèrent unanimement de
ne pas l'accepter.
Le 11, un officier anglais s'en vint avec
sept camions pour les emmener. M. Barbary lui fit part de cette
détermination « qu'il comprit difficilement, nota le maire, car il ne
connaissait pas notre langue et moi je ne parlais pas anglais ». Il
partit à Malo chercher un officier français.
« Vers 10 heures du
soir, continue M. Barbary, je vis arriver près du camp M. Marant,
sous-préfet, un capitaine français et d'autres personnalités. Je donnai
l'ordre aux civils de rentrer dans le camp et reçus M. le Sous-préfet
que je connaissais très bien. Il me dit qu'il était étonné de notre
refus d'obéir à l'ordre des alliés. Je demandai les motifs de cette
évacuation en lui disant que nos habitations étaient réparées et prêtes à
nous recevoir et que nous demandions simplement de rentrer chez nous et
à nous remettre au travail. Il me déclara qu'il n'avait pas de réponse à
me donner ! Le capitaine français voulut m'arrêter. La population s'y
opposa et me fit rentrer de force au camp.» Devant une attitude aussi
résolue, M. Marant et les autorités durent repartir.
Le
lendemain, vers 10 heures, le colonel Lehagre, qui commandait les
troupes françaises, vint à son tour voir M. Barbary. Il tenta
d'expliquer que l'évacuation avait été ordonnée parce qu'un grand nombre
d'évacués jalousaient ceux qui étaient demeurés sur place.
Il
lui demanda d'amener ses concitoyens à respecter la décision des
autorités anglaises. Le colonel insista, en disant que ceux qui
demeureraient dans la poche ne seraient plus ravitaillés. Cette menace
laissa le maire parfaitement indifférent. « Il nous prenait, nota
Barbary, pour des « meurt-la-faim » et il fut parfaitement stupéfait
lorsqu'il apprit que ces bons résistants d'un nouveau genre avaient
caché jusque-là « 650 lapins, 375 poules, des canards, oies, chèvres et
même des vaches et six chevaux. » Après lui avoir exposé cette
situation, le maire demanda s'il serait possible en cas d'évacuation,
d'atteler les chevaux et d'emporter les bêtes, en plus des fameux 30
kilogrammes. Le colonel promit d'en référer aux autorités anglaises. Il
ajouta que l'évacuation serait de courte durée et que, pendant celle-ci,
tous les avoirs seraient protégés, le camp devant être gardé par la
police française.
Le 13, à 11 heures, un motocycliste apporta un
pli officiel. Le départ devait avoir lieu à 15 heures. Chacun ne pouvait
finalement emporter que 30 kilogrammes! A 16 heures, les camions
militaires arrivèrent.
Un garde mobile armé se trouvait à côté de chaque c hauffeur. Un autre, à l'intérieur, surveillait les évacués.
A
l'arrivée à Hazebrouck, la réception fut « très froide ». La police
voulait inculper dix civils de rebellion. M. Barbary prit la pleine
responsabilisé
de ce qui s'était passé; il écrivit dans ses notes : « Les inspecteurs
se sont montrés « sauvages et barbares envers certains civils JJ.
Devischère, Sonnoye, Marquise et moi-même avons été victimes de
violences et voies de fait inoubliables! » Finalement, et puisqu'il
prenait la responsabilité de s'être opposé à l'évacuation, M. Barbary
fut seul arrêté. On le transporta à Lille, au 2e bureau militaire, qui
le relâcha immédiatement.
Ce fut seulement le 31 mai que le maire
obtint l'autorisation de rentrer dans sa commune. Il passa d'abord chez
son frère, où il ne trouva que « ruine et désolation JJ. Lorsqu'il
revint au camp où il avait laissé ses affaires, il eut « une cruelle
déception ». Tout « était retourné et une grande partie du
ravitaillement avait - été pillée » !
Il fit part, a-t-il écrit, à
la police de cet état de choses. Il porta plainte contre inconnu. Il
n'obtint, bien sûr, jamais la moindre réponse!
La police, qui
brutalisa sans raison cet homme courageux, n'avait pas su tenir sa
promesse de sauvegarder ses biens! Peut-être était-il nécessaire qu'il
en fût ainsi. Son obstination à demeurer sur place, pour protéger ses
concitoyens et y maintenir une autorité française, prenait la valeur
d'un symbole puisqu'il n'en avait retiré aucun profit! C'est donc avec
raison que les habitants de Petite-Synthe le réélurent maire par la
suite. Il mourut, en remplissant cette charge, entouré de regrets
universels. Un beau portrait, qui le représente, décore aujourd'hui la
salle des fêtes de son hôtel de ville.
Arrêtons ici l'histoire, trop longue, de l'occupation de Dunkerque.
Et
convenez avec moi qu'au terme de son martyre et à la veille du
gigantesque effort de reconstruction qu'elle poursuit actuellement, ..la
vieille cité de Jean Bart et des corsaires avait bien mérité la
citation que lui décerna le gouvernement de la République. Relisons-la
ensemble, si vous le voulez bien, ce sera la plus belle conclusion qui
se puisse trouver au terme de ces douloureux souvenirs : Avant-poste du
territoire, toujours placée à la pointe du combat, sacrifiée à l'intérêt
supérieur de la Nation; Bombardée et détruite au cours des opérations
de mai et de juin 1940 qui devaient permettre aux forces britanniques et
à certaines forces françaises de se replier en Angleterre pour y
continuer la lutte; Soumise durant cinq ans à des raids aériens
incessants, libérée la dernière ville de France, après avoir été dans sa
cité et dans son port systématiquement détruite et pillée par un ennemi
aux abois; Demeurera par le courage, l'abnégation, l'héroïsme de ses
habitants le pur symbole des hautes vertus françaises.
En écrivant sur son sol une nouvelle page de gloire, la cité de Jean Bart a, encore une fois, bien mérité de la Patrie.
Bonjour,
RépondreSupprimerÀ corriger dans le texte s’il vous plaît le nom du résistant suivant : Vincent DewaEle.
Merci,
David Dewaele.