vendredi 13 février 2015

Les Allemands à Lille et dans le Nord de la France : une vision officielle française



MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

LES ALLEMANDS À LILLE

ET DANS LE NORD DE LA FRANCE

NOTE ADRESSÉE PAR LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE AUX GOUVERNEMENTS DES PUISSANCES NEUTRES SUR LA CONDUITE DES AUTORITÉS ALLEMANDES A L'ÉGARD DES POPULATIONS DES DÉPARTEMENTS FRANÇAIS OCCUPÉS PAR L'ENNEMI

PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79, 1916

Prix: 1 fr.

1916 LETTRE D'ENVOI DE LA NOTE AUX PUISSANCES

LE PRÉSIDENT DU CONSEIL

MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,

à Messieurs les Agents diplomatiques de la République française.

Paris, le 25 juillet 1916.

Je vous ai invité à appeler l'attention du Gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité sur les traitements dont les populations de Lille, Roubaix et Tourcoing ont été l'objet de la part des autorités allemandes. Je vous annonçais que je recueillais à cet égard un certain nombre de renseignements.

Le Gouvernement français, en présence des faits qui lui ont été révélés, ne peut se contenter d'invoquer l'article 3 de la Convention de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et de prévoir l'indemnité dont l'Allemagne serait tenue pour responsable en raison des violations des dispositions du Règlement par les personnes faisant partie de sa force armée; il croirait manquer gravement à son devoir en n'essayant pas d'apporter quelque remède à ces souffrances.

Jusqu'à ce que le sort des armes nous ait permis de reconquérir les régions occupées, le seul moyen de tenter cet effort est de faire un appel pressant aux sentiments de justice et d'humanité des Puissances neutres et à l'opinion publique de toutes les nations.

Je vous prie, en conséquence, de remettre la Note ci-annexée au Gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité en appelant sur ce document sa plus sérieuse attention.

Cette note constitue la protestation du Gouvernement français contre les faits qu'il porte à la connaissance du monde civilisé, elle est appuyée par un grand nombre de pièces qui y sont jointes.

Si, grâce au zèle dévoué des Gouvernements chargés de la protection des intérêts français en pays ennemis, nos compatriotes peuvent y être défendus, il n'en est pas de même pour nos concitoyens des pays occupés que l'Allemagne a passagèrement la charge d'administrer.

Invoquant des nécessités militaires qu'il n'oppose pas à certains publicistes conduits par lui sur le front de ses armées, le Gouvernement allemand s'est refusé jusqu'ici à l'envoi de délégués de puissances neutres dans les Départements envahis.

Sans doute, il craint l'impression que produirait au dehors la connaissance de la situation faite aux malheureuses populations qui y résident.

Nous avons dû attendre de réunir et d'avoir en mains les pièces établissant les faits dont les autorités allemandes se sont rendues coupables pendant la semaine sainte de 1916. Nous joignons à ces pièces toutes celles qui démontrent les traitements divers auxquels ont été soumis, depuis le début de la guerre, nos compatriotes des pays occupés. Le Gouvernement allemand n'a pas tenu compte des démarches successives qui ont été faites auprès de lui pour mettre fin à un régime contraire à tous les engagements internationaux, et qui laisse ainsi peser sur ces populations la menace permanente de rigueurs nouvelles. Mais aujourd'hui, toutes nos protestations ayant été vaines, nous mettons ces pièces sous les yeux des Puissances neutres, assurés du jugement que portera, sur ces faits, la conscience universelle Il a été naturellement impossible au Gouvernement français de contrôler par lui-même dans tous les détails tous les renseignements que ces pièces lui ont apportés, puisqu'il s'agit de faits qui se sont passés dans les territoires encore occupés par l'ennemi. Mais le nombre et la concordance des témoignages recueillis, émanant de personnes que leur honorabilité et leur caractère rendent dignes de confiance, suffisent à établir, dans leur généralité, la réalité des faits

Les erreurs qui pourraient avoir été commises n'en infirmeraient pas la portée dans leur ensemble: elles ne sauraient être que secondaires.

Il incomberait, du reste, au Gouvernement allemand au cas où il entendrait contester ces renseignements, de se prêter à une vérification impartiale et, à cet effet, d'autoriser les Puissances neutres à faire une enquête, notamment sur les événements qui se sont produits à Lille, Roubaix et Tourcoing-et dans les communes environnantes du 22 au 29 avril 1916. S'il s'y refusait, il reconnaîtrait par là même la véracité des faits énoncés.

Signé : A. BRIAND

"NOTE DU GOUVERNEMENT DE LA REPUBLIQUE FRANÇAISE SUR LA CONDUITE DES AUTORITÉS ALLEMANDES A L'ÉGARD DES POPULATIONS DES DÉPARTEMENTS FRANÇAIS OCCUPÉS PAR L'ENNEMI"

A différentes reprises, le Gouvernement de la République a eu l'occasion de signaler aux Puissances neutres les procédés, contraires aux traités, employés par l'autorité militaire allemande vis-à-vis des populations du territoire français qu'elle occupe temporairement. Le Gouvernement de la République se trouve aujourd'hui forcé de placer sous les yeux des Gouvernements étrangers des documents qui fourniront la preuve que nos ennemis ont édicté de nouvelles mesures plus inhumaines encore.

Sur l'ordre du général Von Graevenitz et avec le concours du régiment d'infanterie n° 64 envoyé par le Grand Quartier général allemand; environ 25 000 Français, jeunes filles de 16 à 20 ans, jeunes femmes et hommes jusqu'à 55 ans sans distinction de condition sociale2 ont été arrachés de leurs foyers à Roubaix, Tourcoing et Lille, séparés sans pitié de leur famille et forcés à des travaux agricoles dans les départements de l'Aisne et des Ardennes.

1. Au mois d'août dernier notamment, une note française a dénoncé les agissements des Allemands qui, à Lille, à Roubaix et dans les villages environnants ont obligé les femmes et les jeunes filles à la fabrication des sacs à terre, travail en rapport direct avec les opérations de guerre.

2. Les enlèvements ont été faits sans distinction de condition sociale. Un triage, cependant, semble avoir été opéré par la suite, après un examen des mains qui se révélaient incapables d'un travail suffisant à la terre. Cette mesure, où l'humanité n'entre à aucun degré, n'ôte rien à l'odieux des enlèvements qui ont laissé subsister les angoisses des familles.

Si les Allemands ont pensé créer ainsi un antagonisme de classes dans une population restée unie contre l'envahisseur, les exemples de dévouement (...montrent qu'ils n'ont pas atteint ce but). Mieux que tous les commentaires, les affiches des autorités allemandes, les douloureuses protestations du maire et de l'évêque de Lille et les extraits de lettres parvenues de ces localités et qui sont annexés à la présente note- illustreront ce nouvel attentat du Gouvernement impérial allemande Voici le récit de ces faits tel qu'il nous est donné par le Ministre de la Guerre le 30 juin 1916 : Les Allemands, non contents de faire subir toutes sortes de vexations à nos populations du Nord, viennent de leur infliger le plus inique des traitements. Au mépris des prescriptions les plus universellement reconnues et de leurs promesses les plus formelles de ne pas inquiéter la population civile, ils ont enlevé des femmes et des- jeunes filles à "leur famille, ils les ont expédiées mêlées à des hommes, pour des destinations inconnues, pour un travail inconnu.

Dans les premiers jours d'avril, des affiches avaient offert aux familles sans ouvrage de les installer à la campagne dans le département du Nord pour travailler aux champs, ou pour abattre des arbres.

Devant le peu de succès obtenu par cette tentative, les Allemands résolurent de recourir à la force. A partir du 9 avril, on les voit opérer des rafles, soit dans les rues, soit à domicile, enlevant pêle-mêle hommes et jeunes filles, les expédiant on ne sait où. La mesure allait bientôt se généraliser et s'exercer de façon plus méthodique. Un général et beaucoup de troupes arrivèrent à Lille4, entre autres le 64° régiment venant de Verdun; les 29 et 30 avril fut affiché l'avis à la population où celle-ci était invitée à se tenir prête à une évacuation forcée B. Immédiatement le maire protestait, l'évêque allait trouver le commandant de la place, les doyens envoyaient des lettres indignées; rien n'y fit. Le samedi saint, à trois heures du matin, les rafles méthodiques commençaient à Lille, par le quartier de Fives, à Tourcoing par le quartier de la Marlière, à Roubaix. Après une interruption le jour de Pâques, l'opération se poursuivit pendant toute la semaine, finissant à Lille par le quartier Saint-Maurice. Vers trois heures du matin les rues étaient barrées par la troupe, baïonnette au canon, mitrailleuse en travers de la chaussée contre des gens désarmés .Les soldats pénétraient dans les maisons, l'officier désignait les personnes qui devaient partir et, une demi-heure après, tout le monde était emmené pêle-mêle, dans une usine voisine, et de là, à la gare où s'effectuait le départ .Les mères ayant des enfants de moins de 14 ans étaient épargnées; les jeunes filles de moins de 20 ans n'étaient emmenées qu'avec une personne de leur famille. Mais cela n'enlève rien à la barbarie de la mesure. Les soldats de la landsturm rougissaient de se voir employés à pareille besogne.

Les victimes de cet acte brutal montrèrent le plus grand courage; on les entendit crier « Vive la France! » et chanter la Marseillaise dans les wagons à bestiaux qui les emportaient. On dit que les hommes sont employés à la culture, à la réfection des routes, à la fabrication des munitions, aux tranchées. Les femmes sont chargées de faire la cuisine et la lessive des soldats et de remplacer les ordonnances des officiers. Aussi pour ces rudes besognes a-t-on pris de préférence des servantes, des domestiques, des ouvrières. Dans la rue Royale, à Lille, il n'y a plus de servantes. Mais il s'est trouvé des jeunes filles de courage dans la bourgeoisie qui n'ont pas voulu que les jeunes filles du peuple .soient seules à partir. On cite Mlles B. et- de B. qui ont tenu à accompagner les filles de leurs quartiers .Les malheureuses gens, ainsi réquisitionnées, ont été dispersées depuis Seclin et Templeuve7 jusqu'aux Ardennes. Leur nombre est évalué à environ 25000 pour les villes de Lille, Roubaix et Tourcoing. Le quartier de la Place à Lille 10, les communes de Loos, Haubourdin, la Madeleine, Lambersart auraient été épargnés. Rien ne peut égaler l'émotion ressentie par les populations du Nord de la France, sans distinction de classe, dans ces journées de la Semaine sainte

Ces faits dépassent en inhumanité ceux qui s'étaient produits précédemment. Cependant il faut revenir à ceux-ci. Il paraît nécessaire de rapprocher des documents joints à cette note une réponse du Gouvernement allemand" à une plainte précédente concernant le travail imposé, contrairement aux conventions, à la population civile de Landrecies et de Harcourt. Après avoir déclaré qu'à Landrecies les Français soumis aux obligations militaires sont astreints à des travaux en rapport avec leur profession, le Gouvernement allemand affirme qu'à Landrecies, Harcourt et partout ailleurs la population des territoires français occupés est traitée d'une façon juste et tout à fait humaine.

Les pièces annexées à la présente note montreront ce que vaut cette affirmation. Ce ne sont pas des hommes astreints au service militaire qui sont forcés au travail, ce sont les femmes, les jeunes filles de 16 à 20 ans qui sont mises en captivité et emmenées en exil. Le Gouvernement allemand, reniant les principes dont il a accepté la consécration dans la Convention de La Haye, reconnaît-il le droit au belligérant de forcer au travail les civils ennemis ? Dans une note du 22 mars 19161 il se disait dans l'obligation de « demander au Gouvernement français de donner des ordres à tous les commandants de camps d'internement au sujet de l'emploi forcé à des travaux et d'exiger une déclaration formelle à cet égard ». Cette déclaration a été faite à plusieurs reprises et de la façon la plus nette au Gouvernement impérial. Comment ce Gouvernement peut-il concilier sa réclamation en ce qui concerne les internés civils allemands qu'il déclare ne pouvoir être forcés au travail, avec son aveu que les civils français, soumis aux obligations militaires, mais libres, sont astreints à des travaux, ainsi qu'avec les mesures odieuses prises à Roubaix et à Lille, à l'égard des femmes et des jeunes filles.
 
L'autorité militaire allemande, dans les ordres affichés à Lille, a cru devoir justifier les exodes en masse ordonnés à Lille et à Roubaix comme la contrepartie de l'altitude de l'Angleterre rendant de plus en plus difficile le ravitaillement de la population. Rien ne - peut justifier une mesure si barbare : la saisie de la contrebande, l'arrêt du commerce ennemi, sont des actes de guerre, la déportation de la population, sans nécessité militaire, n'en est pas un. D'ailleurs, pour faire justice de cette prétendue justification, il suffit d'établir que, non seulement l'Allemagne a dépouillé à son profit les territoires occupés de tous les produits qui auraient assuré la subsistance des habitants, mais encore a organisé, à son bénéfice, avant tout arrêt du commerce ennemi, l'exploitation du travail des civils français. (...)

Ces dépositions ont été faites sous la foi du serment devant les juges de paix des cantons de refuge des évacués sur tout le territoire de la France, par des réfugiés venant de tous les points des départements envahis. Elles ont été effectuées d'après un questionnaire où la question du travail forcé n'avait pas été envisagée, tant il est contraire au droit des gens. Elles émanent de personnes de tout âge, et de toute condition, et apportent par leur concordance absolue (on en a relevé plus de deux cents), la preuve que la population civile des départements français occupés par les troupes allemandes a été réduite par les occupants à une véritable servitude.

L'article 52 du règlement annexé à la Convention IV de La Haye autorise des réquisitions en nature et en services pour les besoins de l'armée d'occupation. Il n'est question dans les dépositions relevées d'aucune forme régulière de réquisitions. Les services, quelquefois les plus répugnants, ont été imposés par contrainte à toute la population civile, sans distinction de sexe, d'âge ni de condition sociale". Ces malheureux devaient se livrer au travail imposé de nuit ou de jour4, dans les lieux les plus divers et les plus éloignés de leur résidence parfois même sous le feu de l'artillerie, sans rémunération d'aucune sorte dans la plupart des cas, pour quelques croûtes de pain dans les autres». L’autorité militaire allemande n'a jamais pris souci de la population dont la guerre lui livrait l'administration provisoire. Les fruits du travail forcé de ces populations ont été transportés en Allemagne malgré le dénuement absolu des travailleurs

Enfin, on pourra constater dans ces dépositions que les autorités allemandes n'ont pas hésité à obliger ces populations à prendre part aux opérations de la guerre contre leur patrie 10; fût-ce même à collaborer au pillage de leur propre pays". Elles en ont l'ait les auxiliaires directs de l'armée combattante, soit en les plaçant en avant des troupes allemandes en guise de boucliers, soit en les forçant à des travaux en rapport avec les opérations de guerre. La matière qui travaille — car il ne s'agit plus d'hommes mais de véritables machines qu'on déplace au gré des besoins — la matière faisant défaut dans certaines régions du territoire occupé, les autorités allemandes puisent sans compter, soit dans les camps d'internement où contre tout droit les mobilisables enlevés de ce territoire ont été enfermés, soit dans les autres régions envahies.

Ils ne sont pas renvoyés au lieu de leur résidence antérieure. Ces civils sont enrégimentés, et bien que les Allemands eux-mêmes reconnaissent qu'ils ne doivent pas être astreints au travail, ils sont menés sur un point quelconque des territoires occupés par l'armée allemande et obligés aux plus durs travaux.

Et lorsque la France, au nom des familles angoissées, demande des renseignements sur le sort du malheureux transplanté, le Gouvernement allemand répond (Note du 27 octobre 1915)1 que les autorités militaires ne croient pas être obligées de rendre compte des raisons qui ont motivé ces transferts. On ne peut savoir pendant des saisons entières ce que sont devenus ces malheureux.

Il résulte clairement de l'ensemble des déclarations ci-après que, sans que nulle nécessité immédiate ou l'entraînement du combat puissent atténuer les violations du droit des gens commises par les autorités allemandes, celles-ci, d'après une volonté réfléchie et une méthode arrêtée d'avance, ont réduit la malheureuse population des territoires envahis à une condition qui ne peut être assimilée qu'à l'esclavage.

En 1885, lors de la Conférence africaine de Berlin, dont elle avait pris l'initiative, l'Allemagne s'est engagée, en ce qui concerne les territoires de l'Afrique où elle exerce sa souveraineté ou son influence, à conserver les populations indigènes et à améliorer matériellement et moralement leur existence.

Après avoir réuni les renseignements forcément très restreints qui lui proviennent de la France envahie et qu'il soumet aux Puissances neutres, le Gouvernement de la République est en droit de douter que les autorités allemandes tiennent, en ce qui concerne- les populations dont elle a momentanément la charge, les engagements que le Gouvernement impérial avait pris en ce qui regarde les populations noires du centre de l'Afrique.

Le Président du Conseil,

Ministre des Affaires étrangères, A. BRIAND.

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