vendredi 13 février 2015

à propos de l'occupation allemande dans le Nord-Pas-de-Calais de 1914 à 1916: des témoignages officiels

extrait de:


"MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

LES ALLEMANDS À LILLE ET DANS LE NORD DE LA FRANCE : NOTE ADRESSÉE PAR LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE AUX GOUVERNEMENTS DES PUISSANCES NEUTRES SUR LA CONDUITE DES AUTORITÉS ALLEMANDES A L'ÉGARD DES POPULATIONS DES DÉPARTEMENTS FRANÇAIS OCCUPÉS PAR L'ENNEMI", PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79, 1916



PROCLAMATION DU COMMANDANT MILITAIRE ALLEMAND DE LILLE

L'attitude de l'Angleterre rend de plus en plus difficile le ravitaillement de la population. Pour atténuer la misère, l'autorité allemande a demandé récemment des volontaires pour aller travailler à la campagne. Cette offre n'a pas eu le succès attendu. En conséquence, les habitants seront évacués par ordre et transportés à la campagne. Les évacués seront envoyés à l'intérieur du territoire occupé de la France, loin derrière le front, où ils seront occupés dans l'agriculture et nullement à des travaux militaires .Par cette mesure l'occasion leur sera donnée de mieux pourvoir à leur subsistance. En cas de nécessité, le ravitaillement pourra se faire par les dépôts allemands. Chaque évacué pourra emporter avec lui 30 kilogrammes de bagages (ustensiles de ménage, vêtements, etc.) qu'on fera bien de préparer dès maintenant.
J'ordonne donc : Personne ne pourra, jusqu'à nouvel ordre, changer de domicile. Personne non plus s'absenter de son domicile légal déclaré, de 9 heures du soir à 6 heures du matin (heure allemande) pour tant qu'il ne soit pas en possession d'un permis en règle. Comme il s'agit d'une mesure irrévocable, il est de l'intérêt de la population même de rester calme et obéissante.

- Lille, avril 1916.

LE COMMANDANT.

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AVIS.
(Texte français).

Tous les habitants de la maison, à l'exception des enfants au-dessous de 14 ans et de leurs mères, ainsi qu'à l'exception des vieillards, doivent se préparer pour être transportés dans une heure et demie.

Ce document et le suivant, dont le Gouvernement français a eu connaissance par de nombreuses informations concordantes, a été affiché à Lille pendant la Semaine sainte.

Un officier décidera définitivement quelles personnes seront conduites dans les camps de réunion. Dans ce but tous les habitants de la maison doivent se réunir devant leur habitation : en cas de mauvais temps il est permis de rester dans le couloir. La porte de la maison devra rester ouverte.

Toute réclamation sera inutile. Aucun habitant de la maison, même ceux qui ne seront pas transportés, ne pourra quitter la maison avant 8 heures du matin (heure allemande).

Chaque personne aura droit à 30 kilogrammes de bagages; s'il y aura un excédent de poids, tous les bagages de cette personne seront refusés sans égards. Les colis devront être faits séparément pour chaque personne et munis d'une adresse lisiblement écrite et solidement fixée. L'adresse devra porter le nom, le prénom et le numéro de la carte d'identité.

Il est tout à fait nécessaire de se munir dans son propre intérêt d'ustensiles pour boire et manger, ainsi que d'une couverture de laine, de bonnes chaussures et de linge. Chaque personne devra porter sur elle sa carte d'identité. Quiconque essaiera de se soustraire au transport sera impitoyablement puni.

ETAPPEN-KOMMANDANTUR.

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TÉLÉGRAMME.

L'Ambassadeur, Secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères, à M. Beau, Ambassadeur de France, à Berne.

Paris, le 27 juin 1916.

Les populations du Nord de la France sont soumises par les autorités allemandes à un régime contraire à toutes les-règles que le droit international et notamment le Règlement annexe à la Convention de La Haye de 1907 ont établies pour le régime des territoires occupés et provisoirement administrés par l'ennemi. Des personnes de tout sexe sont enlevées, séparées de leurs familles, emmenées au loin et forcées arbitrairement à des travaux divers.

Vingt-cinq mille Français environ, jeunes filles de 16 à 20 ans, jeunes femmes et hommes jusqu'à 58 ans, sans distinction, ont été ainsi enlevés à leurs foyers à Roubaix, Tourcoing et Lille. Un avis de la Kommandantur de Lille a été affiché le 12 mai dernier, donnant un délai d'une heure et demie- aux personnes devant être transportées pour se préparer au départ et menaçant les récalcitrants de punitions sévères. L'évêque, le maire de Lille ont protesté contre ces abus de la force.

Veuillez prier Monsieur le Ministre d'Espagne à Berne de vouloir bien saisir de ces faits Son Excellence Monsieur l'Ambassadeur d'Espagne à Berlin et le prier d'intervenir le plus énergiquement possible pour faire cesser cet état de choses et faire renvoyer dans leurs foyers les personnes qui ont été ainsi victimes de ces actes arbitraires.

Le Département vous enverra aussitôt que possible copie des documents qu'il réunit sur ces faits et sur le sort de nos populations des pays occupés.

Signé : Jules CAMBON.

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TÉLÉGRAMME.

L'Ambassadeur, Secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères, à l'Ambassadeur de France, à Berne.

Paris, le 27 juin 1916.

Suite à mon télégramme précédent. Nous sommes informés que les jeunes filles appartenant à des familles occupant un certain rang social ont été rendues à leurs parents, mais l'ensemble des personnes enlevées à leurs foyers n'ont pas été remises en liberté.

Signé : Jules CAMBON.

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TÉLÉGRAMME.

L'Ambassadeur, Secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères, à Messieurs les Agents diplomatiques de France.

1er juillet 1916.

Le Gouvernement français a appris que vingt-cinq mille Français hommes, femmes, jeunes filles et enfants, sans distinction de condition sociale, ont été enlevés de Lille, Roubaix et Tourcoing et des villages environnants, et conduits, soit dans les départements français envahis, soit même, croit-on, en Allemagne pour être contraints à des travaux agricoles. Un avis de la Kommandantur de Lille a été affiché le 12 mai dernier, donnant un délai d'une heure et demie aux personnes désignées pour ce transfert pour se préparer au départ et menaçant les récalcitrants de peines sévères. L'évêque et le maire de Lille ont protesté contre ces abus de la force qui sont à la fois contraires aux règles du droit international, aux conventions relatives à la guerre sur terre, à l'humanité et à la morale. Le Gouvernement de la République réunit en ce moment les documents établissant ces faits, comme ceux qui sont parvenus à sa connaissance en ce qui concerne la façon dont sont, en général, traitées les populations des territoires français envahis par les autorités occupantes. Sans attendre que ces documents soient transmis, je vous prie de porter la nouvelle violation du droit des gens qui vient d'être commise par les autorités allemandes à la connaissance du Gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité.

Nous avons demandé au Gouvernement espagnol, chargé de la défense des intérêts français en Allemagne, d'intervenir le plus énergiquement possible auprès du Gouvernement impérial pour faire cesser cet état de choses et faire renvoyer dans leurs foyers les personnes qui ont été victimes de ces actes arbitraires. Le Gouvernement français tient à' ce que, dès à présent, sa protestation la plus vive parvienne aux Gouvernements des pays civilisés.

Signé : Jules CAMBON.

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TÉLÉGRAMME.

L'ambassadeur, Secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères, à M. l'Ambassadeur de France à Madrid.

Paris, 5 juillet 1916. Suite à mon télégramme du 27 juin. Le Conseil des ministres a décidé qu'une démarche spéciale auprès de S. M. le Roi d'Espagne doit être faite au sujet de l'enlèvement de leurs foyers de 25 000 Français et Françaises des villes du département du Nord qui ont été obligés à des travaux agricoles dans les autres départements envahis.

Le Président du Conseil vous prie d'effectuer cette démarche d'urgence en signalant l'odieux des mesures prises. Le maire de Lille, M. Delesalle, dans une protestation adressée à l'autorité allemande au moment où la nouvelle de cet abus de la force s'est répandue à Lille, a écrit : "Détruire et briser les familles, arracher par milliers de leurs foyers des citoyens paisibles, les forcer à abandonner leurs biens sans protection, serait un acte de nature à soulever la réprobation générale." Et Mgr l'Évêque de Lille, intervenant « au nom de la mission religieuse qui lui a été confiée, pour défendre le droit international que le droit de la guerre ne peut jamais enfreindre et la moralité éternelle que rien ne peut suspendre », a protesté en ces termes : cc Disloquer la famille en arrachant des adolescents, des jeunes filles à leurs foyers, ce n'est plus la guerre, c'est pour nous la torture et la pire des tortures, la torture morale indéfinie. » Ces accents n'ont pu avoir raison de la brutalité des autorités occupantes.

Ils doivent être écoutés.

Nulle voix n'est plus capable de les faire entendre que celle du Souverain du Pays chargé de la défense des intérêts de nos compatriotes en Allemagne.

Signé : Jules CAMBON.

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TÉLÉGRAMME.

L'Ambassadeur de France à Madrid, à Monsieur le Président du Conseil, Ministre des Affaires-étrangères.

Madrid, le 2 juillet 1916.

J'ai l'honneur d'accuser réception à Votre Excellence de son télégramme en date du 28 juin dernier.

Je n'ai pas manqué, conformément à ses instructions, de signaler à Son Excellence M. Gimeno les mauvais traitements dont sont victimes les habitants des territoires envahis, en le priant d'inviter Son Excellence M. Polo de Bernabé à protester énergiquement contre les procédés des autorités allemandes.

Signé : GEOFFRAY.

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RÉPONSE DU GOUVERNEMENT ALLEMAND.

TÉLÉGRAMME.

L'Ambassadeur de France à Berne, à Monsieur le Président - du Conseil, Ministre des Affaires étrangères.

Berne, le 5 juillet 1916.

S. Exc. l'Ambassadeur d'Espagne à Berlin télégraphie ce qui suit en réponse à la communication qui lui a été faite d'après les instructions de votre télégramme du 27 juin. Le Ministre allemand des Affaires étrangères m'a déclaré verbalement que les personnes, à qui se réfère le télégramme du.29 juin, en nombre qu'il ignore, sont employées aux travaux de « récolte, au profit des provinces occupées, pour procurer des « vivres à leurs habitants qui, d'autre façon, mourraient de faim à « la suite de la politique pratiquée contre l'Allemagne par la France et l'Angleterre. »

- Signé : BEAU.

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TÉLÉGRAMME.

L'Ambassadeur, Secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères, à Monsieur l’Ambassadeur de France, à Madrid.

Paris, le 8 juillet 1916.

Je vous communique ci-après le télégramme que je reçois de notre Ambassadeur à Berne : (Télégramme du 5 juillet, annexe n° 8.) Si l'autorité occupante a rencontré des difficultés pour trouver la main-d'œuvre volontaire nécessaire aux travaux agricoles, c'est parce que, lors des dernières récoltes, le fruit du travail n'a pas profité aux travailleurs. Tout comme les matières premières et l'outillage industriel, les produits du sol ont été réquisitionnés et envoyés en Allemagne. Il nous est donc permis de douter aujourd'hui que les récoltes provenant du travail imposé dans les conditions de cruauté que vous savez, profitera à nos compatriotes, ravitaillés d'ailleurs par les commissions hispano-américaines.

Quels que soient les motifs de la mesure prise, elle est, par l'application qui en est faite, absolument contraire aux droits des gens et à l'humanité. Les Français, arrachés de leur foyer, et forcés à ces travaux doivent être remis en liberté dans le plus bref délai.

Je vous prie, en portant les indications qui précèdent à la connaissance du Gouvernement espagnol, de le prier de faire insister à nouveau à ce sujet auprès du Gouvernement allemand.
 
Signé : Jules CAMBON.

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PROTESTATION DU MAIRE DE LILLE.

Monsieur le Gouverneur,

Retenu chez moi par la convalescence, j'apprends avec une indicible émotion une nouvelle que je veux encore me refuser à croire. L'on me dit que l'autorité allemande aurait l'intention d'évacuer, sur une partie du territoire occupé, une notable partie de notre population. Après les déclarations officielles que vous avez affichées sur les murs, que la guerre n'était pas faite aux civils, que les droits, les biens et la liberté de la population leur seraient garantis à la seule condition qu'elle se maintienne dans le calme, je n'aurais jamais pu croire qu'une pareille mesure pût être en usage. S'il devait en être ainsi, je me permettrais, comme premier magistrat de notre cité, d'adresser la plus énergique protestation contre ce que je considérerais comme une violation absolue du droit des gens universellement reconnu.

Détruire et briser des familles, arracher par milliers de leurs foyers des citoyens paisibles, les forcer à abandonner leurs biens sans protection, serait un acte de nature à soulever la réprobation générale.

Nos soldats, comme les vôtres, font vaillamment leur devoir, mais toutes les conventions internationales s'accordent à laisser la population civile en dehors de cet effroyable conflit.

Je veux donc espérer, Excellence, que pareille éventualité ne se produira pas.

Signé: DELESSALLE, Maire de Lille

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PROTESTATION DE MONSEIGNEUR CHAROST, EVEQUE DE LILLE:

ADRESSÉE A M. LE GENERAL VON GRABENITZ

Monsieur le Général,

Il est de mon devoir de vous signaler qu'un état d'esprit frémissant se manifeste dans la population. Les enlèvements nombreux de femmes et de jeunes filles, des transferts d'hommes et de jeunes gens, d'enfants même, sont effectués dans la région de Tourcoing et Roubaix, sans procédure ni cause judiciaire. Les malheureux ont été dirigés sur des localités inconnues. Des mesures aussi extrêmes et sur une plus grande échelle, sont projetées pour Lille.

Vous ne serez point étonné. Monsieur le Général, que j'intervienne auprès de vous au nom de la mission religieuse qui m'a été confiée. Elle m’implique la charge de défendre respectueusement, mais fortement, le droit international que le droit de la guerre ne peut jamais enfreindre et la moralité éternelle que rien ne peut suspendre. Elle me fait un devoir de protéger les faibles et les désarmés qui sont ma famille à moi et dont les charges et les douleurs sont les miennes.

Vous êtes père, vous savez qu'il n'est pas de droit plus respectable et plus sain dans l'ordre humain que celui de la famille. Pour tout chrétien, l'inviolabilité de Dieu qui l'a instituée est en elle. Les officiers allemands qui logent depuis longtemps dans nos habitations savent combien l'esprit de famille tient à nos fibres les plus intimes dans la région du Nord et fait chez nous la douceur de la vie.

Aussi, disloquer la famille en arrachant des adolescents, des jeunes filles à leur foyer, ce n'est plus la guerre, c'est pour nous la torture, et la pire des tortures, la torture morale indéfinie. L'infraction au droit familial se doublerait d'une infraction aux exigences les plus délicates de la moralité. Celle-ci est exposée à des dangers dont la vue seule révolte tout homme honnête du fait de la promiscuité qui accompagne fatalement des enlèvements en masse, mêlant les sexes ou, tout au moins, des personnes de valeur morale très inégale. Des jeunes filles, d'une vie irréprochable, n'ayant commis d'autre délit que celui d'aller chercher du pain ou quelques pommes de terre pour nourrir une nombreuse famille, ayant au surplus purgé la peine légère que leur avait valu cette contravention, ont été enlevées. Leurs mères, qui avaient veillé de si près sur elles et qui n'avaient que cette unique joie de les garder près d'elles dans l'absence du père et des grands fils, partis ou tués à la guerre, sont seules maintenant. Elles portent ici et là leur désespoir et leur angoisse. Je dis ce que j'ai vu et entendu. Je sais que vous êtes étranger à ces rigueurs, vous êtes naturellement porté à l'équité, c'est pourquoi je prends la confiance de m'adresser à vous ; je vous prie de vouloir bien faire remettre d'urgence, au haut commandement militaire allemand, cette lettre d'un Évêque dont il se représentera facilement la tristesse profonde. Nous avons beaucoup souffert depuis vingt mois, mais aucun coup ne serait comparable à celui-ci. Il serait de plus aussi immérité que cruel et produirait dans toute la France une impression ineffaçable. Je ne puis croire qu'il nous sera porté. J'ai foi en la conscience humaine et je garde l'espoir que les jeunes gens et les jeunes filles appartenant a d'honnêtes familles et redemandés par elles, leur seront rendus et que le sentiment de la justice et de l'honneur prévaudra sur toute considération inférieure.

Signé : ALEXIS CHAROST, Evêque.

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