Dans la seconde
quinzaine d'août, alors que les nouvelles de Belgique commençaient à
devenir mauvaises, les Parisiens eurent la surprise de voir leurs
principales rues gardées par des marins.
Venus pour coopérer à la
défense éventuelle de la place, on les avait provisoirement chargés d'y
maintenir l'ordre. Et c'était avec condescendance et bonhomie que les
sergents de ville les initiaient aux lentes promenades et stations que
comporte le métier. Les uns réservistes, anciens chauffeurs ou
mécaniciens de la flotte, provenaient de centres industriels importants,
et ne dissimulaient pas leur satisfaction de se retrouver sur le pavé
d'une grande ville. Les autres, au contraire, étaient de jeunes marins
levés avec la dernière classe, longs-courriers, pêcheurs ou caboteurs
aux yeux candides dans des visages imberbes, qui s'ennuyaient déjà de ne
plus apercevoir la mer au bout de chaque avenue. Ils roulaient en
marchant, et ne savaient surtout quoi faire de leurs pauvres bras
ballants. Mais bientôt cols bleus et vareuses disparurent sous de
grandes capotes; des cartouchières pleines vinrent alourdir les
ceinturons, tandis que l'épée-baïonnette se mettait à battre plus sec
contre les mollets guêtrés de cuir. Tout en veillant sur la capitale,
nos matelots se transformaient peu à peu en soldats.
Aux
survivants de l'année terrible, leur présence rappelait le siège : le
Bourget, où les fusiliers marins, commandés par le capitaine de frégate
Lamothe-Thenet, avaient si bien bousculé la garde royale prussienne ; le
plateau d'Avron, sur lequel les canonniers de l'amiral Saisset
accomplirent des prodiges d'héroïsme et d'adresse ; la fameuse «
Joséphine », une pièce de 190 de marine, géante pour ce temps-là, que
l'on avait hissée tout en haut de Montmartre d'où elle réduisit au
silence plus d'une batterie allemande ; la canonnière la Farcy
les gabiers qui montaient les ballons, et tant d'autres. Est-ce que,
par hasard, nous allions revoir les sombres jours que l'apparition des
bérets à pompons rouges ramenait à la mémoire de tous?
Non ! La France, cette fois, n'avait pas attendu qu'il fût trop tard pour faire le suprême effort.
Endormie
par la captieuse chanson des amants de la paix à tout prix, il suffit
que fût déferlée l'affiche du grand branle-bas de combat, pour qu'elle
sortît de son dangereux sommeil. Et, instantanément, elle fut debout,
tout entière, à commencer par ceux qui, la veille, criaient le plus fort
: " A bas l'armée ! " Une France que nul ne soupçonnait, elle-même
moins que quiconque, calme, résolue, à la hauteur de tous les périls qui
fondaient sur elle. Plus de divisions politiques, plus seulement de
classes : la fraternité sous les armes, réalisée dès l'embarquement des
partants dans les trains de mobilisation, et imposant au reste l'union
sacrée de toutes les volontés. Malgré quoi, il nous fallut céder
d'abord, sous la pression des massés par trop énormes, tenues toutes
prêtes à se jeter sur un pays dont le plus grand tort était de ne pas
croire à la guerre. Mais nos admirables troupes ne reculaient que pour
prendre du champ, et faire tête au bon endroit. Pendant que, sur leurs
talons, se ruaient deux millions et demi d'Allemands qui hurlaient à la
déroute et à la mort, les nôtres marchaient à la victoire de la Marne.
Car, toujours et partout, le dernier mot reste aux forces morales les
mieux trempées, - et personne ne se doutait de celles que nous tenions
en réserve.
En attendant, Paris se préparait fiévreusement à recevoir l'ennemi.
Depuis
le débarquement de la première compagnie de fusiliers marins, il
n'avait cessé d'en arriver de nouvelles, provenant des différents ports
militaires, de Brest et de Lorient principalement. A la fin du mois
d'août, elles formaient deux régiments à trois bataillons chacun, soit
un total d'environ 6 000 hommes. Et je ne parle pas ici des canonniers
de la flotte qui vinrent armer certains forts des environs, où il fallut
réaliser de véritables tours de force pour être prêts à tirer dans le
délai fixé. Pas davantage de la flottille organisée sur la Seine, non
plus que des sections d'autocanons, automitrailleuses et
autoprojecteurs, tout cela monté par nos mathurins, et sorti comme par
enchantement du Grand Palais des ChampsElysées, devenu leur quartier
général. Car Paris, qui a toujours eu un faible pour eux, n'avait rien
trouvé de trop beau pour les loger.
Le meilleur moyen de défendre
une place consistant à en écarter l'adversaire, l'armée du camp
retranché fut envoyée au-devant de celle de von Kluck, qu'elle battit
sur les bords de l'Ourcq. Un détail, peu connu, mais caractéristique de
la prévoyance allemande : leur horde de tête comprenait tous les «
directeurs » des grands hôtels parisiens, concierges polyglottes,
garçons de restaurants, commis et autres espions qui pullulaient chez
nous jusqu'à la veille de la guerre. Ils devaient guider les
cambrioleurs à casque pointu dans leurs opérations de déménagement, et
avaient même préparé des fiches indiquant ce qu'il ne fallait pas
oublier d'emporter, ainsi que la rançon à exiger des principaux
habitants. J'ignore s'il existait également une liste des femmes et des
enfants à égorger ; mais, comme on le voit, rien n'avait été oublié pour
rendre aussi fructueux que possible le grand pillage auquel le kaiser
devait présider en personne. Malheureusement pour lui, entre la coupe et
les lèvres, se dressa. l'armée de Paris. Les deux régiments de marine,
qui en faisaient partie, avaient quitté le Grand Palais dans la matinée
du 2 septembre. Pas encore assez entraînés pour être exposés en première
ligne, ils formaient réserve dans le secteur Nord-Est de la défense.
Dès le lendemain, ils creusaient des tranchées autour du fort de
Gonesse, et y passaient les journées suivantes, attendant l'ennemi à
tout moment. La compagnie Pinguet, du 1er régiment, fut la seule à se
trouver engagée, du côté de Creil, avec une partie de uhlans qu'elle
dispersa brillamment. On sait ce qui arrêta le reste. Aussi, le 9 au
soir, la brigade navale fut-elle replacée en cantonnements dans la
banlieue, où elle acheva de s'organiser.
Car ces 6 000 hommes de
mer, qui se trouvaient réunis pour la première fois de leur vie, étaient
presque complètement étrangers aux choses militaires. Inexercés à la
marche, beaucoup n'avaient jamais tiré un coup de fusil, et la Marine
s'était vue dans l'impossibilité de leur fournir les objets de grand et
de petit équipement dont elle-même n'était pas approvisionnée. Et le
convoi ! Il était composé de voitures de livraison de tous les
commerces, portant les réclames les plus hétéroclites — par la suite on
les peignit uniformément en gris - et attelées de bêtes rassemblées au
petit bonheur, parmi lesquelles un malin hasard s'était complu à
rapprocher chevaux entiers et juments.
On devine les ruades et
bousculades qui s'ensuivaient, surtout sous la conduite de cochers
improvisés, beaucoup mieux préparés à mener une embarcation qu'un
attelage. Et lorsque la caravane arrivait à la halte du soir, c'était un
concert de hennissements qui empêchait tout le monde de dormir. Mais
chacun y mit tellement du sien qu'au bout d'une quinzaine, la brigade se
trouva pourvue de tout le nécessaire. On parvint même à lui adjoindre
un groupe de seize mitrailleuses, sous le commandement du lieutenant de
vaisseau de Meynard. Par ailleurs, son instruction avait été poussée
hâtivement, et elle possédait d'ores et déjà assez de cohésion pour être
employée n'importe où et contre qui, comme elle n'allait pas tarder à
le montrer.
in : Commandant Émile Vedel - "Nos marins à la guerre (sur mer et sur terre)... " , Payot, Paris,1916
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