jeudi 26 février 2015

L'épopée des Fusiliers-marins : II. En Belgique

II. - EN BELGIQUE 
Le 7 octobre, sept trains partis de Saint-Denis et de Villetaneuse emportaient nos matelots, enfin expédiés au front. Et trois jours plus tard, ces hommes, habitués à vivre nu-pieds sur le pont de leurs bateaux, fournissaient des étapes de 30 et 40 kilomètres, après avoir, pour leurs débuts, tenu tête aux meilleures troupes allemandes ! En dehors de l'ardeur vraiment patriotique qu'ils déployèrent pour se mettre le plus vite possible à la hauteur de leurs nouveaux devoirs, il faut rapporter tout le mérite d'un pareil résultat aux efforts surhumains de leurs officiers, à commencer par le contre-amiral Ronarc'h Car — c'est bien le cas de le dire - tel chef, tels soldats. Et je m'en voudrais de changer un seul mot au portrait que me traçait de lui un de ses jeunes lieutenants : « Taille moyenne, mais bien prise, Une tête énergique sur un corps solidement musclé. Actif et résolu. Breton dans toute l'acception du terme, y compris la légendaire opiniâtreté. Exigeant des autres autant qu'il est prêt à donner lui-même, quoique plus sensible à leurs fatigues qu'aux siennes propres. Rappelle le mot éternellement vrai, que l'homme de guerre vaut surtout par le caractère. » Mais les entraîneurs directs de la brigade furent plus spécialement les lieutenants de vaisseaux, capitaines des compagnies, qui, heureusement, avaient presque tous passé par le bataillon-école de Lorient. Leur infatigable dévouement reste au-dessus de tout éloge, comme l'exemple qu'ils donnèrent sans marchander. 
 
Ce n'est plus un secret pour personne que les Anglais et nous avons tenté l'impossible afin de secourir Anvers. Or, les fusiliers marins devaient se joindre aux forces que nous concentrions à cet effet dans la région de Dunkerque. Mais aucun ciment armé, pas plus à Anvers qu'à Liège, Namur ou Maubeuge, ne se montra capable de résister aux monstrueux obusiers allemands de 420, non plus qu'aux canons autrichiens de 305, ceux-ci doués d'une portée supérieure à celle de nos batteries de forteresse qui, par suite, ne pouvaient même pas riposter. C'était la faillite du béton, amenant en très peu de jours la chute des places réputées les plus imprenables.
 

Quand la brigade navale entra en gare de Dunkerque, humant à pleines narines les senteurs familières de la marée, elle reçut avis de continuer directement sur Anvers. La nouvelle fut accueillie par un double cri, longuement répété, de : " Vive la France ! " "Vive la Belgique ! " Recevoir le baptême du feu à côté de nos sauveurs, les Belges, avec le roi Albert comme parrain et au son du plus fameux carillon qui soit au monde, le tout accompagné par une distribution de dragées de la taille de celles que jetaient les Allemands, il y avait, en effet, de quoi satisfaire les plus difficiles. Et voilà les deux régiments de marins roulant à travers la Belgique, acclamés partout, et demandant à chaque station où se trouve l'ennemi, avec lequel il leur tarde d'en venir aux mains. 
 
« Nous devions d'abord nous arrêter à Dunkerque - écrit le quartier-maître fourrier M. F. —
mais nous n'y étions pas depuis dix minutes qu'on nous faisait repartir. Et comme nous avons mis le cap à l'Est, j'en ai conclu que nous allions en Belgique. Le voyage s'est admirablement passé.
A la petite gare de Noyelles, des dames « de la haute », avec de petits tabliers de dentelle, nous ont fait des tas de cadeaux. Exemple : j'ai eu un caleçon en laine, une bougie, des allumettes, du pain et une pomme, cinq cigarettes et deux sous. 
 
J'en suis resté baba, et la charmante jeune femme qui me les offrait encore bien plus, quand je lui eus baisé la main en lui disant que la faveur qu'elle m'accordait mettait le comble à ses gâteries, et que je pourrais me battre gaiement après le sourire d'une jolie Française. Et ces choses idiotes, il fallait voir le pauvre être ignoble qui les débitait, sale à faire honte à l'aveugle du pont roulant de Saint-Malo. Ici, en Belgique, nous sommes reçus à bras ouverts, mais, en notre qualité de marins, un peu regardés comme des bêtes curieuses. Tout va bien et continuera d'aller pour le mieux, soyez en sûrs. Mort aux Boches !  Bravoure et galanterie, misère et belle humeur, ce sont toutes les vieilles traditions de la marine française qui se retrouvent dans cette lettre exquise. 

A Gand, le 8, ordre de descendre, la voie étant coupée au delà. Anvers va capituler et les Allemands avancent en force par la ligne Bruxelles-Alost, pour essayer de prendre en flanc l'armée belge qui opère fièrement sa retraite sur Bruges, en laissant Gand à gauche. Mais si l'on veut sauver l'artillerie et les convois, c'est-à-dire de quoi continuer la lutte ailleurs, il faut arrêter l'ennemi pendant quarante-huit heures. Puisque voilà des marins qui lui tombent du ciel, le général Pau, chargé de rétablir la situation, va les adjoindre aux troupes du général Clothen (Belge), pour faire digue et tenir le temps nécessaire. La seule faveur qu'ils réclament est de se voir confier le poste le plus avancé, en extrême pointe sur les deux routes par où viendront les Allemands. 
 
Le soir tombe, quand les derniers matelots descendent à Gand. C'est l'heure magique où les façades de ses délicieuses vieilles maisons se reflètent en violet dans les eaux vives qui courent partout, tandis que se mettent à rougeoyer leurs hauts pignons à escaliers. Alentour règne un horizon de velours vert, partout coupé de calmes rivières et que tachettent les dernières floraisons d'automne. Plus loin, des fouillis de villages et de fermes cossues au milieu de bouquets d'arbres : toutes les magnificences par lesquelles le travail et l'art ont su embellir et varier une nature aussi grasse que monotone. Mais les arrivants n'ont pas loisir d'admirer. La seule chose qu'ils voient de la ville, c'est l'élan qui porte sa population tout entière au-devant d'eux, dont elle espère le salut. Ils annoncent qu'une division anglaise les suit, et les bonnes gens de Gand se reprennent à espérer, ne sachant comment assez bienvenir leurs défenseurs imprévus. Ceux-ci sont logés n'importe où, pour passer cette suprême veillée des armes. 
 
Le lendemain matin, 9 octobre, la brigade effectue son rassemblement sur le champ de manœuvres de Ledeberg, situé dans le Sud-Est de la ville. Après quoi, déjeuner hâtif, pendant lequel on vient prévenir que les avant-gardes ennemies ont franchi la Dendre, et peuvent déboucher d'une minute à l'autre. Les deux régiments sont immédiatement envoyés : le premier sur la rive gauche de l'Escaut, en aval de la ville, pour barrer la route de Termonde ; le deuxième, sur la rive droite, où il va occuper le front Gontrode-Quadrecht qui ferme, en amont de Melle, la route d'Alost. Ils y trouvent des tranchées toutes préparées et n'ont plus qu'à attendre l'ouverture du bal. C'est l'artillerie qui, de loin, commence le branle, et le même petit fourrier que tout à l'heure se hâte de griffonner quelques lignes à sa famille : « Je vous ai envoyé hier soir une lettre de Gand qui nous a fait un accueil émouvant d'enthousiasme. Je profite d'un repos en plein champ, pour vous envoyer toute ma tendresse sur cette carte, la dernière qui me reste de France. Quelle joie ! Nous sommes déjà « pompettes » d'entendre le canon. » Et ils sont tous comme ça, en proie à cette sorte d'ivresse que l'approche du danger inspire aux vrais braves. 

 in : Commandant Émile Vedel -  "Nos marins à la guerre (sur mer et sur terre)... " , Payot, Paris,1916

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