Le 7 octobre, sept trains
partis de Saint-Denis et de Villetaneuse emportaient nos matelots, enfin
expédiés au front. Et trois jours plus tard, ces hommes, habitués à
vivre nu-pieds sur le pont de leurs bateaux, fournissaient des étapes de
30 et 40 kilomètres, après avoir, pour leurs débuts, tenu tête aux
meilleures troupes allemandes ! En dehors de l'ardeur vraiment
patriotique qu'ils déployèrent pour se mettre le plus vite possible à la
hauteur de leurs nouveaux devoirs, il faut rapporter tout le mérite
d'un pareil résultat aux efforts surhumains de leurs officiers, à
commencer par le contre-amiral Ronarc'h Car — c'est bien le cas de le
dire - tel chef, tels soldats. Et je m'en voudrais de changer un seul
mot au portrait que me traçait de lui un de ses jeunes lieutenants : «
Taille moyenne, mais bien prise,
Une tête énergique sur un corps solidement musclé. Actif et résolu.
Breton dans toute l'acception du terme, y compris la légendaire
opiniâtreté. Exigeant des autres autant qu'il est prêt à donner
lui-même, quoique plus sensible à leurs fatigues qu'aux siennes propres.
Rappelle le mot éternellement vrai, que l'homme de guerre vaut surtout
par le caractère. » Mais les entraîneurs directs de la brigade furent
plus spécialement les lieutenants de vaisseaux, capitaines des
compagnies, qui, heureusement, avaient presque tous passé par le
bataillon-école de Lorient. Leur infatigable dévouement reste au-dessus
de tout éloge, comme l'exemple qu'ils donnèrent sans marchander.
Ce
n'est plus un secret pour personne que les Anglais et nous avons tenté
l'impossible afin de secourir Anvers. Or, les fusiliers marins devaient
se joindre aux forces que nous concentrions à cet effet dans la région
de Dunkerque. Mais aucun ciment armé, pas plus à Anvers qu'à Liège,
Namur ou Maubeuge, ne se montra capable de résister aux monstrueux
obusiers allemands de 420, non plus qu'aux canons autrichiens de 305,
ceux-ci doués d'une portée supérieure à celle de nos batteries de
forteresse qui, par suite, ne pouvaient même pas riposter. C'était la
faillite du béton, amenant en très peu de jours la chute des places
réputées les plus imprenables.
Quand la brigade navale entra en
gare de Dunkerque, humant à pleines narines les senteurs familières de
la marée, elle reçut avis de continuer directement sur Anvers. La
nouvelle fut accueillie par un double cri, longuement répété, de : "
Vive la France ! " "Vive la
Belgique ! " Recevoir le baptême du feu à côté de nos sauveurs, les
Belges, avec le roi Albert comme parrain et au son du plus fameux
carillon qui soit au monde, le tout accompagné par une distribution de
dragées de la taille de celles que jetaient les Allemands, il y avait,
en effet, de quoi satisfaire les plus difficiles. Et voilà les deux
régiments de marins roulant à travers la Belgique, acclamés partout, et
demandant à chaque station où se trouve l'ennemi, avec lequel il leur
tarde d'en venir aux mains.
« Nous devions d'abord nous arrêter à Dunkerque - écrit le quartier-maître fourrier M. F. —
mais
nous n'y étions pas depuis dix minutes qu'on nous faisait repartir. Et
comme nous avons mis le cap à l'Est, j'en ai conclu que nous allions en
Belgique. Le voyage s'est admirablement passé.
A la petite gare
de Noyelles, des dames « de la haute », avec de petits tabliers de
dentelle, nous ont fait des tas de cadeaux. Exemple : j'ai eu un caleçon
en laine, une bougie, des allumettes, du pain et une pomme, cinq
cigarettes et deux sous.
J'en suis resté baba, et la charmante
jeune femme qui me les offrait encore bien plus, quand je lui eus baisé
la main en lui disant que la faveur qu'elle m'accordait mettait le
comble à ses gâteries, et que je pourrais me battre gaiement après le
sourire d'une jolie Française. Et ces choses idiotes, il fallait voir le
pauvre être ignoble qui les débitait, sale à faire honte à l'aveugle du
pont roulant de Saint-Malo. Ici, en Belgique, nous sommes reçus à bras
ouverts, mais, en notre qualité de marins, un peu regardés comme des
bêtes curieuses. Tout va bien et continuera d'aller pour le mieux,
soyez en sûrs. Mort aux Boches !
Bravoure et galanterie, misère et belle humeur, ce sont toutes les
vieilles traditions de la marine française qui se retrouvent dans cette
lettre exquise.
A Gand, le 8, ordre de descendre, la voie étant
coupée au delà. Anvers va capituler et les Allemands avancent en force
par la ligne Bruxelles-Alost, pour essayer de prendre en flanc l'armée
belge qui opère fièrement sa retraite sur Bruges, en laissant Gand à
gauche. Mais si l'on veut sauver l'artillerie et les convois,
c'est-à-dire de quoi continuer la lutte ailleurs, il faut arrêter
l'ennemi pendant quarante-huit heures. Puisque voilà des marins qui lui
tombent du ciel, le général Pau, chargé de rétablir la situation, va les
adjoindre aux troupes du général Clothen (Belge), pour
faire digue et tenir le temps nécessaire. La seule faveur qu'ils
réclament est de se voir confier le poste le plus avancé, en extrême
pointe sur les deux routes par où viendront les Allemands.
Le
soir tombe, quand les derniers matelots descendent à Gand. C'est l'heure
magique où les façades de ses délicieuses vieilles maisons se reflètent
en violet dans les eaux vives qui courent partout, tandis que se
mettent à rougeoyer leurs hauts pignons à escaliers. Alentour règne un
horizon de velours vert, partout coupé de calmes rivières et que
tachettent les dernières floraisons d'automne. Plus loin, des fouillis
de villages et de fermes cossues au milieu de bouquets d'arbres : toutes
les magnificences par lesquelles le travail et l'art ont su embellir et
varier une nature aussi grasse que monotone. Mais les arrivants n'ont
pas loisir d'admirer. La seule chose qu'ils voient de la ville, c'est
l'élan qui porte sa population tout entière au-devant d'eux, dont elle
espère le salut. Ils annoncent qu'une division anglaise les suit, et les
bonnes gens de Gand se reprennent à espérer, ne sachant comment assez
bienvenir leurs défenseurs imprévus. Ceux-ci sont logés n'importe où,
pour passer cette suprême veillée des armes.
Le lendemain matin, 9
octobre, la brigade effectue son rassemblement sur le champ de
manœuvres de Ledeberg, situé dans le Sud-Est de la ville. Après quoi,
déjeuner hâtif, pendant lequel on vient prévenir que les avant-gardes
ennemies ont franchi la Dendre, et peuvent déboucher d'une minute à
l'autre. Les deux régiments sont immédiatement envoyés : le premier sur
la rive gauche de l'Escaut, en aval de la ville, pour barrer la route de
Termonde ; le deuxième, sur la rive droite, où il va occuper le front
Gontrode-Quadrecht qui ferme, en amont de Melle, la route d'Alost. Ils
y trouvent des tranchées toutes préparées et n'ont plus qu'à attendre
l'ouverture du bal. C'est l'artillerie qui, de loin, commence le branle,
et le même petit fourrier que tout à l'heure se hâte de griffonner
quelques lignes à sa famille : « Je vous ai envoyé hier soir une lettre
de Gand qui nous a fait un accueil émouvant d'enthousiasme. Je profite
d'un repos en plein champ, pour vous envoyer toute ma tendresse sur
cette carte, la dernière qui me reste de France. Quelle joie ! Nous
sommes déjà « pompettes » d'entendre le canon. » Et ils sont tous comme
ça, en proie à cette sorte d'ivresse que l'approche du danger inspire
aux vrais braves.
in : Commandant Émile Vedel - "Nos marins à la guerre (sur mer et sur terre)... " , Payot, Paris,1916
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