A 6 h. 1/2 du soir, nos matelots
traversèrent Gand, anxieusement interrogés par les habitants, auxquels
on n'osait pas dire la vérité. Comme on eût mieux fait, pourtant ! Et
non seulement là, mais partout où, confiants que les Allemands
respecteraient les lois les plus élémentaires de l'humanité nous leur
abandonnâmes de malheureuses populations auxquelles ils allaient faire
renouer connaissance avec toutes les barbaries oubliées depuis des
siècles, pillage à blanc, destructions systématiques, incendie, viol,
massacres en foule, abominables persécutions et cruautés les plus
atroces, en un mot, l'infernal aboutissement de la fameuse Kultur
germanique. Mais on ne savait pas encore de quoi elle était capable, et
c'était avec l'insouciance propre aux gens de mer que les nôtres
quittaient la Venise de l'Escaut.
Aux portes, deux rangées
d'hommes allongés coude à coude les mettent en joue. C'est
l'arrière-garde anglaise qui les prend pour des Allemands, erreur
reconnue à temps. Puis, la vaste plaine.
Des
eaux fuligineuses monte une brume fantastique, dont les écharpes
blanches s'accrochent aux arbres. Avec cet étrange éclairage, tout prend
des aspects inquiétants, surtout aux yeux d'hommes exténués qui
marchent à demi endormis, pesamment chargés et le ventre creux. Ils se
dirigent sur Thielt, mais en passant par Aeltre, pour laisser la route
aux attelages, et cela représente une première étape de 35 kilomètres
qui sera vaillamment franchie dans la nuit, sans laisser un seul
traînard.
A Aeltre, où les deux régiments arrivent entre 7 et 9
heures du matin, on prend des cantonnements d'alerte, « quelques heures
de repos dans de mauvaises granges - inscrit le lieutenant de vaisseau
Cantener sur son journal. On allait déjeuner, quand arrive l'ordre de
rassemblement. Départ à midi, en abandonnant avec regrets l'omelette
préparée.
On déjeunera, en chemin, d'une boite de conserve.
De
Aeltre à Thielt, 20 kilomètres de route pavée, sous de grands beaux
arbres. De chaque côté, fermes et riches cultures forment un tableau
dans le genre de ceux où Van der Meulen a peint les guerres de Louis XIV
en Flandre. Arrivée à 4 heures du
soir, en même temps que la 7e division anglaise. Celle-ci salue avec
admiration notre intrépide brigade navale qui, après quarante-huit
heures de combat succédant àdeux jours de voyage, vient de couvrir 55
kilomètres en vingt heures. Grand remue-ménage, bien on le pense, dans
cette petite ville où se trouvent rassemblés quelque 40 000 ou 50 000
hommes de toutes armes comme de toutes nationalités, et que traversent
d'intermi- nables files de batteries d'artillerie, d'escadrons de
cavalerie, d'émigrants, de convois et d'automobiles. Une malheureuse
créature est poursuivie par la foule, qui veut l'écharper. L'un de nos
officiers s'interpose et découvre en elle une sœur converse des Dames
Assomptionnistes que le peu d'agréments de sa personne et un costume par
trop dénué de coquetterie avaient fait prendre pour un espion allemand
déguisé en femme. Le lendemain matin, 13 octobre, on se sépare. Les
Anglais descendent sur Ypres en passant par Roulers, où ils se battront
avec acharnement. Nos marins filent vers Thourout, et y entrent au soir,
sous une pluie diluvienne. Là, ils ont l'insigne honneur d'être placés
sous les ordres immédiats de S. M. le roi des Belges.
Va-t-on
essayer de sauver Ostende, et pour cela faire tête sur le front : marais
de Ghistelles — bois de Wynendaele - Cortemarck - Staden Menin? Il en
est question, et, après une nuit de repos largement gagné, les fusiliers
marins se portent à l'Ouest de Peereboom, pour s'y organiser
défensivement, en formation articulée. On leur adjoint un groupe
d'artillerie belge (commandant Ponthus) qui ne les quittera pas de
longtemps. Mais, à minuit, décision est prise de se replier derrière
l'Yser, dont la ligne offre un meilleur point d'appui. Le mouvement
commence vers 4 heures du matin, le 15, par des routes de plus en plus
encombrées. Itinéraire : Werken, Eessen, Dixmude, que l'on atteint un
peu avant midi.
Les Allemands nous suivent à vingt-quatre heures
près, ayant couché le 13 à Thielt et le 14 à Thourout. Ils vont arriver
en colonnes profondes, déterminés à conquérir Calais, la mer, Paris,
l'Angleterre, que sait-on d'autre ? L'ambition de leur kaiser ne connaît
plus de bornes ! Mais s'ils ont l'avantage du nombre et la supériorité
de l'armement, il nous reste l'invincible résolution que les outrages
accumulés, la moins justifiée des agressions et la perspective d'être
brutalement spoliés de tout, mettent au cœur des plus pacifiques.
L'ordre est de tenir coûte que coûte. Pour la brigade navale, en
particulier, qui sera encore l'héroïne de cette nouvelle fête, il s'agit
de garder à tout prix, mais cette fois pendant quatre jours, la gare de
Dixmude par où doit s'écouler tout le matériel provenant d'Anvers.
C'est là que se déroulera le second chant de son épopée. Et pour en
finir avec le premier, inscrivons ici le nom qu'il portera dans
l'histoire, celui de Melle, la jolie petite ville dentellière autour de
laquelle se sont livrés les combats que nous venons de relater
sommairement. Ce nom désormais fameux, il est d'ailleurs plus que
probable que nous aurons incessamment occasion de le lire, brodé en or
éblouissant, sur le bel étendard tout neuf de nos marins, où il
voisinera avec ceux de Dixmude et de Nieuport, en attendant mieux.
in : Commandant Émile Vedel - "Nos marins à la guerre (sur mer et sur terre)... " , Payot, Paris,1916
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