jeudi 26 février 2015

L'épopée des Fusiliers-maris : IV - en retraite

IV. — EN RETRAITE
A 6 h. 1/2 du soir, nos matelots traversèrent Gand, anxieusement interrogés par les habitants, auxquels on n'osait pas dire la vérité. Comme on eût mieux fait, pourtant ! Et non seulement là, mais partout où, confiants que les Allemands respecteraient les lois les plus élémentaires de l'humanité nous leur abandonnâmes de malheureuses populations auxquelles ils allaient faire renouer connaissance avec toutes les barbaries oubliées depuis des siècles, pillage à blanc, destructions systématiques, incendie, viol, massacres en foule, abominables persécutions et cruautés les plus atroces, en un mot, l'infernal aboutissement de la fameuse Kultur germanique. Mais on ne savait pas encore de quoi elle était capable, et c'était avec l'insouciance propre aux gens de mer que les nôtres quittaient la Venise de l'Escaut. 
 
Aux portes, deux rangées d'hommes allongés coude à coude les mettent en joue. C'est l'arrière-garde anglaise qui les prend pour des Allemands, erreur reconnue à temps. Puis, la vaste plaine.
Des eaux fuligineuses monte une brume fantastique, dont les écharpes blanches s'accrochent aux arbres. Avec cet étrange éclairage, tout prend des aspects inquiétants, surtout aux yeux d'hommes exténués qui marchent à demi endormis, pesamment chargés et le ventre creux. Ils se dirigent sur Thielt, mais en passant par Aeltre, pour laisser la route aux attelages, et cela représente une première étape de 35 kilomètres qui sera vaillamment franchie dans la nuit, sans laisser un seul traînard. 
 
A Aeltre, où les deux régiments arrivent entre 7 et 9 heures du matin, on prend des cantonnements d'alerte, « quelques heures de repos dans de mauvaises granges - inscrit le lieutenant de vaisseau Cantener sur son journal. On allait déjeuner, quand arrive l'ordre de rassemblement. Départ à midi, en abandonnant avec regrets l'omelette préparée. 
 
On déjeunera, en chemin, d'une boite de conserve.

De Aeltre à Thielt, 20 kilomètres de route pavée, sous de grands beaux arbres. De chaque côté, fermes et riches cultures forment un tableau dans le genre de ceux où Van der Meulen a peint les guerres de Louis XIV en Flandre. Arrivée à 4 heures du soir, en même temps que la 7e division anglaise. Celle-ci salue avec admiration notre intrépide brigade navale qui, après quarante-huit heures de combat succédant àdeux jours de voyage, vient de couvrir 55 kilomètres en vingt heures. Grand remue-ménage, bien on le pense, dans cette petite ville où se trouvent rassemblés quelque 40 000 ou 50 000 hommes de toutes armes comme de toutes nationalités, et que traversent d'intermi- nables files de batteries d'artillerie, d'escadrons de cavalerie, d'émigrants, de convois et d'automobiles. Une malheureuse créature est poursuivie par la foule, qui veut l'écharper. L'un de nos officiers s'interpose et découvre en elle une sœur converse des Dames Assomptionnistes que le peu d'agréments de sa personne et un costume par trop dénué de coquetterie avaient fait prendre pour un espion allemand déguisé en femme. Le lendemain matin, 13 octobre, on se sépare. Les Anglais descendent sur Ypres en passant par Roulers, où ils se battront avec acharnement. Nos marins filent vers Thourout, et y entrent au soir, sous une pluie diluvienne. Là, ils ont l'insigne honneur d'être placés sous les ordres immédiats de S. M. le roi des Belges. 
 
Va-t-on essayer de sauver Ostende, et pour cela faire tête sur le front : marais de Ghistelles — bois de Wynendaele - Cortemarck - Staden Menin? Il en est question, et, après une nuit de repos largement gagné, les fusiliers marins se portent à l'Ouest de Peereboom, pour s'y organiser défensivement, en formation articulée. On leur adjoint un groupe d'artillerie belge (commandant Ponthus) qui ne les quittera pas de longtemps. Mais, à minuit, décision est prise de se replier derrière l'Yser, dont la ligne offre un meilleur point d'appui. Le mouvement commence vers 4 heures du matin, le 15, par des routes de plus en plus encombrées. Itinéraire : Werken, Eessen, Dixmude, que l'on atteint un peu avant midi. 
 
Les Allemands nous suivent à vingt-quatre heures près, ayant couché le 13 à Thielt et le 14 à Thourout. Ils vont arriver en colonnes profondes, déterminés à conquérir Calais, la mer, Paris, l'Angleterre, que sait-on d'autre ? L'ambition de leur kaiser ne connaît plus de bornes ! Mais s'ils ont l'avantage du nombre et la supériorité de l'armement, il nous reste l'invincible résolution que les outrages accumulés, la moins justifiée des agressions et la perspective d'être brutalement spoliés de tout, mettent au cœur des plus pacifiques. L'ordre est de tenir coûte que coûte. Pour la brigade navale, en particulier, qui sera encore l'héroïne de cette nouvelle fête, il s'agit de garder à tout prix, mais cette fois pendant quatre jours, la gare de Dixmude par où doit s'écouler tout le matériel provenant d'Anvers. C'est là que se déroulera le second chant de son épopée. Et pour en finir avec le premier, inscrivons ici le nom qu'il portera dans l'histoire, celui de Melle, la jolie petite ville dentellière autour de laquelle se sont livrés les combats que nous venons de relater sommairement. Ce nom désormais fameux, il est d'ailleurs plus que probable que nous aurons incessamment occasion de le lire, brodé en or éblouissant, sur le bel étendard tout neuf de nos marins, où il voisinera avec ceux de Dixmude et de Nieuport, en attendant mieux. 

 in : Commandant Émile Vedel -  "Nos marins à la guerre (sur mer et sur terre)... " , Payot, Paris,1916

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