Mais
tout a un terme : 21 jours se sont écoulés, en sus des quatre pendant
lesquels on avait demandé à nos marins de barrer la route aux Allemands.
Faute des renforts promis, ils vont être obligés de se replier devant
la formidable pression de toute une armée. La nuit du 9
au 10 novembre a été relativement calme, quand, au point du jour, le
bombardement reprend avec une intensité qui n'a pas été atteinte
jusque-là.
Les coups se succèdent de seconde en seconde,
s'abattant sur la ville, dans les tranchées, écrêtant les digues et
fauchant les réserves. « 11 heures. Les arbres du canal tombent l'un
après l'autre. Deux de nos tranchées sont encore effondrées, sans qu'on
puisse aller en retirer nos morts et nos blessés.
Et cela
continue ! » marque le lieutenant de vaisseau Cantener, dont la 11e
compagnie, nous l'avons vu, occupe le terrain compris entre ce canal de
Handzaeme et la route de Keyem. C'est alors qu'un secteur voisin, sur la
droite, mais que n'occupaient pas des matelots, se trouve brusquement
débordé par le flot des Allemands qui montait toujours.
« J'ai
prévu le cas, — poursuit notre précieux témoin. L'officier des équipages
Le Provost, avec sa section, court se poster contre la berge du canal
de Handzaeme, d'où il les prendra en flanc. Oui, seulement eux aussi ont
prévu, et parent. Avec une précision mathématique, trois rafales d'obus se succèdent, tuant la moitié des hommes et dispersant le reste
de la section. Enfin, notre tir à nous arrête les Allemands qui se
replient en massa- crant leurs prisonniers belges. Mais, de l'autre côté
du canal, ils continuent à affluer vers la ville. Il faut faire face
partout à la fois, et ça commence à bine plus être drôle du tout. En vain, j'essaie de |;i
communiquer avec les compagnies déployées sur ma gauche (la 10e,
capitaine Baudry, qui vient d'être tué, et la 9e, capitaine Béra). Tous
les hommes de liaison tombent sans pouvoir franchir la route de Keyem.
Que se passe-t-il derrière nous?
On ne le devine que trop !
« De tous côtés, maisons, ruines et fossés se sont peu à peu remplis de Boches. 4 heures du soir. Voilà plus de vingt fois que je regarde ma montre. Ne
recevant plus d'ordres de personne (le capitaine de frégate Rabot,
commandant le secteur, est mort), j'avais décidé que si, par miracle, je
pouvais tenir jusqu'à la nuit, j'essaierais de ramener à l'Yser le
reste de ma compagnie et des voisines de gauche. Je n'ai plus qu'une
quinzaine d'hommes autour de moi. Pourquoi l'ennemi ne nous charge-t-il
pas? Incompréhensible ! Un moment, il éclate tant d'obus autour de nous
que nous avons la sensation d'être protégés des balles par ce déluge de
mitraille. et nous entamons une boite Id'endaubage avec du chocolat
comme dessert. Il est tout de même temps de déjeuner ! »
Dans
l'intervalle, les Allemands ont tourné les débris de la 12e compagnie
qui ne compte plus que quelques fusils en ligne et les font prisonniers,
ainsi que le capitaine Sérieyx, adjudant-major du bataillon. Ils les
entraînent vers la rivière à la- quelle ils cherchent un passage.
Mais,
suivant leur lâche habitude, ce sera en les plaçant devant eux, comme
boucliers, contre le tir des tranchées que masque la rive gauche de
l'Yser. « Dites-leur de se rendre », enjoint un officier au capitaine
Sérieyx. « Vous plaisantez - répond celui-ci avec le plus grand
sang-froid — nous avons là au moins 10000 hommes ! » A cet instant, une
balle lui traverse le bras, ce dont il profite pour tomber à terre,
exprès. Il a vu que des marins, en réserve de l'autre côté du canal, ont
pris une , passerelle volante qui demeure cachée aux Allemands
et arrivent à leur secours. Sur un signe de lui, ses hommes se laissent
rouler du haut en bas du talus et, tous ensemble, franchissent l'Yser
glacé à la nage, — le capitaine Sérieyx malgré son bras cassé. Ils
étaient sauvés !
Revenons maintenant à ceux que nous avons
abandonnés tout à l'heure. Ils se trouvaient au milieu des circonstances
les plus critiques, et j le même
journal que précédemment va nous montrer comment ils en sont sortis à
leur honneur. « Enfin, voici la nuit. En nous faufilant, nous parvenons à
traverser la route de Keyem. Je recueille I en passant ce qui reste des compagnies 9 et 10.
Devisse
réussit à remettre en action une mitrailleuse belge. Quelques salves
bien envoyées arrêtent les Allemands trop entreprenants du côté nord, et
une pointe poussée vers la ville par une demisection intimide ceux du
sud. Ils doivent nous croire bien pris et veulent sans doute se masser
avant d'enlever nos tranchées. Nous formons un petit carré de protection
et allons ramasser ce que nous pouvons de nos blessés. En silence, nous
partons. Ciel couvert, pas de lune. Au loin, une ferme qui brûle assure
à peu près notre direction.
Pendant cinq mortelles heures, nous
nous glissons par les marais. On s'embourbe dans les ruisseaux vaseux où
l'on risque à tout moment de s'enliser.
Mais nous avons la
chance de n'essuyer que quelques coups de fusil auxquels nous nous
gardons bien de répondre, afin de ne pas nous signaler. On se servira de
la baïonnette seulement si nous sommes attaqués. Nous arrivons enfin à
l'Yser.
O bonheur ! la passerelle volante y est encore, à 200 mètres du pont-route où la bataille fait rage.
On
nous reconnaît, nous passons. » C'étaient 481 hommes, ralliés un peu
partout, que les lieutenants de vaisseau Cantener et Béra ramenaient,
avec leurs armes et équipements presque complets, contre toute
espérance, ayant accompli une retraite aussi pénible que glorieuse. Et
quelle littérature vaudra jamais le simple et émouvant récit qui
précède?
Dans Dixmude même, les actes d'héroïsme sont
innombrables. Mais ils ne peuvent aboutir à la conservation de la ville
que l'amiral se décide à évacuer, pour se mettre en mesure d'arrêter
l'ennemi sur l'Yser même. On fait sauter les ponts (le pont-route et
celui du chemin de fer) et, à 5 heures, les ruines de ce qui fut Dixmude
restent au pouvoir des Allemands. Maigre conquête, au regard de leurs
colossales hécatombes ! Quoique beaucoup moins important, le nombre de
nos tués et blessés était encore assez élevé. Parmi les premiers, le
capitaine de frégate Rabot, les lieutenants de vaisseau Baudry, Kirsch,
d'Albiat, Modet, Gouin et Lucas, les enseignes de Montgolfier — qui
mourut « heureux, dit-il, de donner sa vie pour la France» — de
Lorgeril, de Nanteuil, le médecin principal Lecœur. Au nombre des
seconds, le capitaine de vaisseau Varney, le lieutenant de vaisseau
Sérieyx, les enseignes Melchior, Kez-Lombardie, les officiers des
équipages Paul et Charrier.
in : Commandant Émile Vedel - "Nos marins à la guerre (sur mer et sur terre)... " , Payot, Paris,1916
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