Dans
la nuit du 25 au 26, se produisit une alerte encore inexpliquée. Une
colonne ennemie, forte d'un demi-bataillon, trouva le moyen de
s'introduire en ville, soit qu'elle ait réussi à se faufiler entre deux
tranchées dont la défense était harassée, soit par un souterrain
aboutissant aux caves de certaines maisons suspectes. Refoulant tout
devant eux, les Allemands parvinrent jusqu'au pont-route, où la
sentinelle fut tuée. L'enseigne de vaisseau de Lambertye, qui veut,
nouvel Horatius Coclès, leur barrer le chemin à lui tout seul, tombe
percé de deux coups de baïonnette, - auxquels il échappa
miraculeusement. Au bruit, tranchées et mitrailleuses de la rive gauche
ouvrent le feu et couchent les trois quarts des assaillants par terre.
Mais une centaine passent et continuent droit devant eux, tirant sur tout ce qu'ils rencontrent.
C'est
ainsi que sont fusillés à bout portant le médecin principal
Duguet-Leffran (tué) et l'abbé Le Helloco, aumônier du 2e régiment
(blessé). Un peu plus loin, ils surprennent et emmènent le capitaine de
frégate Jeanniot, de repos cette nuit-là, qui sortait pour mettre en
action la réserve du secteur. Puis les Allemands, avec quelques Belges
et marins qu'ils ont ramassés chemin faisant, vont se raser derrière une
haie, où ils sont découverts au petit matin et bientôt cernés. Avant de
se rendre, ils eurent malheureusement le temps d'assassiner une partie
de leurs prisonniers, dont le commandant Jeanniot. L'amiral fit exécuter
séance tenante un certain nombre de ces misérables, en attendant que la
gendarmerie eût établi le plus ou moins de responsabilité des autres. Et
les officiers de la brigade, les rares qui survivent à l'enfer de
Dixmude, se demandent toujours si cette échauffourée n'était pas une
répétition préparatoire à la surprise du 10 novembre.
Depuis
longtemps, la ville n'est plus qu'un amas de briques et de moellons
noircis par le feu, d'où s'échappent de lourdes fumerolles, comme d'un
volcan mal éteint. Demeurent seuls debout quelques pignons veufs de
leurs toitures, avec des châssis de fenêtres vides qui pendent
lamentable- ment. D'immenses entonnoirs, creusés par les « marmites »,
coupent les rues : au fond de l'un d'entre eux, gît une charrette et son
attelage. Blessé par deux balles de shrapnell, le lieutenant de vaisseau
de Meynard est porté dans une maison un peu plus épargnée que les
autres, mais pendant que le docteur Lecœur achève son pansement, tous
deux dégringolent dans la cave, et ce ne fut pas sans peine qu'on
parvint à les en retirer. A un moment donné, nous manquons d'être
enfoncés du côté du cimetière, où le lieutenant de vaisseau Martin des
Pallières, après avoir repoussé plusieurs attaques d'une violence
inouïe, est coupé en deux par un boulet. Le jour suivant, ce sera
ailleurs qu'il faudra tenir bon, car les Allemands ne nous laissent plus
une minute de répit, tournant autour de Dixmude comme une bande de
chacals qui attendent l'heure de la curée. Des troupes fraîches, ils en
amènent constamment et toujours, alors que, semblable à l'écueil qui
s'émiette sous le refrain des vagues perpétuellement renouvelées, la
brigade s'épuise, fond comme de la cire.
Tant pis ! On en sera
quitte pour se dédoubler, par un prodige que va nous expliquer le
quartier-maître-fourrier M. F., déjà cité: «3 heures après-midi. Je vous
écris sous ma tente de toile cirée et dans celle des événements, —
mauvais calembour, sans doute, mais que les circonstances rendent
presque sublime. La situation n'est pas brillante, et si je réchappe de
ce coup-là, c'est que je suis «increvable». Nous nous battons depuis
hier soir, et ne restons plus ici, dans ce coin de tranchée, que sept
malheureux « Jean Le Gouin », dans l'eau jusqu'au ventre, très gais
quoique ça, fumant et « bouffant » commé quatre, tout en veillant à ne
pas nous laisser cerner. Moi, pour me distraire, je note ce qui se
passe. - 4 heures. Le reste de la compagnie est en tirailleurs sur notre
gauche. J'envoie demander du renfort, mais le «type» est tué. Je m'y
glisse moi-même ; on me promet de ne pas nous oublier, dès que la chose
sera possible. — 4 h. 25. Nous ne sommes plus que deux, et les Boches
arrivent en rampant. Pour donner l'illusion du nombre, nous prenons
chacun deux fusils et tirons à toute vitesse, un fusil contre chaque
épaule, en courant derrière une haie.
L'ennemi s'arrête et
rebrousse chemin. Arrive une escouade de renfort, il était temps. Je ne
sais plus exactement ce qui s'est passé ensuite, ayant dormi onze heures
d'une traite : 35 hommes manquent à l'appel, mais nous avons fait 300
prisonniers et pris 5 mitrailleuses. » On sent quand même que la fin
approche. Les officiers en ont conscience et certains inscrivent à tout
hasard des rencontres de camarades, dont chacune menace toujours d'être
la dernière. « Notre aumônier passe (l'abbé Pouchard, du 1er régiment),
venant des lignes avancées, infatigable malgré le surmenage. Un
serrement de mains aussi à de Malherbe et à d'Albiat : nous sommes les
trois seuls capitaines du régiment primitif ! Puis je bavarde un quart
d'heure avec ce brave de Montgolfier, aussi plein d'allant que jamais ;
nous ne nous reverrons plus. » Mais rien ne peut ébranler le moral de
pareils hommes, chez qui la mer a trempé les âmes à toute épreuve.
Ainsi, le même qui se livrait aux mélancoliques réflexions ci-dessus,
continue par cette boutade : « Fait la connaissance de Grégoire, petit
lieutenant d'artillerie belge, qui a la spécialité de bombarder les nids
à mitrailleuses des Allemands. Il s'est mis en tête de démolir une
grange occupée par l'ennemi, et vient s'installer dans la cour de la
ferme où nous sommes en train de préparer le déjeuner. Nous prévoyons le
résultat : la grange lui rira au nez, et dès qu'il aura déguerpi, son
panier une fois vidé, c'est nous qui trinquerons de la réponse. Elle ne
se fait pas attendre. Un premier obus tombe dans les étables et blesse
un homme.
Un second éborgne la maison. Hâtons le déjeuner, ce
serait dommage de perdre nos belles pommes de terre si bien dorées. Vlan
! et v'lan ! Un obus dans le grenier, un autre devant la porte.
Impossible de tenir. Je renvoie mes hommes aux tranchées et vais
chercher mon plat. Mais un obus entre en même temps que moi dans la
cuisine et renverse le cuisinier d'un éclat dans le dos. Mon ordonnance
et moi le portons dans la cave, en attendant une accalmie qui permette
de l'évacuer. Et nous filons nous terrer dans nos trous, sans, bien
entendu, lâcher les frites, pendant que quatre ou cinq rafales pleuvent
sur la case. Et tout cela, c'est la faute à Grégoire ! »
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