in "Chroniques et traditions surnaturelles de la Flandre". tome 3
par M. S.Henry Berthoud ; publiées par M. Ch. Lemesle, Werdet éditeur, Paris 1831-1834
LE FILET DE LA VIERGE
CHRONIQUE VALENCIENNOISE.
1008.
Je suis dans cette opinion, que l'église de N.-D. la Grande
fut bastie en l'honneur de la glorieuse mère de Dieu, en considération du
bénéfice signalé que la ville avait reçu d'elle l'an MVIII.
PIERRE D'OULTREMAM. Histoire de la ville et comte de
Valenciennes.
Les miracles ont cessé, et la foi aux miracles cessera
bientôt tout à fait. Mais pour n'y plus croire Faut-il en détruire la
souvenance? Faut il imiter la ferveur des premiers chrétiens qui brisaient les idoles, quand bien même elles eussent été
l'oeuvre de Phydias ou de Praxitelle? On rassemble à grands frais, dans nos
musées, les débris de vieux monumens, jalons grossiers , aberrations,
tâtonnemens des arts laissés çà et là, de siècle en siècle, pour servir à
l'histoire de la sculpture.... Les débris de monumens littéraires, les
aberrations de l'esprit humain, ses diverses phases, sont-elles donc moins
précieuses? Puisqu'il est convenu, puisque l'on répète chaque jour avec
complaisance que notre époque est une époque de raison et de lumières, en
remémorant l'ignorance et l'obscurité morale des temps qui ne sont plus, nous
en apprécierons mieux, nous en goûterons avec plus de délices, cette raison et
ces lumières. Il y a une joie suave à songer que l'on a mendié, quand on habite
un palais regorgeant de richesses et de voluptés molles. Et puis, pour le
philosophe, c'est une grande étude que de suivre pas à pas la marche de la
civilisation, que de voir passer un pays, de la foi en Dieu à la crainte du
diable, de la crainte du diable à l'intercession des saints , et tomber de là
dans le septicisme qu'une autre religion, n'importe laquelle, détruira bientôt pour s'emparer fortement des esprits. Car il faut que les
hommes croient. Le doute est un état pénible et plein d'irritation. A défaut de
croyances religieuses, on aura des croyances politiques. Encore celles-là, avec
leurs émotions violentes, leurs haines et leurs discussions ne suffiront-elles
pas au besoin inné de croire qui se trouve dans le coeur humain.
Ce n'est donc point un travail futile que de rassembler les
traditions, les superstitions populaires : sans compter que la plupart
contiennent des détails précieux sur les moeurs et les usages du temps.
Macpherson a répété à l'Europe entière les chroniques de sa vieille Ecosse, où
les coups d'épée, les fantômes, les Valkyries, et les festins où l'on verse à
grands flots l'hydromel et la bierre, ne quittent jamais la scène. Nous avons,
nous autres, le diable, cette gigantesque et sublime figure ; les spectres aux
suaires blancs, les saints qui s'interposent entre la terre et le ciel, pour
obtenir des pardons et des pénitences ; les saints hommes devenus dieux, et qui
n'ont point oublié le souvenir de la terre d'exil. Notre lot n'est pas le moins
poétique et le moins riche. Que la possession ne nous le fasse donc pas dédaigner : ne le repoussons pas avec une méprisante
insouciance : on se moque des maris qui délaissent leur femme, et il se trouve
toujours quelqu'un qui s'en empare pour punir ce délaissement : c'est alors que
viennent les regrets, mais il est trop tard. — Que l'exemple des maris nous
profite.
Nulle part, plus qu'en Flandre, la dévotion à la sainte
Vierge ne se trouvait répandue: nulle part cette mère de Dieu, médiatrice
puissante, toujours prête à crier : Pitié ! pour le pécheur pénitent, ne
comptait plus d'églises magnifiques, et n'était invoquée en plus de lieux, et
sous des noms plus différents : Notre-Dame de Grâce, à Cambrai ; Notre-Dame de
Bon Secours, à Péruwelz; Notre-Dame de Halle, près de Bruxelles, voyait chaque
jour des troupes de pèlerins venir s'agenouiller dans leurs églises, et en
parer les murailles de riches ex-voto. A Cambrai, on obtenait la réussite des
projets que l'on formait, pourvu qu'ils eussent un but saint et vertueux : les
malades incurables affluaient à Péruweltz; mais quand on tremblait pour
quelqu'un des siens en danger de mort, c'était à Halle qu'il fallait aller.
La sainte Vierge avait à Valenciennes, sous l'invocation de Notre-Dame des Miracles, une église non
moins riche et non moins révérée des pèlerins. Elle fut bâtie en 1008, après
une peste horrible qui ravagea le Hainaut
Voici comment raconte ce miracle un de nos chroniqueurs
flamands, dont le conter naïf et crédule va si bien à des histoires
merveilleuses. C'est d'Oultreman, écuyer, seigneur de Rombies, et prévôt de
Valenciennes.
« L'an de notre Seigneur M. VIII, un an après la mort de
notre comte Arnould, la ville de Valenciennes fut grandement affligée d'une
peste qui en peu de jours emporta sept à huit mille personnes; et s'en alloit
infailliblement rafler le reste, si la mère de miséricorde ne lui eût donné la
chasse. Un sainct et vertueux Ermite s'étoit logé dans une cabane au village de
Pont, près la chapelle de Noslre-Dame de la Fontaine, qu'on dit à présent
Fontenelles. Ce saint personnage ne cessoit d'importuner la Majesté de Dieu et
de sa bonne mère, à ce qu'il leur pleust recevoir à miséricorde la pauvre et
désolée ville de Valenciennes; et il fut exaucé. Car la Roine des Cieux
s'apparut à luy, et l'asseura que pour les effets de ses ardentes et
charitables prières, la peste seroit bien tost esteinte. Elle luy commanda donc
de dire de sa part au.comte et aux bourgeois de la ville qu'ils eussent à
ieusner, et se tenir en oraison le vu de Septembre, veille de la Natiuité, et
qu'ils esprouueroient vn trait de la bonté et toute-puissance de Dieu. Geste
mesme nuist, lors que la pluspart des bourgeois veilloient et prioient sur les
murailles de la ville à la faveur d'vne grande et céleste clarté, qui faisant
iour à la nuist tira le Comte sur le ram. part, auec le Magistrat et principaux
de Valentiennes; on vit la Mère de Dieu reuestue de gloire, et accompagnée d'vn
escadron d'Anges et de Bienheureux enuironner la ville d'vn certain filet. Là
dessus la glorieuse Vierge s'apparut de rechef au bon Ermite, et luy enioignit
d'aduertir ceux de la ville, de continuer le lendemain, iour de la feste, la
mesme deuotion ; et en oultre de faire vne procession à l'entour de la ville,
suivant la route que le filet ou cordon auoit marqué; ce qui fut executé avec non moins de devotion que de succès : car la
peste s'esteignit visiblement. En action de grâces et recognoissance d'un si
signalé bénéfice , l'on ordonna que de là en avant on continueroit chaque année
la même procession le vm de Septembre jour de la Natiuité de Nostre-Dame, et le
filet fut enchâssé richement avec plusieurs autres belles reliques, dans une fierté
ou quaisse d'argent que l'on appelle des Royez, pour ce que l'on dressa une
confrairie à l'honneur de NostreDame et de son cordon, composée des plus
honnêtes gens de la ville, Gentils hommes, et marchands ; qui furent XXVI, au
commencement , mais ce nombre s'accreut peu à peu. »
Ces royés ou rayés empruntèrent leur nom d'une bande
d'étoffe de couleurs tranchantes qu'ils faisaient coudre au bas de leur robe,
et comme pour figurer le cordon céleste. Le jour de la procession ils portaient
en cérémonie', tête et pieds nus, la châsse de Notre-Dame sur laquelle étaient
gravés les vers suivans : vers qui par parenthèse n'appartiennent pas au
langage du onzième siècle, et qui sont d'une époque beaucoup plus récente.
En l'an mil-huit en Septembre, Fut fait, ainsi que m'en
remembre, D'un Hermite incitation Qu'on fit une procession Le jour de la
Nativité De la Mère de Vérité. Pour ce qu'alors la pestilence, Regnoit en très
grande affluence En Valenciennes, bonne ville, (Laquelle était chose très
ville) Pour lire de Dieu appaisser, Et pour sa Mère autoriser. Des confrères
s'y sont trouvé, Vingt-six par fraternité. A tousjours, sans eux des royez
Confrères nommés Des Royez.
Plus tard, les gentilshommes de cette confrérie rougirent
d'être confondus avec des manans; et ces vaniteux chrétiens firent bande à part
et formèrent le serment des damoiseaux, qualification des nobles qui n'étaient
pasarmés chevaliers.Les damoiseaux portaient sur la manche de leur robe un Lys
brodé en perles, avec cette inscription \ Ave Maria. Aux jours solennels , ils
étaient précédés d'un héraut avec son habit blasonné aux armes de Valenciennes.
Long-temps, à la procession de Notre-Dame des miracles, chaque confrérie de métiers s'y en venait avec
des chars ou des machines merveilleuses.
» Ecoutons encore dire notre vieil
historien :
« Lors que le bon temps regnoit, nommément l'an MDLXIII et
les suivants, chaque bande de marchands, ou mestiers, et ruage inuentoit et
dressoit à l'enuy quelque machine ingénieuse représentant quelque histoire du
viel ou nouueau Testament que l'on trainoit en la Procession. L'an LXIIÏ. les
marchands de vin firent rouler vne colline chargée de vignes i en laquelle
estoit Noë , et cousta plus de cent escus d'or. Aussi emportèrent-ils le prix
proposé par le magistrat, sur tous les autres chariots de triomphé , qui
estoient quarante en nombre ceste année la.
« Ceux qui marchent en ceste Procession ( horsmis le
magistrat et le clergé ) ont tous en main , qui vn baston, qui vue baguette,
qui sont les marques, que l'on fait porter aux pestiférés et à ceux qui les
assistent pendant la contagion, en resouuenir de la cause, pour laquelle ceste
feste et solemnité est instituée. En oullre,ceux qui sont de quelque.Confrérie portent
vn feston de fueilles en escharpe : les autres un bouquet de fleurs au bout de leur baguette, en signe de
resïouissance et d'allégresse pour la faueur que la B. Vierge Mère de Dieu fit
à la ville, la déliurant de peste. Finalement l'on y prend vne petite boursette
auec quelques deniers pour présenter à l'Offertoire de la Messe. El bien que
pour euiter ceste longue, et tedieuse cerimonie on a laissé d'aller à
l'offrande, si est-ce que l'on a retenu ladite boursette, pour mémoire de
l'antiquité. »
La châsse portée par les royés faisait le tour delà ville,
précédée d'un ange d'argent qui semblait former une pelote du filet mystérieux
envoyé par la Vierge. Pendant ce temps , le reste de la procession faisait une
halte hors de la porte de Cambrai, et y écoutait une prédication dont le texte
était toujours les merveilles opérées par la divine mère de Dieu. Dès que l'on
apercevait les royés qui revenaient après avoir terminé leur promenade autour
de la ville, on se remettait en marche et l'on reportait la châsse à l'église
de Notre-Dame. Le saint cordon filé des mains de Marie se trouvait-il encore
dans cette chasse lorsqu'à l'époque de la révolution on la brisa pour s'emparer
de ses riches débris? Les mécréans prétendent que non, et la chronique vient attester en faveur
des mécréans. En i566, les brise-images s'emparèrent de 1 a fierté sainte,
brûlèrent avec d'indignes profanations le cordon miraculeux, et à moins qu'un
second prodige ne l'ait fait renaître de ses cendres, on ne comprend pas
comment il s'est retrouvé dans le beau reliquaire qu'on lui fit depuis.
Puisque nous avons parlé des brise-images, voici un fragment
vraiment curieux de d'Oultrernan sur ces hérétiques. Il est piquant de voir
l'historien , aux prises avec le Prevot de Valenciennes , et placé entre sa
conscience qui l'oblige à dire la vérité, et sa foi et ses préjugés qui ne lui
montrent dans les protestants que des damnés destinés aux feux de-l'enfer, et:
capables de tous les crimes.
» Certain chroniqueur s'est grandement mespris touchant ces
vacarme et brisement, d'images, car il dit que les Galuinistes firent mourir
vne centaine de près.très en cette ville : les uns. écorchez, les autres
couppez par lambeaux , d'autres bruslez à petit feu. le me souuiens très-bien
de tout ce qui se passa en cette abominable iournée, el puis bien asseurer
qu'on n'y blessa pas un tout seul Prestre. Les Huguenots se donnèrent bien de garde d'offenser» aucunement les
images viuantes, non pas mesme de voler les richesses des Eglises ( sinon
peut-estre quelques vns à la desrobée ) de peur de salir leur zèle prétendu, et
estre estimez brigands et meurtriers. Messire Nicaise de la Croix, vénérable
abbé de S» Iean, se treuna en son Eglise, pour empescher qu'ils ne ruinassent
vn beau jubé et de très excellentes Orgues qu'il auoit dressées de neuf, et
leur offrit à ceste fin grande somme d'argent ; mais il n'y gaigna rien, et
deut se retirer en sa chambre, mais sans intérêts de sa personne. Vn Père
Cordelier fit Je mesme deuoir pour sauver les Reliques de S. Victor Martyr,
alléguant qu'il n'y auoit que ce Corps Saint en la ville : et il n'enreçeut
autre domage que des coups de langues. Ce n'est p s que ie vueille flatter la rebellation
et l'heresie, ny la qualifier benigueet débonnaire. Les SS. Martyrs de Gorcom,
et autres qui sont dépeints dans le Tableau de la cruauté caluinistique, nous
donnent des suffisantes preuves de la barbarie des Gueux en Hollande, et des
Huguenots en France, sans en forger des nouuelles contre la vérité, »
Il est à observer que c'est toujours par des filets que, d'après les chroniques, Notre-Dame opère ses
miracles. Elle chasse la peste en entourant Valenciennes d'un filet : elle veut
une église à Pomeroël, et la voilà qui plante des pieux autour du terrain
qu'elle désire, et un filet blanc vient s'enlacer autour des pieux. Désigne-1-
elle les dimensions de son église de Takem; c'est avec un filet noué de
distance en distance. Enfin,pour instituer une procession , elle apparaît à la
comtesse Adèle, mère de Robert le Frison, et lui fait trouver un filet de soie
rouge sur le maitre-autel d'une église. « C'est ( dit un prédicateur, dans un
de ses sermons écrits sur vélin, que les antiquaires paient au poids de l'or )
, c'est pour enseigner aux fileuses, bobineuses et dentelières de Valenciennes,
qu'il n'est point de métier plus honorable que parfaire des dentelles,
lesquelles ne sauraient être parachevées sans la bénédiction de la très Sainte
Vierge immaculée. C'est une faveur octroyée par elle à la ville qu'elle a
sauvée de la peste. Et pour le témoigner, il ne faut dire que ce qui s'est
passé en mainte et mainte occurence chaque fois que l'on a voulu larronner
cette richesse, don de la Viege fait à Valenciennes. On a eu beau emmener en d'autres villes les meilleures ouvrières. Hors d'ici, elles
n'ont-pu fabriquer des dentelles égales en solidité et en beauté ! On a monté
de ces dentelles à Lille, à Douai, à Arras, sur les même carreaux; on a voulu
achever aussi en ces villes des dentelles commencées à Valenciennes : rien n'y
a pu. C'est que la sainte Vierge ne voulait pas faire a d'autres le don qu'elle
n'a fait qu'a vous seules, femmes de Valenciennes, afin de vous préserver de
l'oisiveté qui mène au vice , et par là vous éloigner du chemin de la damnation
éternelle. »
Sans adopter tout à fait les conclusions du digne
prédicateur, force m'est néanmoins de reconnaître l'exactitude des faits.
Heureusemen tpour moi, rien n'oblige un chroniqueur à rendre vraisemblable ce
qu'il raconte, et c'est une bonne fortune pour lui, diseur de merveilleux , que
d'avoir un prodige incompréhensible à montrer à notre siècle incrédule et
moqueur.
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