vendredi 27 février 2015

chronique flamande : une aventure de Jacques Callot (1609)

in "Chroniques et traditions surnaturelles de la Flandre". tome 3  par M. S.Henry Berthoud ; publiées par M. Ch. Lemesle, Werdet éditeur, Paris 1831-1834



C'était le diable de l'enfer en personne, cornes au front et griffes aux mains , si l'on peut nommer de la façon serres du mauvais esprit; il me frappait de cruelle force.

BODIN, Dèmonomanie.

J'ai toujours gémi de voir les grands hommes gâter leur talent par quelque sotte manie qui ferait plier les épaules de pitié. Sur mon ame  on dirait que l'on ne peut avoir de génie sans être maniaque ou fou. Rien n'est plus pénible que cette idée , qui ravale au plus bas ce qu'il y a de plus noble et de plus sublime dans l'espèce humaine.

{Conversations intimes et philosophiques.)

Le célèbre Callot ne traçait jamais d'esquisse préparatoire, jamais il n'affaiblissait la force de sa pensée en l'essayant d'abord sur le papier, puis en la traduisant du papier sur la planche à l'aide du calque et du crayon, puis enfin en la gravant avec les outils de son état. Callot improvisait sur le cuivre avec un burin. Aussi rien n'égale la vigueur, rien n'égale la hardiesse de ses ouvrages. Cependant sa fougue d'imagination, son originalité , sa consciencieuse exactitude des costumes sont peutêtre plus admirables encore.

Un de mes amis possède une gravure de Callot assez rare, que je lui ai toujours enviée , et que nulle de mes offres, même les plus séduisantes, n'ont jamais pu obtenir de lui. Elle est de petite dimension, et représente une halte de Bohémiens. Callot a mis à l'un des coins les deux vers qu'on va lire :

Au bout du compte, ils trouvent pour destin
Qu'ils sont venus d'Egypte à ce festin.

Le plus grand mouvement règne dans cette composition. Les plans du fond sont occupés par une nuée d'enfants qui se jouent auprès d'un grand feu, par du gibier qui rôtit, et par des femmes occupées à cuire leur repas dans une vaste chaudière. A gauche, des hommes dépècent un mouton, et embrochent au bout d'une perche une cuisse de je ne sais quel animal. On voit, à droite, une femme en gésine au milieu de cinq commères. L'une d'elles reçoit l'enfant, tandis qu'un vieillard à barbe de capucin présente à l'accouchée un vase plein de liqueur. Aux plans rapprochés, sur un grand arbre, deux hommes dont l'un ronfle et l'autre fait pire; au pied, des joueurs acharnés; à quelques pas, une femme dont le poignard gît à terre, et à laquelle pourtant les immondes cheveux de son mari donnent une occupation qui n'est ni ragoûtante , ni belliqueuse. Puis , jetez au milieu de tout cela des femmes demi-nues et les cheveux épars, des drôles le vaste chaperon en tête , la dague à la ceinture, l'arquebuse au côté : animez, donnez du mouvement, voilà la gravure de Callot. Voilà la scène qui se passait en 1609, et dont Callot lui-même était un des acteurs. Né à Nancy d'un hérault d'armes, Callot avait vu traiter d'instinct misérable, de goût honteux, sa passion pour le dessin; on l'en avait puni comme d'un vice. Callot, âgé de dix-sept ans, s'évada par une nuit, et prit la route de Rome. Mais pour voyager, et surtout au commencement du dix-septième siècle, il fallait beaucoup d'argent : le trésor du fugitif se trou vait des plus minces, et fut bientôt épuisé. Que faire alors? Retourner dans sa famille, qui, forte de sa faute et plus encore de son retour contrit, l'enchaînera à l'étude de l'art héraldique, et brisera pour jamais ses crayons... Marcher en avant! Mais comment, sans même posséder de quoi acheter du pain ?

Là-dessus, il s'endormit au pied d'un arbre, car il est un âge heureux durant lequel le sommeil l'emporte sur les plus graves inquiétudes. En se réveillant, Callot aperçut autour de lui une foule d'hommes à faces brunes, à vêtemens pauvres et bizarres; ils le dépouillaient de ses habits, et Callot dormait si fort, que déjà il se trouvait à demi nu. Sa colère, son air délibéré, et peut-être cet intérêt jndicibîe, don mystérieux et bienfaisant delà nature qui s^attache à tout ce qui est jeune et a besoin de protecteur, trouvèrent grâce devant les Bohémiens; Callot conserva sa chemise et son haut-de-chausse. Faute de mieux, il se mit ensuite à faire route avec les larrons. Ils s'émerveillèrent bientôt de sa gaîté, de ses reparties joyeuses et de son adresse. En quatre coups de crayon, Callot croqua le portrait d'une jeune Bohémienne. Dès lors il fut intronisé dans la horde, eut une maîtresse passionnée, et redevint possesseur de son pourpoint et de son chapeau.

On se lasse de tout, même d'une jeune fille aux grand yeux noirs, au teint de cuivre, aux caresses ardentes. Les amours de la jeune Bohémienne, dire la bonne-aventure, faire maigre chère et recevoir de tendres baisers et des horions jaloux; aujourd'hui comme hier, comme avant-hier, comme le jour précédent; puis comme demain, comme après-demain , comme ensuite, comme toujours... Ce n'était point là le fait d'une imagination de feu, d'une imagination d'artiste. Callot prit patience jusqu'au moment où Rome lui apparut. Alors, tandis que la soeur de sa maîtresse mettait au monde un petit Bohémien, que toutes les femmes s'empressaient près d'elle , et que les hommes hâtaient le dîner, il s'échappa sans encombre , et se trouva, une heure après, errant dans les rues de Rome.

Bientôt il eut faim, et il se mit à regretter la chère peu exquise , il est vrai, des gens de Bohême, mais qui, du moins, apaisait comme il faut les déchirements d'entrailles qui lui faisaient tant de mal.

Assis tristement sur le seuil d'une maison, il réfléchissait, incertain delà route qu'il devait suivre pour retrouver ses compagnons de route , cherchant l'excuse qu'il alléguerait pour sa fuite auprès du chef de la horde, et surtout auprès de la douce moitié dont il redoutait si fort la tendresse aigre-douce; il résolut de se fier au hasard pour cela, comme pour la vie qu'il avait menée depuis sa fuite de Nancy, et malgré l'obscurité qui commençait à régner, il enfila tout droit la première rue qui se trouvait devant lui. Mais au lieu qu'il rencontrât sa route , une nouvelle rue s'allongeait toujours devant ses pas, et d'innombrables carrefours lui présentaient à chaque instant leurs embarrassantes étoiles de chemins.

Il était là , debout et bien en peine, quand un homme qu'enveloppait soigneusement un manteau lui demanda s'il voulait gagner une bonne soirée?

Callot mit en oeuvre tout ce qu'il savait de mauvais italien pour répondre qu'il ne demandait pas mieux.

— Suis-moi, dit l'inconnu. Et alors il se mit à marcher pendant long-temps et à parcourir des rues désertes. Une vague frayeur s'empara peu à peu de Callot, et se signant avec dévotion , il se recommanda au ciel, sans trop savoir de quel péril il avait à être préservé.

Cependant son guide marchait, marchait toujours. La nuit était devenue des plus noires: le pauvre Français crut voir que son guide revenait sur ses pas, et que la rue où ils se trouvaient était la même que celle d'où ils étaient partis. Hélas! le dessein de son guide était-il de le fourvoyer, cette longue et si prompte course, qu'il s'en trouvait hors d'haleine , ne s'était-elle faite que pour l'empêcher de savoir en quels lieux il se trouvait?

L'homme au manteau s'arrêta enfin devant une petite porte qui s'ouvrit, et il murmura en ricanant : «J'en ai un.» Callot manqua de s'évanouir à ces paroles sinistres. Il essaya de prendre la fuite, mais ses jambes se dérobèrent sous lui, et un poignet vigoureux le saisit au collet et l'entraîna à travers un long corridor noir. Quel spectacle s'offrit tout à coup à la vue de Callot? Une vaste chambre éclairée par une seule torche, des êtres couverts de vêtements fantastiques; puis des figures blanches et immobiles contre les murs, et que l'on entrevoyait à peine. Le plus terrible , au milieu, un cadavre meurtri, sanglant, mutilé! On fit avancer Callot. On étendit sa main sur le cadavre. — Fais serment, hurla une voix étrange, fais serment de ne jamais redire ce que tu as vu ; ce que tu vas voir. » Mourant de peur, il balbutia le serment.

Alors les figures extraordinaires, qui remplissaient la salle, se mirent à danser autour de Callot. Lui, habitué à la danse bizarre des Bohémiens, ne pouvait supporter ces gambades fantastiques, ces. grimaces, ces cris , ces éclats de rire confus, vrai sabbat de sorciers et de démons.

Quand ils furent las, on prit le cadavre, on le dressa contre le mur, et on fit avancer Callot pour le charger de cet horrible fardeau. Il eut beau prier, beau pleurer, beau intercéder, beau représenter que lui, pauvre Français, étranger à Rome, allait être accusé du meurtre de ce cadavre, il lui fallut se courber sous la charge exécrable. Traînant de son mieux le corps rai de et immobile, il crut tout à coup le sentir s'animer, et bientôt deux bras vigoureux entourèrent son cou de leurs rudes étreintes, et une voix sauvage se prit à imiter le chant du coq et à entonner un air diabolique.

Le pauvre Callot n'y tint plus, et tomba sans force; mais les talons nus du cadavre l'éperonnèrent, et bel et bien, il lui fallut se relever.

— Sainte Vierge ! s'écria-t-il avec désespoir, suis-je assez puni d'avoir quitté ma famille ! Mon amour pour la peinture est-il assez cruellement expié!

Les étreintes du cadavre se relâchèrent : — Tu es peintre? s'écria-t-il; tu es peintre? prouve-le moi.

Une lanterne, allumée comme par enchantement , brilla dans la main de l'étrange corps sanglant et nu, et Callot se sentit passer entre les doigts un morceau de braise.

Sans trop savoir ce qu'il faisait, il traça au hasard une figure de Bohémien dans l'auréole lumineuse que la lanterne, reflétait sur la muraille.

Il n'avait pas encore fini, que le cadavre lui sautait au cou , l'embrassait avec enthousiasme et. criait avec une voix qui n'avait plus rien d'infernal.—Venez, Laurenzo, venez, Piétro : venez tous... C'est un jeune artiste , un talent original, inouï.

Les figures de tout à l'heure accoururent à demi vêtues, et la plupart encore barbouillées de couleurs. C'était un atelier d'artistes qui avaient voulu s'ébattre de la frayeur d'un passant, et qui avaient mis à exécution le tour dont Callot se trouvait victime.

Tandis qu'ils admiraient l'esquisse de Callot et que, revenu de sa peur, il leur contait naïvement ses aventures, le cadavre ressuscité faisait disparaître à grands coups d'épongé les teintes rouges et noires qui figuraient si bien, sur ses membres, du sang et des meurtrissures. Quand il eut reprit son pourpoint et son haut-de-chausses , il parut un grand jeune homme de mine avenantes.

— Mon compère, dit-il à Callot, je vous ai fait une belle frayeur, tantôt. Afin de vous en payer, je vous offre pour tout le temps qu'il vous plaira un logement chez moi, une place à ma table, mon crédit et mes conseils, que Ton recherche quelquefois.

Moi aussi, jeune homme, j'ai fait comme toi, j'ai quitté mon pays et ma famille pour me livrer en liberté à ma passion pour les arts ! Moi aussi, sans un digne évêque, qui m'accueillit par pitié, j'aurais dû lutter contre la misère pendant bien des années de ma jeunesse. Je ferai pour toi ce que l'on a fait pour moi. Et, vive Dieu! compère, si tu as autant d'ardeur au travail, que d'heureuses dispositions, tu deviendras célèbre. Or sus, mes compagnons, je vous convie à venir souper tous chez Pierre de Franqueville, et à boire jusqu'à demain matin à ma statue délia Prima véra (1), que je viens d'achever.

Nous boirons aussi aux succès futurs de Jacques Callot.

(1) Cette statue se trouve placée à Florence, au bas du pont de la Trinité

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