in "Chroniques et traditions surnaturelles de la Flandre". tome 3
par M. S.Henry Berthoud ; publiées par M. Ch. Lemesle, Werdet éditeur, Paris 1831-1834
C'était le diable de l'enfer en personne, cornes au front et
griffes aux mains , si l'on peut nommer de la façon serres du mauvais esprit;
il me frappait de cruelle force.
BODIN, Dèmonomanie.
J'ai toujours gémi de voir les grands hommes gâter leur
talent par quelque sotte manie qui ferait plier les épaules de pitié. Sur mon
ame on dirait que l'on ne peut avoir de génie sans être maniaque ou fou. Rien
n'est plus pénible que cette idée , qui ravale au plus bas ce qu'il y a de plus
noble et de plus sublime dans l'espèce humaine.
{Conversations intimes et philosophiques.)
Le célèbre Callot ne traçait jamais d'esquisse préparatoire,
jamais il n'affaiblissait la force de sa pensée en l'essayant d'abord sur le
papier, puis en la traduisant du papier sur la planche à l'aide du calque et du crayon, puis enfin en la
gravant avec les outils de son état. Callot improvisait sur le cuivre avec un
burin. Aussi rien n'égale la vigueur, rien n'égale la hardiesse de ses
ouvrages. Cependant sa fougue d'imagination, son originalité , sa
consciencieuse exactitude des costumes sont peutêtre plus admirables encore.
Un de mes amis possède une gravure de Callot assez rare, que
je lui ai toujours enviée , et que nulle de mes offres, même les plus
séduisantes, n'ont jamais pu obtenir de lui. Elle est de petite dimension, et
représente une halte de Bohémiens. Callot a mis à l'un des coins les deux vers
qu'on va lire :
Au bout du compte, ils trouvent pour destin
Qu'ils sont venus d'Egypte à ce festin.
Qu'ils sont venus d'Egypte à ce festin.
Le plus grand mouvement règne dans cette composition. Les
plans du fond sont occupés par une nuée d'enfants qui se jouent auprès d'un
grand feu, par du gibier qui rôtit, et par des femmes occupées à cuire leur
repas dans une vaste chaudière. A gauche, des hommes dépècent un mouton, et
embrochent au bout d'une perche une cuisse de je ne sais quel animal. On voit, à droite, une femme en gésine au
milieu de cinq commères. L'une d'elles reçoit l'enfant, tandis qu'un vieillard
à barbe de capucin présente à l'accouchée un vase plein de liqueur. Aux plans
rapprochés, sur un grand arbre, deux hommes dont l'un ronfle et l'autre fait
pire; au pied, des joueurs acharnés; à quelques pas, une femme dont le poignard
gît à terre, et à laquelle pourtant les immondes cheveux de son mari donnent
une occupation qui n'est ni ragoûtante , ni belliqueuse. Puis , jetez au milieu
de tout cela des femmes demi-nues et les cheveux épars, des drôles le vaste
chaperon en tête , la dague à la ceinture, l'arquebuse au côté : animez, donnez
du mouvement, voilà la gravure de Callot. Voilà la scène qui se passait en
1609, et dont Callot lui-même était un des acteurs. Né à Nancy d'un hérault
d'armes, Callot avait vu traiter d'instinct misérable, de goût honteux, sa
passion pour le dessin; on l'en avait puni comme d'un vice. Callot, âgé de
dix-sept ans, s'évada par une nuit, et prit la route de Rome. Mais pour
voyager, et surtout au commencement du dix-septième siècle, il fallait beaucoup
d'argent : le trésor du fugitif se trou vait des plus minces, et fut bientôt épuisé. Que faire
alors? Retourner dans sa famille, qui, forte de sa faute et plus encore de son
retour contrit, l'enchaînera à l'étude de l'art héraldique, et brisera pour
jamais ses crayons... Marcher en avant! Mais comment, sans même posséder de
quoi acheter du pain ?
Là-dessus, il s'endormit au pied d'un arbre, car il est un
âge heureux durant lequel le sommeil l'emporte sur les plus graves inquiétudes.
En se réveillant, Callot aperçut autour de lui une foule d'hommes à faces
brunes, à vêtemens pauvres et bizarres; ils le dépouillaient de ses habits, et
Callot dormait si fort, que déjà il se trouvait à demi nu. Sa colère, son air
délibéré, et peut-être cet intérêt jndicibîe, don mystérieux et bienfaisant
delà nature qui s^attache à tout ce qui est jeune et a besoin de protecteur,
trouvèrent grâce devant les Bohémiens; Callot conserva sa chemise et
son haut-de-chausse. Faute de mieux, il se mit ensuite à faire route avec les
larrons. Ils s'émerveillèrent bientôt de sa gaîté, de ses reparties joyeuses et
de son adresse. En quatre coups de crayon, Callot croqua le portrait d'une
jeune Bohémienne. Dès lors il fut intronisé dans la horde, eut une maîtresse passionnée, et
redevint possesseur de son pourpoint et de son chapeau.
On se lasse de tout, même d'une jeune fille aux grand yeux
noirs, au teint de cuivre, aux caresses ardentes. Les amours de la jeune
Bohémienne, dire la bonne-aventure, faire maigre chère et recevoir de tendres
baisers et des horions jaloux; aujourd'hui comme hier, comme avant-hier, comme
le jour précédent; puis comme demain, comme après-demain , comme ensuite, comme
toujours... Ce n'était point là le fait d'une imagination de feu, d'une
imagination d'artiste. Callot prit patience jusqu'au moment où Rome lui
apparut. Alors, tandis que la soeur de sa maîtresse mettait au monde un petit
Bohémien, que toutes les femmes s'empressaient près d'elle , et que les hommes
hâtaient le dîner, il s'échappa sans encombre , et se trouva, une heure après,
errant dans les rues de Rome.
Bientôt il eut faim, et il se mit à regretter la chère peu
exquise , il est vrai, des gens de Bohême, mais qui, du moins, apaisait comme
il faut les déchirements d'entrailles qui lui faisaient tant de mal.
Assis tristement sur le seuil d'une maison, il
réfléchissait, incertain delà route qu'il devait suivre pour retrouver ses
compagnons de route , cherchant l'excuse qu'il alléguerait pour sa fuite auprès
du chef de la horde, et surtout auprès de la douce moitié dont il redoutait si
fort la tendresse aigre-douce; il résolut de se fier au hasard pour cela, comme
pour la vie qu'il avait menée depuis sa fuite de Nancy, et malgré l'obscurité
qui commençait à régner, il enfila tout droit la première rue qui se trouvait
devant lui. Mais au lieu qu'il rencontrât sa route , une nouvelle rue
s'allongeait toujours devant ses pas, et d'innombrables carrefours lui
présentaient à chaque instant leurs embarrassantes étoiles de chemins.
Il était là , debout et bien en peine, quand un homme
qu'enveloppait soigneusement un manteau lui demanda s'il voulait gagner une
bonne soirée?
Callot mit en oeuvre tout ce qu'il savait de mauvais italien
pour répondre qu'il ne demandait pas mieux.
— Suis-moi, dit l'inconnu. Et alors il se mit à marcher
pendant long-temps et à parcourir des rues désertes. Une vague frayeur s'empara peu à peu de Callot, et se signant avec dévotion , il se
recommanda au ciel, sans trop savoir de quel péril il avait à être préservé.
Cependant son guide marchait, marchait toujours. La nuit
était devenue des plus noires: le pauvre Français crut voir que son guide
revenait sur ses pas, et que la rue où ils se trouvaient était la même que
celle d'où ils étaient partis. Hélas! le dessein de son guide était-il de le
fourvoyer, cette longue et si prompte course, qu'il s'en trouvait hors
d'haleine , ne s'était-elle faite que pour l'empêcher de savoir en quels lieux
il se trouvait?
L'homme au manteau s'arrêta enfin devant une petite porte
qui s'ouvrit, et il murmura en ricanant : «J'en ai un.» Callot manqua de
s'évanouir à ces paroles sinistres. Il essaya de prendre la fuite, mais ses
jambes se dérobèrent sous lui, et un poignet vigoureux le saisit au collet et
l'entraîna à travers un long corridor noir. Quel spectacle s'offrit tout à coup à la vue de Callot? Une
vaste chambre éclairée par une seule torche, des êtres couverts de vêtements
fantastiques; puis des figures blanches et immobiles contre les murs, et que
l'on entrevoyait à peine. Le plus terrible , au milieu, un cadavre meurtri,
sanglant, mutilé! On fit avancer Callot. On étendit sa main sur le cadavre. —
Fais serment, hurla une voix étrange, fais serment de ne jamais redire ce que
tu as vu ; ce que tu vas voir. » Mourant de peur, il balbutia le serment.
Alors les figures extraordinaires, qui remplissaient la
salle, se mirent à danser autour de Callot. Lui, habitué à la danse bizarre des
Bohémiens, ne pouvait supporter ces gambades fantastiques, ces. grimaces, ces
cris , ces éclats de rire confus, vrai sabbat de sorciers et de démons.
Quand ils furent las, on prit le cadavre, on le dressa
contre le mur, et on fit avancer Callot pour le charger de cet horrible
fardeau. Il eut beau prier, beau pleurer, beau intercéder, beau représenter que
lui, pauvre Français, étranger à Rome, allait être accusé du meurtre de ce
cadavre, il lui fallut se courber sous la charge exécrable. Traînant de son
mieux le corps rai de et immobile, il crut tout à coup le sentir s'animer, et
bientôt deux bras vigoureux entourèrent son cou de leurs rudes étreintes, et
une voix sauvage se prit à imiter le chant du coq et à entonner un air diabolique.
Le pauvre Callot n'y tint plus, et tomba sans force; mais
les talons nus du cadavre l'éperonnèrent, et bel et bien, il lui fallut se
relever.
— Sainte Vierge ! s'écria-t-il avec désespoir, suis-je assez
puni d'avoir quitté ma famille ! Mon amour pour la peinture est-il assez
cruellement expié!
Les étreintes du cadavre se relâchèrent : — Tu es peintre?
s'écria-t-il; tu es peintre? prouve-le moi.
Une lanterne, allumée comme par enchantement , brilla dans
la main de l'étrange corps sanglant et nu, et Callot se sentit passer entre les
doigts un morceau de braise.
Sans trop savoir ce qu'il faisait, il traça au hasard une
figure de Bohémien dans l'auréole lumineuse que la lanterne, reflétait sur la
muraille.
Il n'avait pas encore fini, que le cadavre lui sautait au
cou , l'embrassait avec enthousiasme et. criait avec une voix qui n'avait plus
rien d'infernal.—Venez, Laurenzo, venez, Piétro : venez tous... C'est un jeune artiste , un talent original,
inouï.
Les figures de tout à l'heure accoururent à demi vêtues, et
la plupart encore barbouillées de couleurs. C'était un atelier d'artistes qui
avaient voulu s'ébattre de la frayeur d'un passant, et qui avaient mis à
exécution le tour dont Callot se trouvait victime.
Tandis qu'ils admiraient l'esquisse de Callot et que, revenu
de sa peur, il leur contait naïvement ses aventures, le cadavre ressuscité
faisait disparaître à grands coups d'épongé les teintes rouges et noires qui
figuraient si bien, sur ses membres, du sang et des meurtrissures. Quand il eut
reprit son pourpoint et son haut-de-chausses , il parut un grand jeune homme de
mine avenantes.
— Mon compère, dit-il à Callot, je vous ai fait une belle
frayeur, tantôt. Afin de vous en payer, je vous offre pour tout le temps qu'il
vous plaira un logement chez moi, une place à ma table, mon crédit et mes
conseils, que Ton recherche quelquefois.
Moi aussi, jeune homme, j'ai fait comme toi, j'ai quitté mon
pays et ma famille pour me livrer en liberté à ma passion pour les arts ! Moi aussi, sans un digne évêque, qui m'accueillit par pitié,
j'aurais dû lutter contre la misère pendant bien des années de ma jeunesse. Je
ferai pour toi ce que l'on a fait pour moi. Et, vive Dieu! compère, si tu as
autant d'ardeur au travail, que d'heureuses dispositions, tu deviendras
célèbre. Or sus, mes compagnons, je vous convie à venir souper tous
chez Pierre de Franqueville, et à boire jusqu'à demain matin à ma statue délia
Prima véra (1), que je viens d'achever.
Nous boirons aussi aux succès futurs de Jacques Callot.
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