in "Chroniques et traditions surnaturelles de la Flandre".
tome 3 par M. S.-Henry Berthoud ; publiées par M. Ch. Lemesle, Werdet éditeur, Paris, 1831-1834
Comment un vieux carme contait l'histoire
d'Arnulphe-le-Simple. Nous tâcherons de conserver au dire du chroniqueur, sa
grâce et sa naïveté.
« Nobles sires et gentes damoiselles,
« Oncs'il vous advient d'ouïr devers la nuitée doléan ceinte
use de vieille femme qui requiert de votre merci un morceau de pain et un
escabeau sous le mantel de la cheminée , le tout à cette fin de ne point
trépasser de famine et de froid, sus! mandez à vos pages, varlets et gens
d'armes, de hucher la herse et d'abattre le pont-levis. S'ils tardent par trop,
sus allez les hâter par vos paroles, et si l'occasion le requiert, ouvrez
vous-même l'huis de votre châtel.
« Sus allez tôt et de votre main , ainsi qu'il vous en est
fait conseil, ouvrir l'huis de votre logis, car sans cela il pourrait vous
advenir ce qu'il est advenu au comte de Flandre, Arnulphe du surnom de Simple.
« Oyez, oyez, c'est une histoire lamentable et véridique et
de laquelle il se trouve bon. édifiant et salutaire de se ramentuvoir. Je l'ai
ouï conter à un saint frère quêteur de l'ordre des Carmes , en la saison
hyémale de l'an dernier. Or, le dit frère quêteur de l'ordre des carmes était
mieux disant que onc ne le fut docteur de Sorbonne emmitoufflé d'hermine.
«Voici mon déduit, ainsi que je l'ai retenu en remembrance.
« Messire Robert, seigneur de Frise, au trépassement de son
frère monseigneur Bauduin de Mons, comte dé Flandres , avait requis d'être fait
tuteur des deux enfans d'icelui ; à savoir : Messeigneurs Arnulphe et Bauduin,
ce que voulut empêcher, à bon escient, madame Richilde, veuve du défunt.
« Dont se voulant venger sir Robert-le-Frison , à cause du
tort que ladite dame lui faisait, la chassa et lui fit une guerre sanglante qui
mit le pays de Flandre en désarroi.
« Nonobstant qu'il fut encore en grande jeunesse, messire
Arnulphe-le-simple, de ce renom pour la simplesse de son coeur et la droiture
de sa justice, fit serment, par Notre Dame, de traiter ainsi qu'il le devait
monseigneur Robertle-Frison, lequel, au lieu de se montrer bel oncle, au
rebours , pourchassait de guerre à outrance ses neveux orphelins de leur père.
« A ces propos merveilleux de la part d'un jeune sire ,
madame Richilde se mit à deux genoux, bénissant la vierge et les saints pour
lui avoir octroyé tel fils, et puis elle alla quérir de ce pas l'épée de défunt
monseigneur Beauduin-de-Mons, non sans pleurer à sanglots. —Allez , dit-elle, allez,
cher fils, que saint Michel vous protège et vous bénisse ; car vous m'avez fait aujourd'hui
liesse telle que je ne devais plus en espérer dans mon veuvage
« Pour lors, les seigneurs qui relevaient du duché de
Flandre, à l'ouïr de ce qui vient d'être raconté, accoururent de toutes parts
en hâte, et avec force d'hommes d'armes écu à la selle et lance au poing.
« Seigneurs et vassaux firent si bien leur office, que le
déloyal Frison perdit, en la durée d'un mois, deux batailles rangées.
« II advint donc découragement parmi ceux de Robert, et
confiance et jubilation parmi ceux d'Arnulphe,
« Aucun ne mettait en doute la défaite des Frisons repoussés
quasiment tout à fait hors du pays de Flandre.
« Et à une vesprée, il devisait avec ses premiers vassaux,
s'enquérant des plus sages ce qu'il serait convenable de faire à son oncle
Robert, lequel serait le lendemain,sans nul doute, en son pouvoir, lorsqu'une
vieille femme s'en vint geindre à l'huis delà tente, demandant un morceau de
pain pour se racheter la vie.
« Au lieu de la prendre en pitié,monseigneur Arnulphe, tout
occupé de ses desseins de guerre et de victoire, la rudoya de façon discourtoise, et comme
elle ne se taisait ni s'en allait, la frappa, tout en colère, du plat de son
épée.
« Elle tomba aux pieds du jeune sire, murmura ces mots : «
Sans lignée, sans duché, sans vie,» et rendit l'ame.
« Et le lendemain, monseigneur Beauduin-le-Frison, debout au
milieu du champ de bataille, disait aux siens : Vous ferez faire en l'abbaye de
Saint-Bertin, à Saint-Omer., une belle sépulture pour mon neveu Arnulphe. Je
veux qu'il y soit sculpté en marbré avec une épée à la main, car il était brave
chevalier, et mieux faisant qu'aucun autre. C'est miracle de Dieu, si je l'ai
vaincu, mais non pas miracle qu'il ait trépassé en ce jour, accoutré d'un
horion de lance, car il était toujours en plein milieu de la mêlée.
« Et maintenant je suis comte de Flandre, car il ne reste
plus que mon autre neveu Beauduin, et pour icelui point n'en ai peur : vienne
quatre semaines, et il échangera son chapeau de comte contre une couronne de
moine.
« Il advint ainsi que monseigneur Robert-le-Frison avait dit
:
« Et quand le jésuite se trouvait, à ce point de son
histoire , il ajoutait sans marque :
« Quelle était la femme cause de la perte de monseigneur
Arnulphe-le-Simple ? Sorcière , sainte revêtue d'apparence chétive , ou tout
bonnement pauvre femme en détresse ?
« Aucun ne le sait, aucune ne le saura ; mais il faut tirer
d'icelle véridique et édifiante histoire cette sage sentence, que pauvres gens
et frères quêteurs ne doivent être ni menés durement, ni renvoyés sans aumône.
Car il en peut arriver malheur bien grand comme on le reconnaît, sans compter
que l'on se ferme la voie du salut, et que l'on contredit aux préceptes de
notre seigneur Jésus-Christ, qui recommande de donner à manger à ceux qui ont faim
et à boire à ceux qui ont soif. »
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