in "Chroniques et traditions surnaturelles de la Flandre". 3
par M. S.-Henry Berthoud ; publiées par M. Ch. Lemesle, Werdet éditeur, Paris 1831-1834
LA CHAIRE GRISE.
LÉGENDE CAMBRÉSIENNE.
Le château d'Esnes est une de ces vieilles habitations
féodales que l'on rencontre si fréquemment dans la Flandre. Au rebours de la
plupart des autres forteresses, on a bâti celle-là au fond d'une vallée que des hauteurs dominent de toutes
parts ; et ses murailles de pierres blanches énormes, loin d'être noircies par
le temps, se détachent éblouissantes sur la verdure sombre d'un bois immense. On
ne connaît pas l'époque précise où fut construit le château d'Esnes, et son
architecture, pleine de bizarrerie et d'un caractère particulier, ne donne
aucune lumière à cet égard.
A l'extrémité septentrionale du château , et par une
exception dont il est difficile de se rendre compte,s'élève une petite tourelle
construite en grès, et dont les formes élégantes et légères présentent avec le
reste du manoir un contraste des plus singuliers. Ses ogives, à triples
colonnettes, sont unies entre elles par une tête d'une expression bouffonne, et
sur les parois , des figurines d'un travail exquis joignent leurs mains dans
l'attitude de la prière. L'oeil, blessé par la blancheur uniforme de tous les
objets qui l'entourent, se repose avec charme sur cette délicieuse petite
construction , qui rappelle par sa forme ce qu'on nomme, en architecture
militaire, nid d'hirondelle, mais qui ne peut servir en aucune façon à la
défense du manoir. Les habitants du pays désignent cet objet sous le nom de caiere grisse (chaire grise), sans
doute à cause de la couleur des grès avec lesquels on l'a construite.
Les Flamands aiment trop le merveilleux pour ne point
expliquer par l'intervention du diable l'origine de la Chaire Grise ; et voici
la tradition répandue à cet égard :
Lorsque saint Vaast, l'apôtre de la Flandre, vint prêcher le
christianisme dans ce pays barbare, ses miracles, bien plus encore que ses
prédications, convertissaient les sauvages Nerviens. Satan poussa des cris de
douleur envoyant ceux qu'il regardait naguère comme une proie certaine courir
au-devant du saint évêque, et recevoir de lui le baptême et la vraie foi. Il
résolut j pour maintenir sa puissance chancelante , d'opposer miracle à miracle
; et, pour cela, il fit tomber le feu du ciel sur le château d'Esnes, dont il
ne resta bientôt plus pierre sur pierre. Le baron d'Esnes , propriétaire de ce manoir, était un
nouveau converti;il courut tout en larmes se jeter aux pieds de saint Vaast, en
le suppliant de reconstruire son château par un miracle. Le saint répondit au
nouveau chrétien par une remontrance paternelle, et lui prêcha la résignation aux décrets de la volonté divine.
Comme le baron d'Esnes s'en revenait triste et désappointé,
le diable lui apparut. Il s'offrit de reconstruire en une nuit le château
brûlé, si le baron voulait abjurer sa religion nouvelle. Le baron accepta le
parti, et, le lendemain, à la grande surprise de tout le pays, le château
d'Esnes, reconstruit d'une façon nouvelle, apparut au lieu des ruines fumantes
et des débris qui la veille couvraient la terre.
Une merveille si grande ébranla beaucoup les témoins du
refus qu'avait fait saint Vaast d'en opérer une semblable. L'apôtre, pour
détruire cette mauvaise impression, se rendit au château d'Esnes; et, comme on
lui refusa l'entrée, il s'adossa contre les fortifications, pour parler à la
foule accourue de toutes parts. Tandis que le saint homme faisait une
exhortation à ces chrétiens chancelans dans leur foi nouvelle, un rayon brûlant
de soleil vint tomber sur la tête chauve du vieillard : soudain, quatre anges
descendirent des cieux, et construisirent autour de lui la Chaire Grise. A ce
miracle, dont plus de quatre mille personnes furent témoins, dit la tradition,
tas blasphèmes se changèrent en prières; et tous ceux qui n'avaient point encore
reçu le baptême le reçurent aussitôt des mains de saint Vaast. Le baron d'Esnes
ne put résister lui-même à cette preuve de la puissance de Dieu; et le diable,
confus et chassé avec quelques gouttes d'eau bénite, s'en retourna aux enfers.
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