jeudi 11 mai 2017

Les wateringues et la conquête du sol en Flandre maritime



In Henri Cons – Le Nord pittoresque – édition de 1888, Les éditions du bastion, réédition 1989, 318 pages, pp 121-123

« Les desséchements classiques de la Hollande, les luttes si fameuses que l’homme soutient sur ses côtes contre les menaces de la mer, les alternatives de gain et de perte que font l’un sur l’autre l’Océan et la terre ferme, se retrouvent sur ce curieux coin de terre. A l’époque romaine, il faisait partie du continent ; et la ligne du rivage est encore reconnaissable un peu en arrière du littoral actuel. Au IVe ou au Ve siècle, une brusque invasion de la mer, analogue à celle qui au XIIIe siècle a créé le Zuyderzee, engloutit toute cette plaine marécageuse, ne laissant surnager au milieu de ce golfe marin que quelques îlots, comme le banc de galets qui porte Saint-Pierre, Marck et Oye, les buttes de Bergues et de Socx, le haut fond de Loon et de Grande-Synthe. Depuis Sangatte (P.-de-C.) jusqu’à l’embouchure actuelle de l’Yser, en longeant la base du mont de Watten et de ses prolongements, plus de 80.000 hectares furent ainsi ravis au continent. Mais la mer ne tarda pas à abandonner sa conquête. 
 
Les deux grands bras du Gulf Stream qui enserrent les îles britanniques et viennent se heurter dans la mer du Nord, déterminent, on le sait, par leur rencontre, une série de phénomènes qui donnent à cette mer intérieure sa physionomie propre et son régime. La branche du courant chaud qui a forcé l’entrée de la Manche et vient frapper et ronger avec tant de violence les falaises de la Normandie, s’engouffre dans le Pas-de-Calais et, s’épanouissant à sa sortie du détroit, poursuit d’ouest en est par une de ses branches sa marche rectiligne le long du littoral franco-belge. Un des bras de l’éventail sous-marin qui enserre aujourd’hui les rades de Dunkerque, vint s’amorcer au banc de galets et, le prolongeant à l’est, dessina bientôt la ligne actuelle de côte. Les sables qui affleuraient à marée basse, soulevés et poussés par les vents du sud-ouest parallèles au grand courant de la Manche, élevèrent bientôt une véritable rangée de dunes, à l’abri desquelles les alluvions de l’Aa se déposèrent dans le golfe désormais presque fermé, se groupant d’abord autour des îlots, en formant de nouveaux, s’amoncelant enfin sur tout le fond du golfe jusqu’à former en trois ou quatre siècles une couche de sédiments de 2m 25 d’élévation. En même temps, par suite d’une des oscillations du sol dont le littoral des mers nous fournit tant de preuves intéressantes, un mouvement d’exhaussement succédant au mouvement descendant de la période précédente, et grâce à ce double travail, vers 800, le golfe était déjà comblé. Ce ne fut cependant que par un travail incessant que cette boue se solidifia. La rareté des pluies dans cette partie du littoral facilita l’assèchement, que venaient contrarier par intervalles les grandes crues de l’Aa. Les parties les plus creuses du golfe formèrent de vastes marais, de petites mers (les Moëres), dont l’existence facilita l’écoulement des eaux. La population qui se pressait dans les villes et les campagnes voisines fournit les bras nécessaires à la transformation du sol, et bientôt à l’intérieur du golfe reconquis, comme sur le littoral, s’élevèrent des abbayes et des villes. 
 
Bientôt l’Aa, gêné dans son expansion à travers le golfe par ses propres dépôts, se fraya dans cette boue liquide une double route de chaque côté de la masse qu’il avait accumulé devant son embouchure ; une partie de ses eaux, la moindre s’enfuit à gauche dans la direction d’Ardres et Calais, pour gagner la mer par Frethun et Sangatte ; l’autre, la plus considérable tant à cause de la pente générale des terres émergées et au fond marin que par suite de la tendance naturelle de tous nos fleuves, à se porter sur leur droite, longea la base septentrionale des coteaux de Watten, et par le lit qu’occupe aujourd’hui la Colme, alla rejoindre l’Yser, pour déboucher avec lui à l’autre extrémité du golfe, que cette circonstance maintenait encre ouverte. Quelquefois aussi, par les grandes crues, la rivière ouvrait d’autres sillons au milieu de son delta et allait aboutir plus directement à la mer. Il fallut ici, comme en Hollande, lutter pied à pied contre les obstacles. A ceux qu’offraient la nature même du sol, à ceux qui résultaient des intempéries, venaient s’ajouter d’autres fléaux. Des épidémies meurtrières, des pestes dont les émanations fétides d’un sol fraichement remués, d’eaux croupissantes et de débris en décomposition facilitaient la naissance et la propagation, décimaient les hardis pionniers ; en vain les wateringues ou « rigoles d’eau » étaient creusées pour le drainage des terres ; des écluses, construites pour faciliter l’écoulement des eaux dans la mer à marée basse et s’opposer à l’invasion des eaux salées ; l’existence des Moëres étaient une menace perpétuelle pour la vie humaine, et le pays ne fut véritablement reconquis que lorsque ces terres putrides eurent été, eux aussi, desséchés et livrés à la culture. »

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