dimanche 24 novembre 2019

L'enchanteur Froissart


In Collectif - Visages de la Flandre et de l'Artois - collection "Provinciales" - éditions des horizons de France, Paris, 1949

"... toutes les figures du Moyen Âge septentrional, en ce domaine des Lettres, s'effacent devant une autre singulièrement plus vivante, telles que nous les révèlent les miniatures des manuscrits.
 
Vêtu d'une longue robe grise et coiffé d'un haut bonnet, un savant personnage apparait assis devant un pupitre sur lequel il écrit, dans une chambre tendue de soie bleue à ramages d'or. Il est placé sous le dais que forme une pièce d'étoffe semblables, or et pourpre, cette fois se rattachant à la coûte de la studieuse cellule. L'homme s'est arrêté un instant de faire courir sa plume sur le vélin. Il songe. Que voit-il?
 
Des batailles rangées et des combats singuliers. De chaque pli de terrain sort une troupe. Des chevaliers tout bardés de fer brandissent des épées et des bannières, de désarçonnent à coups de lance ou s'assomment à coups de masses d'armes. Des pelotons de cavalerie se courent sus et s'affrontent. Ici, l'étendard où des lis d'or brillent sur fond d'azur, flotte en l'air, et là, il gît sur le sol, sa hampe rompue. A l'horizon, est-ce une ville ou simplement un château. Ses tours à mâchicoulis et chemins de ronde couverts ont l'air intacts, mais çà et là, le long des courtines, brille une flamme rouge au milieu de tourbillons de fumée [miniature du manuscrit de la Bibliothèque Nationale, dit "le Froissart de Louis de Bruges"]. La guerre est passée par là; que nous appelons la guerre de Cent ans.
 
L'homme qui écrit ainsi, dans le silence et la paix de sa librairie, tandis que le champ de sa vision intérieure se peuple incessamment de combats, qui est-il? Et quel sortilège est le sien? Prouesses, faits d'armes, rien n'est plus beau, pense-t-il; et de les rapporter aux siècles futurs est le plus bel emploi de la vie d'un poète. Ce pour quoi il n'a garde d'oublier de mettre son nom au bas du récit qu'il en fait. "Et pour qu'eu temps à venir on puisse savoir qui a mis cette histoire sus et qui en a été l'auteur, je me veux nommer. On m'appelle, qui tant me veut honorer, sire Jean Froissart, né du comté de Hainaut et de la bonne, belle et riche ville de Valenciennes."
 
Ce fut vers 1337. Dans un milieu favorable aux lettres et à l'art, le don de la poésie s'éveilla tôt en lui, son Buisson de Jeunesse et son Paradis d'amour en témoignent. Mais quoi! La muse de l'histoire est la seule que la plupart des hommes veuillent reconnaître et récompenser. Froissart avait sous les yeux l'exemple de l'historiographe des comtes de Hainaut, Jean de Liège; il entra dans sa voie et commença naïvement par le recopier, si bien que son livre de chroniques, porté par lui à Philippa de Hainaut, reine d'Angleterre, n'est guère, en vérité, une œuvre personnelle. Il allait faire mieux, n'épargnant pas sa peine et son temps, voyageant pour s'instruire en étranges pays: Ecosse, Italie, Allemagne et Zélande, plus toutes les provinces de France, et Paris qu'il a bien connu. "J'ai vu deux cents hauts princes" écrivait-il; et il répète ce même propos dans son IIIe livre, non sans un peu de fatuité : "Car Dieu me donna la grâce et le loisir de voir en mon temps la meilleure partie et d'avoir la connaissance des hauts princes et seigneurs, tant en France qu'en Angleterre." Il devait être, certes, un agréable compagnon, ce trouvère bien disant, partout accueilli courtoisement pour le plaisir qu'il donnait à chacun en récitant chroniques et poèmes, sans compter l'espoir d'être immortalisé par lui.
 
Le Prince-Soleil de l'époque, Gaston Phébus, ne s'y trompa point mais le reçut dans son château d'Orthez, se réjouit à l'entendre conter Méliador, et, pour finir, eut son histoire dans la chronique du temps : une histoire fastueuse et cruelle, comme était le personnage. Froissart, de son côté, que n'a-t-il point appris chez Phébus ? C'est là qu'un certain écuyer, l'ayant pris à part "en un anglet de la chapelle", lui fit le conte merveilleux du messager secret du sire de Corasse, un lutin qui le venait voir chaque nuit de tempête et lui cornait aux oreilles "Je viens d'Angleterre ou d'Allemagne, ou de Hongrie... Je viens de Prague en Bohème... L'empereur de Rome est mort." Notre chroniqueur eût donné beaucoup pour avoir à son service un courrier si rapide et si bien informé. N'empêche que, sans vendre son âme au diable, il a recueilli et mis par écrit tous les événements de son époque: troubles d'Angleterre sous Edouard II et de Flandre au temps des Artevelde, troubles de France, hélas! Quand Crécy et Poitiers furent des désastres. On relira toujours l'histoire du dévouement des bourgeois de Calais et le récit de la mort du vieux roi de Bohème, à Crécy.
 
Ayant beaucoup couru les grands chemins sur son destrier, entre ses deux lévriers et ramassé en tous lieux la matière de ses chroniques, Froissart revint sain et sauf en son pays natal comme il l'avait souhaité; mais s'étant attaché à Guy de Châtillon, comte de Blois et prince de Chimay, il s'en alla résider dans cette dernière ville. Il y mourut, croit-on, vers l'an 1410."

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