samedi 4 mai 2019

L. BEEKEMAN - Le mythe de l’influence espagnole en Flandre (ca. 1944)



                

Un des propos qui sont les plus familiers au lecteur de cette revue est la protestation contre le mythe de l’influence espagnole en Flandre. Nous n’avons cessé, depuis que paraît « Le Lion de Flandre », de dénoncer, partout où elle se manifeste, cette légende invétérée qui aperçoit partout, dans notre type physique, notre architecture, notre parler populaire, nos usages, notre spiritualité même, les traces de la domination espagnole dans les Pays-Bas. 
 
Un problème historique qui reste à résoudre et qui, d’ailleurs, à ce que nous sachions, n’a jamais été étudiée à fond, est de savoir où et comment est née cette croyance, quasi universelle, dans l’opinion française et dont la contagion n’a que trop atteint nos compatriotes eux-mêmes.
 
« Bergues somnole autour de son beffroi espagnol » lisons-nous et relisons-nous sous la plume, d’ordinaire mieux inspirée, de celui qui fut, en Flandre maritime, l’un des initiateurs du régionalisme flamand. « La ville, poursuit-il, fut cinq cents ans aux comtes de Flandre, puis cent ans aux ducs de Bourgogne, quatre-vingts ans à la Maison d’Autriche, cent douze ans à l’Espagne, dont elle a conservé, beaucoup plus que Dunkerque encore, une empreinte ineffaçable ».
 
Par un curieux phénomène, seuls comptent ce long passé et seuls ont marqué de leur empreinte sur le visage de la cité les 112 ans de régime espagnol. Bref, Bergues est espagnole « beaucoup plus que Dunkerque encore », et ce n’est pas peu dire, car, ici, la période espagnole « a laissé en la cité des traces indélébiles dans ses mœurs, son tempérament, ses monuments, ses maisons et jusqu’en beaucoup de noms de famille ».
 
Ainsi encouragés, les vulgarisateurs s’en donnent à cœur joie : Bergues tout entière est « un joyau de la Renaissance espagnole » (?), Bruges n’aligne au long de ses rues que « maisons espagnoles ». Partout où une construction fait apparaître à son pignon les gradins de l’escalier « à pas de moineaux », caractéristique de l’architecture nordique d’Arras à Reval et à Riga, partout l’on crie à la maison espagnole, oubliant que l’Espagne est, comme tous les pays du soleil, le domaine de la terrasse et du toit plat. Il suffit qu’une hofstede de Hondeghem ou de Wallon-Cappel arbore quelques redens pour que le romancier anglais la baptise « Ferme Espagnole ». Mais la Renaissance à la flamande et le baroque rubénien ne sont pas moins attribués à l’Espagne : les façades de la Grand’Place à Bruxelles et à Anvers sont tout ce qu’il y a de plus espagnol.
 
Les styles les plus divers de l’architecture flamand ont au moins ceci de commun que nous sommes tous pareillement un legs de l’Espagne aux Pays-Bas. Les antiques maisons de bois à fronton triangulaire et à étages en surplomb à Cambrai et à Valenciennes : les guides touristiques, les cartes postales et la voix publique ne leur connaissent pas d’autre nom que celui de « maisons espagnoles ». L’Hôtel de ville de Cassel est « Renaissance Espagnole » et la Vieille Bourse de Lille itou. Hesdin est le type de la pure création espagnole ! (On s’excuse auprès du lecteur d’égrener une litanie que pourtant l’on écourte diantrement). Arras, Arras surtout, avec ses pignons à volutes et ses arcades, est le triomphe de l’Espagne, claironnent à l’envi la publicité des Chemins de Fer du Nord et les ouvrages de M. Jean Brunhes lui-même.
 
On vous le demande : comment peut-on n’être pas espagnol ? La pierre est espagnole, espagnole est la brique. L’horizontale en architecture est espagnole, la verticale ne l’est pas moins. L’inspiration de l’antique est emprunt d’Espagne, le gothique, tout autant. Espagnols, nos beffrois à bulbes, espagnols aussi – pourquoi pas ! – nos clochers à flèches ajourées. Le plus sublime en ce domaine est sans doute la question insérée par certain inspecteur primaire dans les épreuves du certificat d’études à Hazebrouck en 1929 et qui a fait, depuis, la joie de nombreux auditoires : « L’église Saint-Eloi d’Hazebrouck est de style espagnol. Expliquez ce fait. »
 
La porte de Roubaix à Lille ? « Les petits créneaux qui la surmontent rappellent les armes de Castille ». Parions que vous n’y aviez pas songé. Et qui dit espagnol, dit mauresque ! Cette même porte de Roubaix est ornée de dessins en briques vernissées :  «genre d’ornementation importé par les Maures en Espagne et que les Espagnols ont transporté en Flandre ». Nos beffrois n’évoquent-ils pas les minarets ? Ne croyez surtout pas que mequène (servante) vienne de meideken (jeune fille) : « c’est un mot d’origine arabe passé en français par l’intermédiaire de l’espagnol ».
 
Les Vierges que revêtent de riches manteaux de brocard, variant avec les solennités de l’année, ce sont des « Vierges habillées à l’espagnole », bien qu’un parfait connaisseur des usages liturgiques, l’abbé M. English, fasse remarquer dans la revue brugeoise Bierkof (1938, III, 77-81) qu’en 1493, 1432, 1400, 1386, 1347, 1300 même, bien longtemps avant qu’il ne fût question d’Espagnols chez nous, cet usage fût en vigueur en en honneur à Gand, Ypres, Saint-Omer, Anvers, Louvain, etc.
 
L’Avesnois aime qualifier son pays de « Suisse du Nord ». La presse parisienne n’est pas en peine pour rendre compte de ce phénomène : « ce grossissement méridional de bon aloi ne trouverait-il pas son explication dans l’occupation espagnole qui eut lieu dans le Nord ? »
 
Cet atavisme ibérique se trahit aux moindres détails de notre psychologie – voire de notre psychologie supposée - . Le journaliste bien parisien M. Ivan Bjarne, en tournée d’enquête dans notre pays, ne manque pas d’y faire quelques découvertes qu’il s’empresse de porter à la connaissance des lecteurs de Midi-Paris. Une Flamande lui aurait fait cette confidence : « Nous disons : une femme qui domine un homme ne peut pas l’aimer ». Et M. Ivan Bjarne de nous fournir la clef de ce mystère (?) : « probablement est-ce là un souvenir de l’occupation espagnole »…
 
Si vous cherchez à pénétrer, sous les apparences, le sens profond des choses et leur symbolisme, vous êtes espagnol : « Albert Samain, Monsieur, témoigne dans son œuvre d’une ascendance tra tos montes. Mais si vous êtes gai, rieur, enjoué, si vous êtes d’humeur joyeuse et si, en bon Flamand, vous appréciez les joies de la Lebensfreude, vous êtes encore, Monsieur, Espagnol : « Les Dunkerquois s’amusent comme ils travaillent : de tout cœur ! Leur carnaval est une explosion de joie qu’explique le long hiver et peut-être aussi le souvenir de l’occupation espagnole. »
 
Nos géants, du reste, ornement principal de nos carnavals, l’un des thèmes les plus originaux de notre folklore le plus racé, sont évidemment d’origine espagnole, n’en déplaise à Jules Beck qui, dans sa brochure Reuses de Flandre et Gigantes d’Espagne, signale l’apparition d’un géant à Lille en 1454, un siècle avant le « régime espagnol ».
 
La procession du Saint-Sang à Bruges est, aussi bien, une autre manifestation du génie andalou propre à nos provinces. La braderie, en dépit de son nom (du flamand braden), est une importation de Castille.
 
Et ce n’est pas tout…
 
Votre nom se termine par un o ou deux oo : Flipo, Deroo, Salengro ? Votre hérédité n’est pas douteuse, vous descendez de quelque hidalgo. Vous vous appelez Detrez, Dumez, Potez ? Prière et obligation de prononcer : Detrèze, Dumèze, Potèze, conformément à la prononciation de la noble langue castillane d’où votre patronyme tire son origine.
 
Le peuple dit mi pour moi : hispanisme ! Et l’expression ch’ti mi, que peut-elle être sinon espagnole ? – L’institutrice, qui instruisait ainsi ses élèves dans le plus pur conformisme espagnol, n’avait-elle pas raison, au moins sur ce dernier point ? Car nous en sommes encore à nous demander dans quelle cervelle a bien pu germer ce bizarre assemblement de sons qui nous paraissait jusqu’à présent inventé par quelque Parisien pour ridiculiser les « Barbares du Nord ». Après tout peut-être ne s’agit-il qu’une simple vocalise en français… de vache espagnole !
 
Une Flamand ne saurait avoir les yeux noirs, ni un Flamand les cheveux bruns sans que l’on crie au « Spanjaard » ! La légende, sur ce point, est aussi tenace qu’en ce qui concerne les pignons à redens. Impossible d’ouvrir un livre ou une feuille où l’on parle de la population flamande, sans trébucher aussitôt sur cette affirmation ridiculement gratuite. « O puissance indomptable de l’atavisme » s’écrie un organe médical en détaillant les traits « évocateurs de la race transpyrénéenne » dans le portrait, qu’il assombrit à souhait, d’un professeur d’une de nos Facultés lilloises. Les filles de chez nous sont « blondes, rousses, ou encore brunes en hommage aux conquérants espagnols » - tu quoque, Mac Orlan ! – 
 
Ce préjugé vous … heurte de front jusque dans les romans qui s’attachent à décrire avec le plus de réalisme le paysage humain de nos campagnes. C’est par antiphrase sans doute que cette héroïne de Heurtebise s’appelle Claire : lèvres rouges, « fleurs sombres des yeux de scabieuse », « chevelure de ténèbres »… Allons, gageons qu’elle a aussi de qui tenir au-delà des Pyrénées. « Ni son allure, ni sa peau mate, ni ses yeux aux langueurs cachées, ni ses cheveux admirables ne sont d’une fille de chez nous. Elle est, parmi les siens, une étrangère. Sait-on ce qui couve sous cet air exotique ? Dans un être comme celui-là… s’affirment la victoire oubliée et la longue conquête insolente de l’Espagnol dans ce pays. » La seule question qui demeure pendante est de savoir si la brune enfant est « lointainement issue d’un grand d’Espagne ou d’un roturier ibérien »
 .
A quiconque la nature a doté d’une chevelure brune, qu’il soit héros de roman… ou romancier, de décider, selon que ses préférences sont aristocratiques ou prolétariennes, si c’est sous les traits d’un hidalgo ou d’un valet de tercios que s’est présenté, à quelqu’une de ses aïeules, l’immanquable Don  Juan de Kermesse Héroïque ! Tout à chacun ne peut mettre son point d’honneur à descendre de sans pur et de lignée sans bâtardise ni mésalliance.
 
Ces anthropologues ou historiens amateurs n’oublient qu’une chose : que les types bruns ont existé en Flandre bien avant que n’y apparût aucun chevalier, mercenaire ou négociant d’Espagne. Il n’est que de jeter un rapide coup d’œil sur les tableaux des Primitifs Flamands. Voyez les personnages qui peuplent les scènes des plus anciens retables et dont les peintres ont emprunté les types aux modèles que leur fournissaient leurs compatriotes. Regardez surtout les donateurs et donatrices qui figurent aux volets et qui sont, eux, des portraits avoués. Les femmes, presque toutes, y sont blondes, mais point rares les hommes bruns ou noirs. Certains biologistes auraient tendance du reste à ne voir là qu’un phénomène assez constant d’après lequel, au sein d’une même race ou d’une même espèce, l’élément mâle serait de chevelure ou de poil plus foncé que l’élément femelle. Quoiqu’il en soit, l’histoire du peuplement de la plaine flamande suffit amplement à expliquer parmi ses habitants la présence de types bruns, sans qu’il faille recourir à l’intervention d’Espagnols.
 
Un fait reste acquis, c’est que la Flandre, souvent par la faute de ses propres enfants, est condamnée à faire figure, devant le monde de colonie espagnole. On se représente l’étendue du mal lorsque, par exemple, dans un seul numéro d’un magasine édité à Paris, on relève l’affirmation quatre fois répétée sous quatre signatures différentes et sans plus de souci de l’invraisemblance que du ridicule :
« J’imagine qu’un Espagnol ne doit pas se trouver moins à son aise dans cet heureux pays, tellement le génie espagnol est demeuré marqué de traits indestructibles sur les maisons, le long des rues et des places, dans les œuvres d’art et jusque dans les yeux chauds de certaines femmes qui portent sous un ciel du Nord le poids heureux d’une hérédité lointaine. »
« Rubens, ne faut-il pas le voir comme un Espagnol (!) qui aurait conquis la terre grasse des Flandres ? »
« A Bruxelles, il y a les choesels à qui l’on attribue, à tort ou à raison, une origine espagnole. »
« A Furnes, les façades sont de briques sculptées, comme à Antéquéra d’Andalousie. On y promène la passion du Christ, en pesante figures de bois habillées au naturel, tout comme au Vendredi-Saint de Murcie, de Séville. J’aime cette ville espagnole campée au bord de la dune, comme sur les vieilles images de batailles. »
 
L’épidémie a gagné jusqu’à la Bretagne et la surprise nous est réservée de lire dans un organe aussi sympathique que le quotidien rennais qui porte comme titre le nom même de sa province : « Dans la plus petite ville des Flandres, parmi les hommes blonds, il n’est pas rare de découvrir des habitants du pays au type espagnol marqué. Ils nous font souvenir de la longue durée de l’occupation espagnole du pays. »
 
Bref, à en croire le Français moyen et, hélas aussi, le Flamand moyen qui font la loi dans le journalisme et la publicité, tout, chez nous, ou à peu près, est espagnol. Le pire est que cette fable a trouvé audience dans les sphères les plus élevées de la littérature et de l’intelligentsia – à moins qu’elle n’ait précisément là son origine. – Le carillon apparu pour la première fois aux beffrois de Flandre, à Douai en 1391, à Alost en 1487, etc. est néanmoins une invention espagnole. Victor Hugo l’a prétendu en un poème trop fameux « écrit sur la vitrine d’une fenêtre flamande » :
Le carillon, c’est l’heure, inattendue et folle
Que l’on croit voir, vêtue en danseuse espagnole…,
Alors qu’il n’y a sans doute rien de moins inattendu que le carillon, revenant d’heure en heure et quart d’heure en quart d’heure, avec une régularité… d’horloge, ranimer la cité.
Bien avant le poète romantique, Ménage avait déjà affirmé l’origine transpyrénéenne du carillon et s’était efforcé de le prouver à grand renfort d’étymologie.
 

* * *
 
Ces prétentions, nous les avons souvent réfutées, les unes et les autres, par le détail. Ce que nous voudrions montrer aujourd’hui plus spécialement, c’est que nous ne sommes ni les premiers ni les seuls à entreprendre cette réfutation et que tout ce qui compte dans les disciplines les plus diverses de la science, a répudié hautement, et depuis longtemps le mythe hispanique.
 
Edmond de Coussemaker a, comme il se devait, montré l’exemple. En 1861 déjà, il écrivait : « Il existe encore dans la Flandre Maritime de vagues souvenirs de la domination espagnole ; mais il n’en reste plus guère de traces matérielles. Les constructions qu’on attribue généralement aux Espagnols ou à leur influence ne présentent rien qui justifie cette opinion. » (Bulletin du Comité Flamand de France, novembre-décembre 1861, page 285.)
 
Mais c’est au père de l’histoire de l’art flamand en nos provinces, à Mgr. Dehaisnes, qu’il revenait de réduire à néant ces affirmations saugrenues, qui, jusqu’à lui, étaient quasiment « acceptées comme un axiome » dans les milieux savants eux-mêmes. Il s’en acquitta en un mémoire présenté à la Commission Historique du Nord, puis au Congrès des Sociétés Savantes à la Sorbonne en 1878, et auquel personne, depuis, n’a rien eu de substantiel à ajouter : L’Espagne a-t-elle exercé un influence artistique dans les Pays-Bas ? (Bulletin de la Commission Historique du Département du Nord, t. XIV, 1879, pp. 427-449) Avec l’impressionnante érudition dont il était coutumier, l’archiviste départemental du Nord prouve que toutes les œuvres d’art produites par notre pays au temps de la domination des Rois d’Espagne n’ont strictement rien d’espagnol que cette coïncidence : que ce soit en peinture, en sculpture ou en architecture, elles sont dues exclusivement à des Maîtres Flamands, pas un seul artiste travaillant chez nous à cette époque n’est espagnol, ni n’a été à l’école de l’Espagne.
 
« D’ailleurs, comme on le voit clairement lorsqu’on étudie dans les documents l’histoire des Pays-Bas, il y avait en ces contrées, outre les états généraux qui votaient les impôts et présentaient des doléances, des assemblées provinciales, se réunissaient au moins chaque année, dans lesquelles les députés du clergé, de la noblesse et des villes répartissaient les contributions et s’occupaient de toutes les affaires spéciales à la contrée, les routes, les canaux, les travaux et les édifices publics. Quant aux affaires et aux constructions spéciales à chaque ville, c’était l’échevinage qui était chargé de les diriger et qui le faisait par lui-même et à ses frais, sans l’intervention du pouvoir central. Nous avons parcouru un nombre considérable de comptes de villes ; et partout nous avons vu ces villes édifier elles-mêmes la maison communale, le beffroi, les halles, les puits publics, les portes et les fortifications. Il serait de même facile d’établir que les églises, les chapelles et les abbayes étaient élevées par les établissements religieux, par les dons des fidèles et les libéralités des échevins…
« A priori, il ressort de la situation administrative des Pays-Bas qu’in ne peut conclure à une influence artistique de l’Espagne sur cette contrée. »
 
Dans les rares cas où les représentants du pouvoir central s’occupent des choses d’art, c’est à des artistes du pays qu’ils confient leurs commandes : « Les architectes, les sculpteurs et les peintres des souverains et des gouverneurs-généraux espagnols, dans les provinces des Pays-Bas étaient tous originaires de ces provinces… Aucun de ces artistes, qui dirigèrent la construction des édifices et des monuments élevés par l’ordre ou les libéralités du gouvernement n’est espagnol. »
A défaut même des données de l’histoire et des documents d’archives, dont le témoignage est formel, la critique artistique n’est pas moins décisive :
« Il est évident que l’influence des peintres espagnols ne s’est pas fait sentir dans le pays des Van Eyck, de Memlinc et de Bellegambe, de Jean de Maubeuge et de Michel Coxcie, de Rubens et de Van Dyck…
« Lorsqu’on a étudié la sculpture espagnole du XVIe et du XVIIe siècle, avec ses détails capricieux, son monde de figurines, ses statues aux poses souvent maniérées, et sa profusion d’ornements qui lui a fait donner le nom de genre plateresque, on voit clairement qu’elle n’a aucun rapport avec le style vigoureux et souvent vrai jusqu’à la naïveté, qui caractérise les sculpteurs flamands…
 
« Jamais l’usage de construire ces maisons à pignon crénelé et à pignon à courbes n’a été adopté en Espagne ; nulle part, pas même dans les villes les plus anciennes, ni à Tolède, ni à Cordoue, ni à Séville, on ne trouve des habitations à pignon triangulaire et à toit offrant des pentes raides et élevées. Comme dans toutes les autres contrées méridionales, les toits offrent une surface presque plane ; il devait en être et il en a été ainsi. »
 
Nos historiens de l’art, à la suite de celui qui fut leur maître incontesté, ont considéré comme de leur devoir de combattre le préjugé hispanisant. Dans chacun de ses écrits, Fernand Beaucamp, de son vivant secrétaire de la Commission Historique du Nord, a renouvelé sa protestation :
« C’est… ici le lieu d’essayer de déraciner une vieille et indéracinable erreur. Pour beaucoup de gens du Nord, nos vieilles maisons sont des « maisons espagnoles ». On ne saurait trop le répéter, il n’y a pas, il n’y a jamais eu de maisons espagnoles dans le Nord. D’ailleurs la plupart des maisons ainsi nommées sont antérieures à l’occupation espagnole. Ajoutons que, outre Pyrénées, les maisons à pignon sont appelées des maisons flamandes » (L’Histoire de l’art dans le Nord, dans Le Nord, par Lemay et Robyn, Paris, Albin Michel, 1926, pp. 305-306)
 
« Pourquoi faut-il que tant de gens de chez nous, pour qualifier cet art si profondément notre, si propre à la Flandre, l’appellent « art espagnol » ? » (Les arts en Flandre française, dans Flandre, notre mère, Bailleul, 1931, p. 165)
 
Victor Champier, qui fut directeur de l’Ecole Nationale des Arts industriels de Roubaix, et qui était tout sauf un partisan acharné de l’originalité flamande, n’en a pas moins reconnu : « Depuis longtemps, l’Espagne avait montré son impuissance radicale à exercer sur l’art flamand la moindre influence. Presque rien d’elle n’avait pénétré dans le pays conquis, pas un seul de ses architectes, ni de ses artisans, car c’est une légende à détruire et une erreur qu’on commet en attribuant comme on le fait souvent encore, à l’art espagnol certaines formes architecturales très répandues dans la contrée notamment les maisons à pignon, la Bourse de Lille et beaucoup d’autres monuments célèbres. La vérité c’est que le pignon à gradins ou à pas de moineaux, né des exigences de la construction et des nécessités du climat, était usité en Flandre bien avant l’occupation de l’Espagne, puisqu’on en trouve des exemples dès le début du XIIe siècle. En fait, il n’y a pas eu d’architecture hispano-flamande. » (V. Champier, L’art dans les Flandres françaises aux XVIIe et XVIIIe siècles, Roubaix, Reboux, 1926, pp. 25-26)
 
Le sentiment de M. le chanoine Détrez n’est pas moins net, si nous nous référons au compte-rendu, publié par les quotidiens locaux, d’une conférence sur l’histoire de l’art lillois donnée le 24 avril 1942 aux Cours de Perfectionnement de la Ville de Lille :
« On a souvent attribué à l’occupation espagnole le style avec pignon à gradins appelés « pas de moineaux ». Mais il est depuis longtemps prouvé que les Espagnols n’y sont pour rien. Les pignons à gradins se sont introduits chez nous avant les Espagnols. Les maisons de la Grand’Place d’Arras, qui remontent à 1467, le prouvent. »
 
M. Henri Potez, professeur à l’Université de Lille, a fait justice dans son volume sur Arras, de la mauvaise rhétorique accumulée autour du soi-disant caractère espagnol de la capitale de l’Artois et à laquelle Verlaine lui-même a sacrifié :
« Le pauvre Lélian répétait avec ingénuité ce qu’il avait ouï dire. Pour nos pères des âges romantiques, tout était espagnol en Artois et dans les Flandres. C’est qu’à leur appétit rien n’était beau qui ne vint de loin, rien ne méritait considération qui ne décelât une origine exotique… Les Pays-Bas ne doivent presque rien à leurs maîtres lointains. Sous la diversité des dominations successives, ils sont toujours restés profondément eux-mêmes. Ces courbes, ces voitures, ces enroulements, ces déroulements, ces tortils de flamme, vous les trouverez dans les lanières de feu que déchaînent les brasiers de Rubens ou d’Emile Verhaeren, chez tous les représentants de ce groupe humain qui ont magnifié la fête ardente de la vie. Ce qui frémit et bouillonne dans cette végétation de pierre, c’est la sève de la terre natale et l’indomptable génie des aïeux. »
M. l’abbé Lestocquoy a entrepris plus spécialement cette démonstration en ce qui concerne les places d’Arras, dont il décrit très justement qu’« il n’est rien de plus beau en Artois et …peu de choses plus rares en Europe. » (L’architecture civile à Arras et les rapports entre les Pays-Bas et l’Espagne, Mémoires de l’académie d’Arras 1941, pp. 37-44)
 
« Espagnoles nos places… voilà qui était devenu une sorte de dogme populaire et l’une des rares idées en matière d’architecture que tous les habitants d’Arras se transmettent comme un héritage de famille. De l’historien de la Gorce au guide du syndicat d’initiative, il n’est question que de maisons espagnoles.
 
« Ce n’est pourtant pas que les spécialistes ne s’en soient occupés… En 1873, l’Académie (d’Arras) mit au courant ce sujet : « Rechercher ce qui concerne l’historique des places d’Arras, les décrire, en juger le style, en dire la provenance. » Le travail qui reçut la médaille d’or, et le méritait, fut un volume de Cardevacque sont l’abbé Van Drival rendit compte à l’Académie… Ils en ont parlé et résolu la question définitivement…
« Si l’on a en l’idée dans le peuple d’une influence espagnole, méridionale, cela vient évidemment des galeries qui bordent nos places. A la vérité on pourrait dire qu’il n’y a là qu’imitation de la galerie inférieure de l’hôtel-de-ville, laquelle copie celle de Bruxelles et que l’on trouve déjà cette disposition dès le XIIIe siècle à l’hôtel de ville de Bapaume…
« Pour Arras, quelques tableaux anciens, heureusement conservés, nous montrent en certains endroits des places, des maisons à pans de bois qui ont à leur partie inférieure une galerie portant sur des poutres de bois au lieu de nos colonnes de grès.
« Rien de plus convenable pour abriter les boutiques et particulièrement celles installées dans les caves du grand et du petit marché. Et rien d’espagnol non plus. Même la galerie de pierre est bien de chez nous ; car les deux plus anciennes maisons, celles aux pignons à « pas de moineaux » de la Grand’Place, remontent à 1467 ; les archives ont conservé leur date de naissance. Et en 1467 l’Espagne n’avait aucun point de contact avec l’Artois. »
 
Un autre érudit, M. Lavoine, a, pour sa part, vengé des prétentions hispanisantes le baillage d’Aire-sur-la-Lys, qu’on n’a pas manqué, évidemment, de ranger, lui aussi, parmi les chefs-d’œuvre espagnols (Bulletin de la Commission des Monuments Historiques du Pas-de-Calais, t. V, p. 349)
Une preuve par la négative est d’ailleurs fournie par M. Paul Parent qui, dans l’important ouvrage où il étudie de près les influences subies par L’architecture des Pays-Bas méridionaux aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles (un vol. in-4°, 224 pp., Paris-Bruxelles, Van Dest, 1926) n’est même pas amené à coter une seule fois le nom de l’Espagne.
 
C’est à son expérience personnelle de l’Espagne que fait appel M. le chanoine Leman : « Les fameux pignons de maison qu’on appelle souvent espagnols, ne doivent rien à l’Espagne : nous les trouvons dans nos villes flamandes bien avant qu’existent ces relations politiques. Je n’ai pas souvenance d’en avoir vu en Espagne. Pourquoi ne les appelle-t-on pas tout simplement des pignons flamands ? La vérité c’est que la Flandre a été longtemps occupée par des étrangers qui ont vécu à côté d’elle sans se mêler à elle » (Les relations de la Flandre avec l’Espagne, Revue les Facultés catholiques de Lille, octobre 1937, p. 18) 
 
Avec Mgr. Lotthé, le débat déborde le terrain de la seule architecture et s’élargit. Le distingué prélat, à qui ses deux beaux volumes sur les églises de la Flandre française ont conquis d’emblée une place de choix chez les historiens de l’art régional, reprend à son compte le vœu émis par le Vlaamsch Verbond van Frankrijk au cours du Congrès Flamand du 8 août 1937 à Dunkerque, protestant « contre l’inexcusable manie qui porte trop de journalistes et écrivains vulgarisateurs (auteurs de guides, brochures touristiques, etc.) à attribuer, à tout propos et hors de propos, à l’Espagne une influence que celle-ci n’a exercée en Flandre, ni sur l’architecture, ni sur le sentiment religieux, ni sur les coutumes populaires, ni sur les noms de famille, ni sur les mots du langage local, et, moins encore, sur le type physique des habitants » (E. LOTTHE, Les églises de la Flandre française au nord de la Lys, Lille, S.I.L.I.C., 1940, p. 270)
 
En chacun de ces domaines, la démonstration négative a été fournie par les spécialistes.
 
L’influence espagnole sur nos populations est niée par Eugène Pittard, professeur d’anthropologie à l’Université de Genève, dans son volume de la collection H. Berr, Les races de et l’histoire :
« Les voyageurs et les écrivains, qui avaient constaté l’abondance relative des yeux et des cheveux bruns dans le midi de la Hollande, avaient, sans plus, attribué cette richesse pigmentaire à une influence espagnole, datant de l’époque dès après Charles-Quint. A juste raison, les Hollandais ont protesté contre une telle interprétation. Les enquêtes anthropologiques modernes leur ont donné des raisons plus démonstratives encore de ne pas croire à de telles immixtions, trop faciles à inventer de par les seuls faits historiques. La couleur brune des cheveux et des yeux, dans les provinces méridionales de la Hollande, est d’une période plus ancienne que la période espagnole. On peut, sans grande chance de se tromper, la considérer comme préhistorique, comme datant déjà ainsi qu’en Belgique, des invasions néolithiques. » (Les races et l’histoire, Paris, Renaissance du Livre, 1924, pp. 247-248)
 
Pour ce qui est des dialectes populaires, l’éminent romaniste de l’Université de Lille, M. Ch. Guerlin de Guer, n’est pas moins explicite : « Me permettrez-vous, écrit-il au bulletin des Amis de Lille (numéro du 1er avril 1937) qui, à plus d’une reprise, protesta avec autant de vigueur que d’esprit contre le mythe hispanique, de vous remercier de rompre une lance avec les partisans, que je croyais exterminés, de notre prétendue descendance espagnole ?
 
« Il peut paraître sans doute exagéré de dire que, sous Charles-Quint, les Espagnols ne furent pas plus nombreux chez nous que, de nos jours, les marchands d’oranges. Mais je suis tout des premiers à reconnaître, avec les auteurs de l’article, qui ni notre sang, ni nos coutumes, ni notre art ne doivent rien à l’Espagne ; et j’ajouterai : ni notre langue. Il est pourtant, à ma connaissance, toute une pléiade de bons esprits qui s’évertuent à nous démontrer que tels ou tels mots du « terroir » survivent dans notre région comme des témoignages de l’occupation espagnole.
« En principe, la thèse est difficilement soutenable, car cette occupation, plus administrative que militaire, n’impliquait aucun contact étroit entre l’occupant et le peuple qui fait la langue.
« En fait, à diverses reprises, on m’a communiqué des listes de mots populaires de chez nous auxquels on prêtait une origine espagnole. Pour deux de ces mots seulement, il peut y avoir un doute ; ce sont : agozi, au sens de « vilain homme, méchant garçon », qui serait l’espagnol alguazil ; et caracol, au sens de « limaçon », toujours vivant en espagnol dans le même sens. Et encore ce dernier est-il attesté dans des régions de Flandre où il ne peut être question d’influence ibérique. Sans doute s’agit-il d’un mot qui, comme quelques autres, aurait pénétré dans le vocabulaire français au début du XVIIe siècle. Pour l’instant donc, je m’en tiens au seul agozi. »
 
C’est la même conviction qu’exprime M. Arille Carlier, rédacteur en chef de la « Wallonie Nouvelle » - le diable lui-même parfois porte pierre ! – :
« Voyons les traces que la langue de Madrid a pu laisser dans nos dialectes, le wallon à l’est d’une ligne Braine-le-Comte, Binche, Beaumont, Chimay, et le picard à l’ouest. (Cette ligne est évidemment approximative).
 
« Les demi-savants, ici, ont beau jeu. Ils ne manquent pas de faire des rapprochements entre certains mots espagnols d’une part, wallons ou picards de l’autre. Ils oublient que ce sont là précisément des mots d’origine latine et que des coïncidences sont fatales. Il me souvient d’avoir un jour été entrepris par un excellent homme qui avait vécu pendant des années en Estrémadure, et qui voulait à toute force me persuader que la plupart de nos mots patois venaient en ligne droite de là-bas.
« Sérieusement, j’objectais :
-          Vos parallèles sont frappants, cher Monsieur. Mais ne pensez-vous pas que ce sont nos mots wallons qui ont été rapportés là-bas par les soldats du Roi très catholique, après les avoir appris en Wallonie ?
« Tête de l’interlocuteur. Il n’avait pas réfléchi jusque-là.
« Il me fallut faire appel au latin, au provençal et aux dialectes romans de France pour le convaincre de sa méprise. Encore ne suis-je pas certain d’avoir réussi.
« A la vérité, il y a fort peu de mots wallons ou picards qui nous viennent d’Espagne…
« Au fond de cette croyance aux « résidus » espagnols provient d’une information superficielle et de rapprochements enfantins. Nous sommes en plein folklore des demi-civilisés. C’est le même raisonnement primitif qui fait attribuer par syncrétisme, les monuments romains aux Sarrazins, les chaussées d’Auguste à la reine Brunehaut. Il paraît assez vain de lutter contre ces croyances quand elles sont inoffensives. Autre chose est, évidemment, quand des gens dangereux s’efforcent de créer, au moyen de ces erreurs, une mystique qui peut avoir de redoutables conséquences politiques. »
 
Comme conclusion générale sur l’indépendance de la Flandre à l’égard de toute influence espagnole, nous pouvons faire nôtre celle que le chanoine Looten tirait à la fin d’une étude sur les Rapports littéraires entre la Néerlande et l’Espagne (Revue de littérature comparée, n°68, octobre-décembre 1937, pp 613-630). Avec la hauteur de vues qui lui était propre et le coup d’aile qui, naturellement, le soulevait au-dessus de son propos immédiat, le Maître constatait :
« C’est un fait ethnique digne de remarque : l’influence de l’Espagne ne réussit à pénétrer parmi les rangs ni du clergé, ni de la noblesse, ni même de la bourgeoisie, sauf de rares exceptions. Le sang des deux peuples ne se mêle pas pour fonder des familles : une répugnance instinctive s’y oppose ; moins encore coule-t-il dans les veines du bas peuple, où pourtant l’on peut noter des cas sporadiques de bâtardise. On s’est trop affronté dans un passé trop proche pour qu’on puisse sympathiser de cœur…
« Chacun des deux peuples vit cantonné dans les étroites limites de ses frontières. Entre ces vases clos, il n’y a de communication que sur le terrain mercantile et pour le trafic des affaires…
« La tapisserie fleurit… à Bruxelles chez les Geubels et les Raes. A Anvers, l’école de Rubens et de Van Dyck se survit grâce G. de Crayer, à Lille par les deux Van Oost, à Dunkerque par Jean de Reyn, M. Elias, A. Leys, etc. Leur manière n’a aucun rapport avec celle du Greco ou de Velasquez, dont un monde les sépare.
 
« Ni l’architecture baroque (dite faussement jésuite), ni la maison bourgeoise à pignons sur rue munis de gradins, ni le mobilier d’art très remarquable – armoires, bahuts, dressoirs, coffres, chaises, etc. – n’accusent la moindre provenance espagnole, quoiqu’en prétende une opinion erronée, dix fois réfutée mais vivace comme les mauvaises herbes. Les habiles artisans de ces richesses ont leur berceau sur les bords de l’Escaut et de la Lys, non sur les rives du Tage ou de l’Ebre.
 
« En résumé, su l’Escurial continue d’imposer ses  volontés à la gestion des affaires publiques, l’Espagne ne rayonne en aucune façon… sur la pensée littéraire ou artistique des provinces de langue flamande…
 
« Le domaine spirituel excepté, sur lequel elles purent fusionner et se former une âme commune, les deux nations restent à une distance considérable l’une de l’autre. Le fond de leur être est réfractaire à la transmutation de son essence. Si les romans espagnols, picaresques ou autres, fournissent à la scène hollandaise des canevas pour ses drames, si le genre scapa y spada et auto plaît aux dramaturges anticlassiques, tous ces modèles n’agissent que par le dehors : ce sont des exemples que l’on imite plus ou moins librement, à l’instar du théâtre de Shakespeare, mais sans se les assimiler par un commerce intime, où imités et imitateurs forment une unité indivisible…
 
« Entre ces pays s’est creusé un abime. Ils sont trop semblables de tempérament pour que l’un soit complémentaire de l’autre ; obstinés dans leur vouloir, intransigeants dans leurs principes, à la fois épris d’idéal et de réalisme, ils se heurtent et se repoussent mutuellement. Cette mésentente foncière s’est aggravée par cinquante ans de tyrannie espagnole en Flandre, par des flots de sang néerlandais versés à l’époque de la Révolution du XVIe siècle…
 
« Comme leurs peuples, les littératures d’Espagne et de Flandre sont deux grandes isolées : entre elles il y a eu un contact, de pénétration point. »
 
La séparation entre les peuples espagnol et flamand ne fut pas telle toutefois, qu’il n’y eut entre eux de points de contact. Mais l’influence, ce ne fut pas la Flandre qui la subit, c’est elle, au contraire, qui l’exerça et c’est l’Espagne qui en porte les marques.
 
Le nombre des Espagnols que le régime politique amena en Flandre fut beaucoup moins élevé que le prétend la légende et que le croit le vulgaire. Cette immigration se limite à quelques officiers et hauts fonctionnaires. « Cette redoutable infanterie d’Espagne » était composée, comme toutes les armées du temps, de mercenaires d’origine cosmopolite, mais dont la plupart était recrutée dans le pays même. Les plus célèbres de ces bandes étaient celles des « Wallons » et l’on sait que sous ce nom se groupaient les soldats de métier originaires des Pays-Bas tout entiers. Quant aux fonctionnaires, la plupart étaient également indigènes. Seuls quelques postes parmi les plus élevés – et encore pas tous, loin de là - étaient aux mains de Castillans ou d’Aragonais.
 
Au surplus, la puissance assimilatrice de notre peuple, était telle que les Espagnols qui, d’aventure, s’établissaient chez nous, loin d’hispaniser leur entourage, avaient vite fait de se flamandiser eux-mêmes. Louis Vivès, né à Valence et, à l’âge de vingt ans, enraciné à Bruges, est ainsi devenu l’une des figures marquantes de l’humanisme néerlandais, et son nom demeure inséparable de celui d’Erasme. Il s’était à ce point attaché aux Pays-Bas qu’il déclina l’offre d’une chaire à l’université d’Alcala pour pouvoir continuer à professer à Louvain. « Dans ses multiples études et essais sur la philosophie politique et sociale, nous sommes surpris que le tempérament méridional fait complétement défaut. Vivès observe les réalités politiques et sociales telles qu’elles sont avec le regard réaliste d’un bourgeois natif des Pays-Bas qui se rend compte que sa fortune dépend de la justesse de son coup d’œil sur les choses. Il n’aime guère l’éclat et de le decorum de la vie en Espagne à l’apogée de sa gloire  et de sa puissance, et ne se laisse tenter ni influencer par la gloire vraie ou fausse de la civilisation méditerranéenne. On peut dire en quelque sorte que, en s’établissant dans les Pays-Bas, il en avait adopté l’esprit et l’âme d’une façon extraordinairement rapide. » (HJ de Vleeschauwer. Les complaintes de la paix à l’époque de l’humanisme IV. La complainte de Louis Vivès, Cassandre, 20 février 1944)
 
Le roi d’Espagne, du reste, ne gouvernait en nos régions qu’à titre de Comte de Flandre, et le premier souverain qui réunit sur sa tête les deux couronnes d’Espagne et de Flandre ne fut pas un Espagnol mais un Flamand. Les historiens discutent encore de savoir si Charles-Quint fut patriote allemand ou patriote espagnol, et, communément, ceux d’Espagne voient en lui un Allemand, et ceux d’Allemagne … un Espagnol. A la vérité, le fils de Philippe-le-Beau, né au Prinsenhof de Gand, ne fut qu’un patriote flamand, et l’amour des Pays-Bas l’emportait en lui sur tous les autres sentiments politiques. Nombre de ses gestes et de ses décisions restent inexplicables si on ne les éclaire à cette lumière. L’idée certes jamais n’effleura son cerveau que l’Espagne pût influencer la vie nationale de son pays d’origine. Si, dans un accès de patriotisme flamand, il jura de « mettre Paris dans son Gand » (et avec un peu plus d’esprit politique, il y serait parvenu au lendemain de Pavie), ne s’écriait-il pas en contemplant le panorama de sa ville natale : « Combien faudrait-il de peaux d’Espagne pour faire un gant de cette grandeur ? »
 
« Charles-Quint, souligne Mgr. Dehaisnes, aimait la Flandre et se plaisait à parler le flamand ; et lorsqu’il quitta Bruxelles à l’âge d’environ 16 ans pour aller prendre possession de la couronne de Castille, ainsi que le rapporte l’évêque de Badajoz, « il ne savait dire un mot en espagnol, quoiqu’il le comprit un peu ». Durant les deux années qu’il passa ensuite en Espagne, il donna toute sa confiance et tout le pouvoir aux Flamands qu’il avait amenés avec lui, parmi lesquels se trouvait un peintre, Jacques Van Lathem ; il affecta de conserver le costume, les habitudes et la langue de la Flandre, ce qui blessa vivement la fierté espagnole. Sous un prince animé de ces sentiments, l’influence de l’Espagne ne put guère se faire sentir dans les Pays-Bas » (Cf. Dehaisnes L’Espagne a-t-elle exercé une influence artistique dans les Pays-Bas ? p.129)
 
Mgr Dehaisnes s’est abondamment expliqué sur le régime politique et administratif qui était celui de notre pays sous l’autorité espagnole. Si longue que soit la citation, elle ne nous apparaît pas ici hors de propos :
« Les provinces méridionales des Pays-Bas, la Flandre, le Brabant, le Hainaut, le Cambrésis et l’Artois, n’ont jamais cessé, au moins jusqu’à la fin du XVIIe siècle, de s’administrer par elles-mêmes. Affaires d’intérêt général et d’intérêt local, lois et impôts, milices et fortifications, travaux et édifices publics, tout, excepté les questions politiques, était du ressort des états généraux, des états provinciaux et des échevinages.
« Sans doute le pouvoir central exerçait une action au point de vie de l’administration et de la justice ; mais presque tous ses représentants étaient originaires de la contrée. Il s’en suivit que l’influence étrangère ne se faisait guère sentir dans les mœurs, les usages et les traditions artistiques.
« Il en fut ainsi tout spécialement sous la période de la domination espagnole, qui n’a d’ailleurs duré dans le Nord de la France, qu’environ un siècle et demi, depuis 1526 jusqu’en 1648 pour certaines villes, et 1668 ou 1679 pour d’autres…
 
« Durant les longs séjours que Charles-Quint dut faire au-delà du Rhin et parfois au-delà des Pyrénées, le pouvoir fut confié à Marguerite d’Autriche et à Marie de Hongrie, qui ni l’une ni l’autre n’avaient vécu en Espagne ; tous les membres du Conseil privé étaient flamands, sauf deux ou trois qui appartenaient, par l’origine de la famille, à la Bourgogne et à l’Italie. Il en était de même dans l’ensemble de l’administration…
 
« Les traditions gouvernementales et administratives suivies sous le règne de Charles-Quint de 1515 à 1555 se continuèrent, sans modifications essentielles, sous Philippe II et ses successeurs. Philippe II qui, durant les douze premières années de son règne, avait fait gouverner les Pays-Bas par Marguerite de Parme et Granvelle, dont le système était l’administration de la contrée par la contrée, y envoya, en 1567, un généralissime qui fut plus que tout autre le représentant des idées espagnoles, le Duc d’Albe. Mais nous ferons remarquer que l’armée de dix mille hommes amenée par le terrible duc était principalement formée d’Italiens, et que, sur les douze membres du Conseil des Troubles, deux seulement étaient espagnols ; l’ensemble de l’administration resta entre les mains d’hommes originaires du pays… Il en fut de même sous Don Louis de Requenses, grand commandeur de Castille, qui n’exerça que trois ans les fonctions abandonnées par le Duc d’Albe.
 
« Ce fut le caractère spécial du gouvernement des Archiducs Albert et Isabelle, qui exercent ensuite la régence jusqu’en 1633, c’est que, comme Marguerite de Parme, ils laissent le pays s’administrer lui-même, et si de 1633 à 1648 et à 1668, nous trouvons parmi les gouverneurs généraux quelques espagnols, il est permis de n’attacher aucune importance à ce fait, parce qu’à cette époque, l’Espagne entrait déjà en décadence et qu’elle ne s’occupait des Pays-Bas qu’afin d’y percevoir l’argent dont elle avait besoin pour lutter contre la France ; elle n’y faisait ni lois, ni établissements, ni travaux, qui auraient pu introduire ses mœurs et ses usages.
 
« On comprendra mieux encore la vérité de ces observations, quand on saura que, de 1526 à 1668, sur la liste des grands baillis de Flandre et de Hainaut, officiers qui étaient chargés de l’administration générale de la justice, il n’y a pas un seul nom qui dénote une origine espagnole. Il en est de même pour les baillis, et aussi, le plus souvent, pour les gouverneurs des villes et des provinces. Dans la Flandre Wallonne (sic), par exemple pour le pays de Lille, Douai et Orchies, on ne trouve pas un seul gouverneur général qui soit originaire d’Espagne… » (L’Espagne a-t-elle exercé une influence artistique dans les Pays-Bas ? pp 428-130)
 
Les Flamands, par contre descendent outre-monts. Ils y occupent des places de choix et sont portés aux suprêmes dignités, tel le Cardinal Andriaan Floriszoon Boeyens, le futur pape Adrien VI, à qui Charles-Quint délègue en 1520 son pouvoir sur toutes les Espagnes. Il n’y a point que nous sachions, d’amiral espagnol inhumé en nos cathédrales de Flandre. L’honneur était réservé aux amiraux flamands de prendre place dans le Panthéon des gloires nationales de l’orgueilleuse Espagne. Des sept amiraux que Dunkerque fournit à la marine du Roi Très Catholique (alors que Jan Baert lui-même ne parvint pas à ce grade dans celle du Roi Très Chrétien, son successeur), deux furent enterrés avec la magnificence réservée aux souverains : Mathieu Maes et Michel Jacobsen, « de zeevos », le renard de la mer ; le premier repose à Cadix, le second dans le sanctuaire le plus sacré de l’ « hispanité », dans le chœur de la cathédrale de Séville, près de Fernand Cortès et de Christophe Colomb.
 
Les proverbes et dictons anti-flamands qui, au temps de Charles-Quint, avaient cours en Espagne et que cite le chanoine Looten (C. LOOTEN, Rapports littéraires entre la Néerlande et l’Espagne, pp 617-618) attestent la rancœur que les fiers Castillans éprouvaient de l’invasion de dignitaires flamands.
 
Le domaine où l’influence flamande en Espagne s’est fait le plus fortement sentir est tout naturellement celui de l’art. Et, sur ce point encore, c’est Mgr Dehaisnes qui a, le premier, signalé la contribution que les Pays-Bas ont apportée « au développement des arts au-delà des Pyrénées. » Il dresse des listes d’artistes de chez nous qui ont travaillé dans les Etats ibériques et dont les cours, les évêchés, les monastères se disputent les œuvres. A leur tête, Jan Van Eyck lui-même, que suivent de longues théories de peintres, de sculpteurs, de miniaturistes. Les Maîtres flamands qui n’entreprennent pas le voyage d’Espagne n’y sont pas moins célèbres, ni moins recherchés ; les églises, les palais, les cloîtres se remplissent de leurs œuvres, achetées à prix d’or et âprement convoitées.
 
C’est à leur école que s’assoient les peintres de la péninsule : Lluis Dalmau, le Catalan, Fernando Gallego, de Salamanque et maints autres qu’énumère Mgr Dehaisnes. Rubens, plus tard, conseille et dirige Velasquez, Van Dyck déteint sur Murillo. De tous les musées d’Europe, ajoute notre archiviste, ce sont ceux d’Espagne qui hébergent le plus d’œuvres flamandes : à Madrid, par exemple, 62 toiles de Rubens, soit exactement le double de ce que contient le Louvre, 54 Brueghel, 53 Teniers, etc.
On comprend et on partage la fierté qui soulève Ernest van der Hallen, l’un de nos meilleurs auteurs de récits de voyage, lorsqu’au long des galeries du Prado il marche de gloire flamande en gloire flamande : Van Eyck, « el Flamengo », Jeroen Bosh, « el Flamingo Bosco », Van Dyck, « el magnifico, sublimo pintor Flamengo » et Van der Weyden, et Memling, et Brueghel, et Patenier, et Metsys, et David, et Gossaert, et Van Orleyn et Jordaens, et Teniers, et Rubens.
 
« En dépit de tous les consulats et de toutes les ambassades de « Belgique », c’est l’aristocratie princière de la culture flamande qui domine en ce palais des arts européens. La Flandre a écrit ici des centaines de fois le long des murs son nom glorieux. Il résonne en six langues dans la bouche des guides et des gardiens. C’est, en couleurs, un cantique épique à ce petit pays qui voulut se mesurer à l’Espagne, c’est-à-dire avec le monde entier, et qui, encore que stratégiquement et militairement il dût céder devant ce peuple de millions de soldats et de moines, triompha en sa vivante culture, de ce pays qui s’en vint chercher en Flandre ses architectes et ses compositeurs, ses peintres, ses sculpteurs et ses rois…
 
« Un frisson de fierté me parcourt tandis que, mêlé aux visiteurs, j’entends vingt fois, cinquante fois de la bouche des gardiens ce mot : el Flamingo ! Je dois me faire violence pour ne pas m’écrier : ceci, ici, n’est pas un reste archéologique comme les ruines de vos canaux d’irrigation visigoths, vos voies romaines, vos églises et vos maisons mauresques. Le peuple qui a créé ceci, ici, vit encore là-bas au Nord, avec un vouloir nostalgique, mais puissant et profond comme la vie, de devenir à nouveau une nation. Ceci, ici, n’est pas l’épopée historique d’une culture éteinte ; ce n’est pas un mausolée où s’offre en spectacle le renom d’un peuple mort ; c’est le témoignage d’une puissance de vie, plus forte et plus imposante que parades d’armées, absolutisme d’Etat et ostentation du pouvoir. Il y a donc des choses qui sont impérissables comme la vie elle-même. »
 
Et à l’Escurial donc, où les mêmes splendeurs picturales s’accumulent, et d’autres richesses encore :
« Lorsque le religieux Augustin,  qui, dans l’immense bibliothèque reçoit les rares visiteurs, apprend que je suis un compatriote du père du bâtisseur de l’Escurial, il me regarde avec un étrange étonnement. Il veut avant tout savoir où en est dans mon pays la question des langues et si le néerlandais existe encore en tant que langue parlée. Un prêtre bruxellois semble lui avoir récemment raconté là-dessus des choses plus qu’anormales. Il se réjouit visiblement de ce que je lui raconte sur la question. Et le voilà qui sort des piles de manuscrits, d’incunables et de documents enluminés écrits en néerlandais. « Beautiful books » dit-il en caressant la reliure sombre d’une magnifique bible gothique avec des notes marginales néerlandaises en lourde cursive. Oui, mon vieux, gouverneurs, moines fanatiques, farouches soldats, bûchers, tout cela nous l’avons reçu de chez toi, et en échange tes ancêtres ont emporté de chez nous les quelques choses rares qui, pratiquement, vaillent la peine d’un voyage à Madrid… » (Ernest Van der Hallen, Tusschen Atlas en Pyreneen, Leuven, Davidsfonds, 1938, voir le chapitre : Vlaanderen in Spaanje, 147-150)
Les observations de Mgr Dehaisnes ont été reprises et complétées parfois par divers auteurs plus récents.
 
Dans sa conférence déjà citée, sur Les relations de la Flandre avec l’Espagne (Revue Les Facultés Catholiques de Lille, octobre 1937, pp. 7-13), M. le chanoine Leman brosse une rapide esquisse de l’influence flamande sur l’art espagnol. Les artistes de la péninsule qu’a marqués l’art des Pays-Bas s’appellent légion : Jacomart Baço, disciple direct de Van Eyck, Juan de la Huerta, qui sculptera à la Chartreuse de Champmol le tombeau de Jean sans Peur, Bartoloméo Vermejo, qui évoque Van der Weyden, Jaume Huguet, etc. Au passage nous remarquerons la part plus spéciale que prennent à ce rayonnement nos provinces : c’est un Jehan de Valenciennes, tailleur d’images, qui, de 1393 à 1397, décore le grand portail de la cathédrale de Palma de Majorque ; les livres d’heures, enrichis de miniatures, proviennent des ateliers de Valenciennes aussi bien que de ceux de Bruges et de Gand ; les tapisseries d’Arras, de Lille, de Valenciennes font concurrence à celles de Bruxelles 
 
« Ce que l’Ecole flamande du XVe siècle a appris aux écoles diverses de la péninsule ibérique, jusque-là dépendantes de l’idéalisme serein et la naïve fraîcheur du Trecento italien, ce n’est pas seulement, conclut M. le chanoine Leman, une technique nouvelle, c’est un réalisme puissant et vigoureux qui ne craint pas d’accentuer les traits des personnages, de rendre aussi vigoureusement que possible des scènes d’une émouvante horreur. C’est le souci du détail qui a conduit à décorer les fonds des tableaux, d’où l’or a disparu, de paysages d’une étonnante vérité, à représenter aussi finement qu’il est possible des bijoux, des coupes d’or, d’argent finement ciselées. Ce que les maîtres flamands ont encore développé chez les maîtres espagnols, c’est l’amour des couleurs vives et éclatantes, le goût des somptueuses étoffes, des riches brocarts aux broderies délicatement ouvragées, étincelantes d’or, de pierreries, des cadres architecturaux minutieusement travaillés. »
 
M. l’abbé Lestocquoy, comme il est naturel à l’historien de cette ville d’Arras qui fut l’un des centres les plus réputés de la fabrication de la haute-lisse, relève l’exportation en Espagne des arrazi :
« Comment oublierions-nous que le XIVe siècle Charles III de Navarre (1388-1422) avait acheté des tapisseries au hautelisseurs Nicolas Bataille et Jacques Dourdin, ce dernier bourgeois d’Arras, possesseur de fiefs à Acq, Agnez et Achicourt, habitant sur la Grand’Place à la maison des Caudrons
 
« On pourrait multiplier les constatations de ce genre, mais il serait impossible de déceler le moindre courant inverse. Les musées des anciens Pays-Bas ne conservent pas d’œuvres espagnoles et les textes ne citent aucun nom d’artistes ibériques. On ne peut pas écrire l’histoire de l’art en Espagne sans consacrer des chapitres entiers aux influences du nord, mais on peut passer sa vie au contact de l’art des Pays-Bas sans y trouver le plus léger point de contact avec le pays de … Philippe II. » (Lestocquoy, L’architecture civile à Arras et les rapports en les Pays-Bas et l’Espagne, Mémoires de l’Académie d’Arras, 1941, pp. 42-43)
 
Il y a bien une « école hispano-flamande », mais en Castille. Il y a des peintres « hispano-flamands », mais ce sont des Espagnols relevant de la manière flamande, tel cet Antonio Moro auquel Georges Marlier a consacré naguère une brillante monographie (Bruxelles, Nouvelle Société d’Editions).
Les rétrospectives d’art ibérique de ces dernières années ont permis de mesurer l’importance des influences flamandes au-delà des monts. A l’exposition d’art portugais organisée à Paris en 1931, les tableaux de Nuno Gonçalves et les tapisseries réalisées d’après ses cartons ont montré combien le « peintre de l’épopée portugaise », qui probablement est venu lui-même en Flandre, dépend des maîtres flamands, notamment de Van der Goes. En 1935, les splendides tapisseries, fabriquées à Bruxelles en 1520 et aujourd’hui propriété de l’Etat espagnol, revenaient pour la durée d’une exposition, dans la capitale du Brabant, qui reprenait conscience de cette beauté dont elle a enrichi la lointaine péninsule.
 
Quant à l’exposition d’art catalan réunie en 1937 à Paris, au Musée du Jeu de Paume, elle a rappelé que le prestige de la Flandre n’a pas atteint seulement la peinture castillane, mais a rayonné tout autant sur celle de Catalogne. Dans un excellent compte-rendu de cette manifestation paru dans le quotidien bruxellois De Standaard (26 mars 1397), le critique et essayiste Marnix Gijsen mettait en lumière ce « Nederlandsch avontuur », cette « aventure néerlandaise » des Primitifs catalans. Dans les panneaux du Maître de Sant Jordi, les types physiques eux-mêmes sont purement nordiques et flamands. La décapitation de saint Cucufa de Maître Alfonso pourrait sans hésitation être attribuée à un Flamand : on dirait presque un Gérard David. Quant à Lluis Dalmau, envoyé en mission en Flandre en 1431 par le roi de Valence, sa « Madone aux jurés » est presque un plagiat du retable de l’Agneau Mystique, qui, lors de son arrivée à Gand, venait de prendre place à Saint-Bavon.
Comme l’é écrit M. l’abbé Lesctocquoy, « il n’en allait pas autrement dans l’ensemble de la civilisation intellectuelle de la péninsule… On ne peut … s’empêcher de songer aux ressemblances qui éclatent entre ces grandes processions qui font la célébrité de Séville et de Bruges. On songe parfois à l’Espagne en entrant dans certaines églises belges et en trouvant des statues tragiques drapées de somptueux manteaux de velours brodé. Il faut songer que ces manifestations religieuses sont vieilles comme notre civilisation, on sait bien que ces tableaux religieux aux multiples costumes qui transforment nos rues en une sorte de théâtre existaient chez nous dès le XVe siècle, à un moment où nous n’avions nul contact avec l’Espagne.
 
« Faut-il donc conclure que comme jadis la Grèce vaincue avait apporté la finesse de sa civilisation à l’Italie, les Pays-Bas auraient ajouté quelques-unes de ces cérémonies à un pays qui les fit si bien siennes que nous le concevons seulement avec ses manifestations presque oubliées chez nous ? » (L’architecture civile à Arras et les rapports en les Pays-Bas et l’Espagne, Mémoires de l’Académie d’Arras, 1941, pp. 43-44)
 
Dans ce corps à corps entre deux peuples dont parle Ernest Van der Hallen, si, à la différence des Pays-Bas du Nord, la Flandre, saignée à blanc, eut militairement et politiquement le dessous, culturellement elle l’emporta. Rien n’était sans doute plus éloigné de la pensée de ses maîtres que de lui faire subir  un impérialisme culturel. (Il était réservé à d’autres conquérants de vouloir imposer, avec leur autorité politique, leur civilisation, leur art, leur langue.) L’Espagne se contenter de veiller aux intérêts de la foi romaine et de … lever des impôts. Prospère, puissante et forte, elle n’avait pas encore inventé l’Hispania où, déchue, elle refoule aujourd’hui ses rêves de grandeur.
Ne nous figurons pas une seconde, par exemple, que la domination de la couronne d’Espagne ait amené chez nous une invasion de livres espagnols. Au contraire, c’est la Flandre qui répand en Espagne les productions de ses célèbres typographes, et l’imprimerie, dans la péninsule même, est importation du Nord.
 
Nous ne reviendrons pas sur ce que H. van Byleveld écrivait tout récemment, ici-même, sur le rôle de Nicolas Gombert et de nos compatriotes à la Carilla flamenca de Charles-Quint et de Philippe II et sir leur importation dans le développement de la musique outre-Pyrénées (voir H. van Byleveld. La musique dans les Pays-Bas français, Le Lion de Flandre, mars 1944) : la polyphonie espagnole, illustrée en premier lieu par Vittoria, est, comme toute la polyphonie européenne, de filiation flamande.
 
La confection des orgues pour les souverains espagnols était également, et bien avant Charles-Quint, dès Jean Ier et Alphonse d’Aragon, une quasi spécialité flamande. Les principaux facteurs portent des noms qui ne trompent pas : Antoine Moors, Etienne Lethmann, Ludolf Woelemont, Hendrik van Vorst, Mathys Langhedul, auxquels s’ajoutent Gilbert et Jean de Visé, de Bruges. Les quatre orgues si réputées de l’Escurial sont l’œuvre de Gillis Brebos, de Malines, qui, avec ses trois fils, y travailla trente ans durant. A-t-on jamais connu un organiste espagnol aux Pays-Bas ? A Madrid, Michiel de Bock, Lodewijk van Heymissen, Guillaume « de Sparanno de Hollande », Henri Bredemers, Roger Pathie tiennent compagnie, en cette qualité à Jean d’Arras.
 
Ce sont naturellement aussi les Flamands qui introduisirent dans la péninsule l’art essentiellement néerlandais du carillon. Un fondeur de cloches, Nicolas Le Vache, d’Anvers, s’établit à Lisbonne et dote le château de Mafra, le Versailles d’Estrémadure, du merveilleux carillon de 110 cloches qui est le plus puissant instrument campanaire du monde. Aujourd’hui encore c’est le génie des carillonneurs de la Beiaardschool de Malines qui anime ce klokkenspeel géant : le dernier titulaire nommé à cette fonction par l’Etat lusitanien n’est autre que M. Théo Adriaens qui, suivant l’exemple du Maître Jef Denyn, y donne des concerts réguliers, très goûtés de la société portugaise et espagnole, et au programme desquels il se plait à placer des œuvres de compositeurs flamands anciens et modernes.
En un autre domaine encore, celui de la Mystique et de la spiritualité, la Flandre affirme sa supériorité. La patrie de Thérèse d’Avila, de Jean de la croix, d’Ignace de Loyola, s’en fut à l’école de Ruysbroeck et de l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ, des chanoines de Windesheim et des Frères de la Vie Commune. Les historiens de la littérature et de la pensée espagnoles, tels Cejador y Franca, Menéndez y Pelayo, l’ont il y a longtemps remarqué. Dans son introduction à la traduction de saint Jean de la Croix, le P. Chocarne, dominicain, reconnaît que « la célèbre école mystique est fille de l’école de Groenendael »
 
On a pu consacrer un gros volume (Pierre Groult, Les mystiques des Pays-Bas et la littérature espagnole du seizième siècle, Louvain, Uystpruyst, 1927), que l’auteur lui-même reconnaît n’être que fragmentaire et incomplet, à dépister ces influences. Les œuvres de Ruysbroeck et de ses disciples : Thomas Hemerken van Kempen (dit a Kempis), Denijs van Rijckel, dit le Chartreux, Gérard Gerbolt van Zutphen, Henri Herp, Jean Mombaer franchissaient les « ports » des Pyrénées. Elles si répandent soit en latin, soit en traduction castillane. La plupart des écrivains mystiques espagnols ont été fortement influencés par leur lecture. M. Groult étudie à titre d’exemple, Francisco de Osuna, qui séjourna aux Pays-Bas et s’y fit éditer, Luis de Grenada et plus spécialement Juan de Los Angeles. Par l’intermédiaire de Garcia de Cisneros, abbé de Montserrat, le renouveau de Windesheim détermine la réforme bénédictine de Castille et de Catalogne. Ignace de Loyola s’étant initié à la vie spirituelle de Cisneros, il y entre en contact avec nos auteurs, si bien que les Exercices et toute la spiritualité ingnatienne sont redevables, à leur origine, de Zutphen et de Mombaer, comme l’a démontré en de patientes études de critiques textuelles, le jésuite lillois Henri Watrigant.
 
Si entre le folklore d’Espagne et celui de Flandre, il y eu un contact, c’est, ici encore, le peuple de Brueghel et d’Uilenspiegel qui a, dans ces relations, joué le rôle actif. Les géants de procession ? Nous ne possédons pas de précisions sur la date de leur apparition en Espagne. Par contre, « plusieurs d’entre eux avaient, suivant acte authentique, droit de cité chez nous avant l’an 1496, c’est-à-dire antérieurement au mariage de Philippe-le-Beau avec Jeanne de Castille et, par conséquent, avant qu’il fût question de domination espagnole en Flandre. » (Jules Beck, Reuses de Flandre et Gigantes d’Espagne, Bulletin de l’Union Faulconnier, 30 juin 1900) Les plus anciens de la tribu sont signalés à Alost dès avant 1447, à Namur en 1449, à Lille en 1454, à Audenarde en 1456, à Ath en 1460, à Louvain en 1463, à Termonde en 1468, à Lierre en 1469, à Tirlemont et à Anvers en 1470, à Douai en 1480, à Ypres en 1483, à Malines, Nieuport et Hasselt en 1490, à Venloo en 1492…
 
Il importe du reste de réduire à ses exactes proportions l’importance des « géants » d’Espagne. La péninsule en compte exactement, en tout et pour tout, trois groupes, à Barcelone, à Saragosse et à Valence. Nous voilà loin de la famille nombreuse de nos reuzen ! En 190, Jules Beck en dénombrait déjà une centaine et l’on sait que leur cohorte n’a fait qu’augmenter depuis. Ces mannequins géants constituent une particularité des Pays-Bas. On ne les rencontre ni en France, ni en Italie, ni en Allemagne, ni dans les régions scandinaves. Si l’on fait exception pour quelques villes d’Angleterre (Londres, Salisbury, Chester, Burton) et pour les … trois villes d’Espagne ci-dessus nommées, les géants processionnels font partie exclusivement du décor des lage landen bij de zee.
  
Une origine espagnole des ommegangsreuzen est donc exclue et il est beaucoup plus plausible que ces sont des Espagnols qui ont transplanté chez eux ces manifestations du folklore nordique qu’ils avaient appris à connaître pendant leur séjour dans leurs possessions des Pays-Bas. Tel est l’avis de Jules Beck dans l’étude que nous avons déjà citée. Telle est aussi l’opinion du spécialiste le plus connu de la question, le Dr C. De Baere, dans ses deux brochures : Onze Ommegangsreuzen (Standaard-Boekhandel, Brussel, 1930, p.9) et Onze Vlaamsche Reuskens (De Nederlandsche Boekhandel, Antwerpen, 1941, pp 16-17)
 
C’est le parti qu’adopte avec la plus grande netteté le célèbre folkloriste Arnold van Gennep : « Il est entendu que je n’y vois aucune influence italienne ou espagnole et qu’au contraire j’admets que les Géants processionnels de l’Espagne, vu aussi leur date d’émergence historique, sont des transports de la Flandre dans la péninsule ibérique. » (A. van Gennep, Le folklore de la Flandre et du Hainaut français, T.I, Paris, Maisonneuve, 1935, p.168)
 
Il n’est pas jusqu’à l’âme du peuple qui, en quelques-unes de ses expressions les plus authentiques, ne trahisse, sous une forme singulière et assez inattendue, l’influence de nos « pays de par deçà ». Les Espagnols « se délectent de flamenquisme » nous assure Henry de Montherlant (Séville la vivante). La danse espagnole caractéristique entre toutes, ajoute-t-il, est la flamenca – revanche sur la « danseuse espagnole », imaginée en Flandre par Victor Hugo ! – et le chant populaire par excellence, surtout dans le sud de la péninsule, le canto flamenco.
 
Danse et chant expriment un style de vie dans la désignation duquel revient, avec une insistance trop marquée pour être fortuite, l’évocation de la Flandre. Nous ne sommes pas suffisamment initiés au « cuadro flamenco » pour décider si le contenu de ce cycle typiquement espagnol répond à la nature et à la manière flamandes. Cornelius Conijn, qui, dans le numéro de septembre 1936 de la revue néerlandaise Elsevier, étudie ce phénomène de folklore plus spécialement andalou, serait porté à croire que la Flandre, en l’occurrence, n’a été que le canal par lequel est parvenu en Espagne une formule exotique. Il n’en demeure pas moins que l’ensemble musical et chorégraphique par quoi l’étranger désigne ce qu’il découvre de plus original dans l’art populaire hispanique et qui, développé au théâtre, a donné naissance à certaines manifestations caractéristiques de la culture nationale, s’appelle « el arte flamenco », l’art flamand.
 
Cette étiquette flamande, ainsi affichée là où sans doute on ne s’attendait guère à la trouver, s’achève de témoigner que, loin d’avoir été soumis à une influence ibérique, ce sont les Pays-Bas qui ont fortement marqué de leur empreinte la civilisation des peuples de la péninsule.
 
Ce n’est pas toute fois que ne nous ne devions rien à l’Espagne. L’objectivité nous oblige à le reconnaître, à la suite de M. E. Lepinay qui, aux journées médicales de Bruxelles en 1938, raconte comment les Pays-Bas connurent pour la première fois les ravages de la syphilis :
« C’était en 1496. On venait de décider l’union de l’Archiduc d’Autriche, prince des Flandres, Philippe-le-beau, et de l’Infante Jeanne d’Aragon.
« Pour conduire leur fille dans les Flandres, où l’attendait son fiancé, les rois catholiques firent équiper, au port de Laredo en Biscaye, une flotte de vingt voiles, qui appareilla le 22 août, sous la conduite de don Fabrique Enriquez, amiral de Castille.
« Cette flotte, battue par de continuelles tempêtes, aborda le 11 septembre à Middelbourg et, de là, la princesse et sa cour se rendirent à Lille par petites journées où l’archevêque de Cambrai célébra le mariage le 18 octobre.
« Mais hélas ! la suite noble de celle qui devait devenir Jeanne-la-Folle, mère de Charles-Quint, apportait avec elle la « Lues Ispanica » et c’est elle qui l’introduisit dans les Pays-Bas et dans les Flandres, en cadeau de noces, peut-on dire.
« Et c’est pourquoi à Gand, comme à Leyde, on ne la désigna plus alors que sous le nom de Spaansche Pokken. »
 
Tel est, si nous en croyons le Courrier médical du 4 mars 1938 qui résume cette communication de M. Lepinay sur l’évolution de la syphilis marocaine, le seul « cousinage » dont l’authentique histoire permette de faire état entre les Espagnols et les Flamands. Ce n’est tout de même point sans doute en ce sens que l’entrevoyait l’imagination de Victor Hugo lorsqu’il chantait cette
Noble Flandre où le Nord se réchauffe engourdi
Au soleil de Castille et s’accouple au Midi !

L. BEEKEMAN

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