jeudi 25 décembre 2014

La paix d'Utrecht fut elle une victoire dans la défaite ?

On ne dira jamais assez que, pour la France, la défaite consacrée par les traités d’Utrecht est malgré tout une « bonne affaire ». C’est une défaite marquant une fin de règne difficile mais elle n’est pas une catastrophe. Elle ne fait que consacrer de profonds remaniements dans un espace politique et économique très complexe.

La reconnaissance d’un état de fait
Cette paix, et les inévitables traités collatéraux, fixent des frontières qui tendent immédiatement à devenir pérennes. Les places de la Barrière exceptées (le traité d’Anvers de 1715 permet aux Hollandais de tenir garnison à Furnes, Ypres, Menin, Tournai, Mons, Charleroi et Namur) et le démantèlement des fortifications dunkerquoises, l’on revient à la situation imposée à l’issue de la guerre de Dévolution : le rachat de Dunkerque aux Anglais, en 1662, ne faisait qu’inaugurer la politique d’agrandissement désirée par la France depuis 1636 en repoussant les limites le plus au nord et à l’est pour protéger Paris. Pour le futur « nouveau nord » de la France, la prise de Lille, Douai et Orchies en 1667, puis de Cambrai et Valenciennes dix ans plus tard, permettent la création d’un réseau double de villes fortifiées assez dense pour être en mesure de démanteler les remparts parisiens (et le remplacer par le mur de la Ferme Générale, autres époques, mêmes recettes…). Plus encore, s’étendre au nord aux dépends des Espagnols, c’est les bouter hors de l’Europe du nord-ouest afin d’éviter le double front de l’année de Corbie. Le maintien d’une telle menace, odieuse aux Français, reviendrait à se placer volontairement sous la coupe des Habsbourg. 

De la conquête à la fin de la Guerre de succession d’Espagne, s’opère une « colonisation » en douceur des anciens Pays-Bas Espagnols. Si l’on ne pouvait en faire de bons Français, au moins tenterait-on d’en faire de bons sujets. Pourtant Louis XIV n’est pas en terre inconnue puisqu’il est Châtelain de Lille, agent du Comte de Flandre, qui n’est autre que le Roi d’Espagne. Situation intenable pour Louis XIV qui n’a pour but que de dominer le concert des nations. Seule Dunkerque accueille avec joie l’arrivée des Français. La présence anglaise depuis la Bataille des Dunes de 1658 ne coule pas de source dans une ville où les corsaires, alors espagnols, leur avaient fait grand tort. A Lille comme dans le reste des Pays-Bas devenus Français, on arbore encore naturellement la Croix de Saint-André. Il faut tout le génie de Vauban pour que le changement de souveraineté se fasse avec le moins de heurts possibles. A lui donc de mettre sur pied la  « ceinture de fer » pour protéger la frontière en puisant autant dans les caisses de l’Etat que sur les ressources locales. Chose d’autant plus ardue que les Flamands sont coupés d’un seul coup de leurs réseaux économiques historiques et craignent pour leurs richesses. Autre condition sine qua non pour réussir à conserver ces acquisitions est pratiquer le clientélisme: aux nobles, Louis XIV confirme les promotions décidées par son prédécesseur. Il conserve les institutions avec leurs personnels locaux tout comme les échevinages. De plus, il y tellement peu d’Espagnols en Flandre et en Hainaut que le « paysage politique » n’est pas bouleversé. Surtout, les Généralités sont immédiatement mises en place. Confiées à un Intendant de police, justice et Finances, Il est le seul représentant du Roi dans la Province, qui s’appuie sur une politique de francisation par la langue grâce à l’édit de Villers-Cotterêts, en vigueur dans tout le royaume. Or, seul l’Intendant détient réellement le pouvoir. Les Institutions bourguignonnes puis espagnoles restent en place, fonctionnent, mais n’ont que peu de poids.

Utrecht : le succès d’une politique d’intégration ?
Il faut revenir sur l’incroyable succès de cette politique : les villes acquises pendant la Guerre de Dévolution ne font pas défaut pendant la celle de Succession d’Espagne. Si les traités consacrent les mêmes limites, c’est qu’un retour en arrière est difficilement envisageable. Les nouveaux sujets se sont adaptés à de nouvelles conditions économiques. Séparés des Pays-Bas par la nouvelle frontière d’Etat et devenus des sujets français, l’accès aux marchés septentrionaux se fait plus difficile : les circuits traditionnels sont perturbés, les taxes, aides et autres traites augmentent, les monnaies changent, et là où ils faisaient partie d’un ensemble cohérent et homogène, s’imposent à eux les aléas des relations internationales. 

A cela s’ajoute la question religieuse : Quid de la relative tolérance enfin acquise après les révoltes des Gueux ? Le regrettable Edit de Fontainebleau, révoquant celui de Nantes en 1685, remet en question la position des Protestants dans les Pays-Bas Français. Or, ils sont un élément-moteur pour la richesse flamande, acquise par des populations industrieuses, une noblesse urbaine qui ne craint pas de faire des affaires voire de travailler, et qui surtout, exporte dans le monde entier, car il ne faut pas omettre que l’appartenance à la Couronne d’Espagne leur ouvrait le marché des colonies ultramarines. Les réformés ne fuient pas tous les Pays-Bas Français. D’autant plus que leur esprit plane sur la révolution Industrielle qui se profile déjà.

D’autres divisions… durables
Si l’on ne s’intéresse qu’à l’aspect « régional » de la question, la Paix et la frontière d’Utrecht ne sont rien d’autre que la consécration de la « colonisation » des anciens Pays-Bas Espagnols. De part et d’autre de cette ligne « imaginaire » se trouvent deux entités politiques distinctes et clairement établies : le Royaume de France et les Pays-Bas Autrichiens. Au sol, pour distinguer les limites, un bornage est établi, dont subsistent, çà et là quelques vestiges. Pourtant, les nouvelles divisions, cruciales, ne sont pas sur la carte car séparés, les régions scindées par les traités évoluent indépendamment. La frontière confirmée à Utrecht consacre désormais d’autres fractures. 

La Contre-Réforme, très active en Flandre, a fait des Pays-Bas Français une véritable terre de mission. L’espace à l’est de la frontière devient clairement – presque exclusivement - catholique. A cela s’ajoute la fracture linguistique qui se dessine. Si l’Administration se fait en Français, il faut en faire aussi la langue vernaculaire. Un roi ne peut être obéi que s’il est compris de chaque sujet. Si déjà quelques familles francisent leur patronyme (parfois bon gré, mal gré), l’Etat royal doit généraliser le mouvement auprès du peuple. Ce lent travail d’uniformisation n’est toutefois achevé que sous la IVe République. D'un côté, l’on parle le Français, de l’autre le Flamand puis le Néerlandais.

L’Union européenne sera-t-elle le fossoyeur de la Paix d’Utrecht ?
Avec la Paix d’Utrecht et la reconnaissance de fait de l’ancrage français, pointe déjà la notion d’Etat-Nation chère au XIXe siècle. Si l’on prête à Louis XIV le propos « l’Etat, c’est moi », c’est pour être plus à même de constater que l’intégration des terres septentrionales s’accompagne d’une profonde centralisation, poussée à l’extrême par les Jacobins à la fin du XVIIIe siècle. La marge de manœuvre des populations est faible et cette autorité pesante, voire omniprésente, est finalement acceptée. Il est tout de même étonnant de constater qu’après l’extension excessive du Premier Empire, les traités de Vienne n’aient ni dépecé la France ni remis en question cette fameuse frontière, ni au sommet de l’Etat, ni au sein des populations concernées.


L’espace Schengen renversera-t-il la Paix d’Utrecht ?  La création d’un espace communautaire n’a aboli que la question douanière et facilité la circulation des biens et des personnes certes, mais les régimes fiscaux restent profondément différents de part et d’autre de la frontière. Ceci n’empêche nullement de tenter de mettre sur pied des projets transfrontaliers et interrégionaux, cependant alourdis par la barrière de la langue. Quant à l’Euro, il a facilité une circulation monétaire mais ne l’a pas augmenté outre-mesure. Finalement, la Paix d’Utrecht a façonné autant l’Europe du Nord-Ouest que les Traités de Vienne et consacre tellement bien l’évolution séparée des Pays-Bas Français que nul ne songerait à les remettre en question, que ce soit ou non étayé par un quelconque sentiment national voire nationaliste. La frontière d’Utrecht n’est pas seulement géographique, elle est aussi inscrite dans les esprits comme une limite pérenne, voire inébranlable. Seule solution envisageable : la création d’un espace économique et politique regroupant les anciens Pays-Bas, à l’image d’une Eurorégion amputée du Kent britannique mais cette « fédération », pour porter ses fruits, devra faire le choix d’une langue unique, d’une harmonisation fiscale et réglementaire que le mode de fonctionnement de l’Union Européenne ne saurait aujourd’hui permettre. La Paix d’Utrecht a encore de beaux jours devant elle… Quant aux ressortissants des Pays-Bas Français, ils sont devenus non seulement de bons sujets (puis de fidèles citoyens), mais aussi de bons Français, comme le préconisait Vauban, leur comportement dans les guerres qui ont suivi l’ont largement démontré. Les Traités d’Utrecht n’ont finalement qu’avalisé un état de fait, en faisant un état de droit.

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