Dans nombre de villes, le souvenir de Vauban perdure au
travers de dénominations de rues, de places, d’établissements scolaires voire
de cafés ou de restaurants. A plus forte raison dans le Nord où il est mis sur
un pied d’égalité avec d’autres militaires régionaux tels Faidherbe. Néanmoins,
l’image qu’il laisse est avant tout attachée à la poliorcétique : l’homme
s’efface devant son bilan militaire. Il faut bien en convenir : il a bâti
une trentaine de places fortes, en a modernisé près de trois cents et mené
cinquante-trois sièges. D’ailleurs, sa réputation alors était telle que l’on
affirmait « ville assiégée par Vauban : ville prise ; ville
fortifiée par Vauban : ville imprenable ». De son vivant, il
était l’archétype de l’ingénieur militaire, imité par ses pairs et dont on
enseigna longtemps les préceptes dans les écoles militaires pour son
ingéniosité et ses solutions inédites.
La genèse du plus efficace soutien de la monarchie.
L’un des rares contemporains de Saint-Simon que le moraliste
n’assassine pas dans ses Mémoires est un petit seigneur morvandiau, né à
Saint-Léger-de-Foucherets, devenue depuis Saint-Léger-Vauban (Yonne). Destiné à
la carrière militaire, il passe dans le camp du Prince de Condé. Vauban est alors
un jeune officier frondeur qui se bat avec ardeur mais ce qui ne l’empêche
nullement d’être fait prisonnier en dépit de manœuvres hardies. Convaincu de
haute trahison, il attire l’attention du cardinal Mazarin qui réussit à le
convaincre de se mettre au service du jeune mais légitime Louis XIV : il
n’a que vingt ans quand il est envoyé au siège de Sainte-Menehould en 1653, où
il fait montre de courage. D’ailleurs, il est blessé plusieurs fois au cours de
sa carrière. Sa fidélité au roi est incontestable.
Si recevoir en mai 1655 son brevet ordinaire d’ingénieur du
roi est l’acte de naissance de sa carrière, les batailles de la Guerre de
Dévolution en sont les fonts baptismaux en dirigeant les sièges de Tournai, de
Douai et de Lille. Pour cette dernière, qui s’est finalement rendue, il produit
un projet de citadelle, qui est préféré à celui de son mentor, le chevalier de
Clerville. L’année suivante, il est promu Commissaire Général des
Fortifications, sous les ordres de Louvois pour l’organisation des défenses
terrestres et, en même temps, de Colbert pour fortifier côtes et ports. Deux
maîtres difficiles à satisfaire et très soucieux des dépenses publiques.
L’homme est habile, il sait avancer des arguments de rentabilité et s’attacher
des collaborateurs zélés tel Simon Vollant à Lille, qui appliquent ses ordres à
la perfection. Car comment ne pas déléguer quand l’on se porte de siège en
bataille, de chantiers en places fortes, que l’on parcoure en basterne (une
litière aménagée en bureau mobile) pas moins de 4.000 kilomètres par an ?
Le souci de l’économie
Ingénieur consciencieux, Vauban sait prendre des mesures
économiques judicieuses.
Sur ses chantiers tout d’abord, il prend le temps
d’observer, de se rendre sur les lieux et de faire établir une cartographie
précise : les terrains, les cours d’eaux comme les marais, les matériaux
disponibles car ses chantiers se trouvent sur les frontières et les côtes en
étant quasiment simultanés, générant des dépenses importantes. C’est une
gestion rigoureuse mais les sacrifices demandés au Trésor royal ne sont pas
inutiles. Ainsi, si l’on ne cite que le seul exemple de la Citadelle de Lille,
dont il veut faire convenir à Louvois qu’elle sera « la reine des
citadelles », il mobilise des soldats que les tâches militaires ne
concernent pas, paye des ouvriers mais réquisitionne aussi des paysans – pas
moins de 2.000 par journée de travail – que des Dragons armés de nerfs de bœuf
persuadent de travailler avec plus d’ardeur. Pour les matériaux, il fait
acheter des châteaux et des demeures en ruine ainsi que le vaste mur de clôture
de l’abbaye cistercienne de Loos. Certes, il y a bien des fours à briques sur
place mais pour le parement de la muraille, il fait acheter des briques
d’Armentières « plus petites, plus chères mais qui tiennent mieux à la
pluie »…
Dans les casernes, les marches des escaliers sont en bois
quand elles sont à l’abri de la pluie, quant à celles qui sont exposées aux
intempéries, elles sont en pierre bleue, dispendieuses mais inaltérables. Pour
cette citadelle, il refuse de recourir aux pieux de fondation car les clochers
lillois n’en ont pas, or « qui porte le ciel peut porter les
Pyrénées ! D’ailleurs, en creusant, l’on trouve l’eau sous-jacente à
un mètre de profondeur. Il impose alors la construction en caisson, procédé
rare. Là aussi, le génie est présent : en plus de 300 ans, aucun de ses
bâtiments n’eut à souffrir de la nature du terrain au contraire des ajouts de
ses successeurs qui n’eurent aucun scrupule à économiser en recourrant au bois
pour les fondations.
L’homme est aussi soucieux d’éviter les conflits. Dès le
début des chantiers, il repère les maîtres-maçons qui l’assisteront. Il faut
employer des gens du cru, souvent notables par ailleurs, qui ne percevront pas
la présence française comme une occupation dans des régions souvent attachées à
la Couronne d’Espagne et à celle du Saint-Empire Romain Germanique. Certains
reçoivent même des commandes civiles destinées à l’embellissement des remparts.
Vauban comprend la nécessité de s’attacher les nouveaux sujets. D’ailleurs, il
insiste auprès de Louis XIV pour que ces notables, nobles ou roturiers,
puissent prendre part aux emplois publics et aux charges et donc de n’amener
des Intendants et autres administrateurs que parcimonieusement. Il est d’ailleurs
à l’origine de l’autorisation octroyée par le Roi aux mariages des officiers
français avec les Flamandes. L’intégration au royaume ne passa donc pas que par
les armes.
Autre cause de mesure : le soin apporté à réduire les
pertes en hommes lors des sièges. L’excellence de ses remparts fera bien
évidemment la différence en abritant les hommes derrière non seulement des murs
épais et solides mais aussi des places d’armes et des chemins-couverts dérobés
à la vue de l’ennemi ou de les faisant se regrouper derrière d’épaisses
tenailles implantées au devant des courtines. Artilleur, il développe le tir à
rebond des boulets au-dessus des tranchées d’approche afin d’éviter ses propres
troupes.
Les économies suscitées par ses démarches peuvent ainsi
avoir des conséquences importantes car la France, acculée à une double façade
maritime, n’est pas une puissance navale. Impossible de rivaliser avec les
Anglais comme avec les flottes des Provinces-Unies. Fortifiant Dunkerque dès
son acquisition en 1662, il travaille à la promotion de la guerre de course. La
Royale n’a aucun moyen de concurrencer des armadas puissamment armées, et les
officiers français ne connaissent que souvent mal la mer, acquérant leurs
commandements par la vénalité des grades. Les corsaires dunkerquois, voulant en
découdre avec les Anglais qui les ont malmenés pendant leurs quatre ans de
présence, ajoutent déjà aux destructions et aux prises de navires les pertes
économiques des butins revendus et partagés entre capres, armateurs et Trésor
royal. L’argument est décisif car la rénovation de la Marine entreprise par
Colbert n’apporte pas les résultats escomptés. La course n’est pourtant qu’un
expédient. Le succès de ces corsaires n’en est que plus brillant lorsque Jean
Bart et ses hommes sauvent la France de la famine en ramenant un convoi
hollandais de blé du Texel en 1694.
Le bien de l’Etat par-dessus tout
Vauban est un observateur fidèle des régions qu’il traverse
au gré de ses missions et de ces populations qu’il côtoie, et ce sans
différence de statuts ou de rangs. Vauban, distingué par le roi à maintes
occasions - Maréchal de France en 1703, chevalier des Ordres du Roi en
1705 – n’est pas seulement un génial poliorcète.
D’observateur, il passe finalement au rôle de traducteur
d’une pensée économique qu’il échafaude en une décennie et dans laquelle la
justice est omniprésente. En publiant
son « Projet d’une dîme royale », il prend le risque de perdre
l’amitié teintée d’admiration de son roi. Les propos sont
révolutionnaires ! La France des humbles est pauvre et loin des ors de
Versailles et de la magnificence des palais royaux, il croise des populations
lassées des guerres dispendieuses et écrasées d’impôts. Ceux-là ne manquent pas
entre prélèvements directs, taxes indirectes, taxes seigneuriales, corvées dues
à la couronne comme au seigneur local, survivances de droits seigneuriaux
médiévaux, gabelle d’autant plus scandaleuse que le sel est de première
nécessité et que les taux sont très variables d’une province à une autre. Rien
d’étonnant à ce que des jacqueries provoquées par la pression fiscale sont
deviennent banales dans ce royaume, suscitant des répressions extrêmement
rigoureuses. La justice – si toute fois elle existe réellement – n’est pas la
même selon la naissance ou les lieux. Que peut-il proposer au terme des dix ans
de réflexion durant lesquels il s’attache à mettre son projet au point ?
Rien de moins qu’une réduction des dépenses militaires, il exprime en même sa
désapprobation contre le luxe ostentatoire de la cour affiché par le Roi comme
par les Grands qui empêchent les dépenses au profit des populations, les
scandales des collectes d’impôts qui, affermées, ont plus de rendement pour les
collecteurs que pour le roi, au prix de moult violences. C’est à Lille, au
début de l’année 1707, qu’il édite sans l’imprimatur royal son ouvrage.
La réaction des privilégiés est rapide : ils se mobilisent immédiatement
contre l’homme qui ose dénoncer l’injustice d’une fiscalité ne reposant que sur
le seul Tiers-état en exemptant riches et puissants. Le livre est saisi dès son
arrivée à Paris mais il n’en démord pas : la cause de l’état prime les
toutes les autres. Ses idées, d’ailleurs, sont reprises par nombre de penseurs
des Lumières et ne seront appliquées qu’avec la Révolution, trop tard pour Vauban.
Tombé en disgrâce, il rend son dernier soupir dans son hôtel
parisien le 30 mars 1707 sans même que le roi en soit averti. Le corps est
transféré à Bazoches, son château dans le Morvan et le cœur prélevé pour être
placé sous le maître-autel de l’église paroissiale. Les révolutionnaires
dispersèrent ses restes en prélevant le plomb des cercueils pour fabriquer des
balles. Quant au cœur, Napoléon le fit transférer en 1808 sous le dôme des
Invalides à côté du tombeau de Turenne qu’un monument funéraire plus grandiose
que l’urne d’albâtre signalera au moment du tricentenaire de sa naissance.
L’homme et le chrétien
Par monts et par vaux, il est le seul à reprocher au roi les
conversions forcées par les dragonnades, arguant que la conversion des cœurs
n’appartient qu’à Dieu. Dans une France régie par le gallicanisme ;
l’argument n’est pas fait pour plaire : outre le peu de sincérité d’une
abjuration forcée des Protestants, il pressent la saignée qui affaiblit le
royaume le plus peuplé d’Europe par l’exil de ces huguenots habiles négociants
et fins artisans, au moment même où le mercantilisme de Colbert porte
réellement ses fruits. Mais au-delà des constats du serviteur de l’Etat, il
faut voir la marque d’une foi profonde qui veut que la Grâce soit divine et non
suscitée par la peur des sévices.
Vauban meurt mortifié, le roi l’ignore, le disgracie. Il est
seul ! Entre la saisie de sa « dîme royale » et sa mort,
seulement deux semaines d’une immense peine qui a sa part de responsabilité
dans son agonie. La justice s’est manifestée sa vie durant comme une constante
de son caractère. Avec le « roi très chrétien » pour
souverain, ses citadelles ont toute une chapelle, trois services par jour,
messe quotidienne obligatoire pour chaque soldat. Il s’attache notamment à
réparer ses « erreurs », compréhensibles pour un homme qui, en tout
et pour tout, n’aura jamais passé que deux ans en son château de Bazoches,
acheté pourtant en 1675 avec une gratification accordée par le roi à la suite
du siège de Maastricht… Ainsi, au codicille secret de son testament de 1702, il
ajoute qu’« il y a Berghe saint Vinox une jeune veuve, nommée
Mademoiselle Baltasar, avec qui j’ai eu peu de commerce et qui cependant
prêtent avoir eu un enfant de moy, ce qu’elle m’a affirmé avec de grandz
serment ; bien que je n’en sois pas autrement persuadé, je ne me lasse pas
de m’en faire un scrupulle, d’autant plus grand qu’il n’est pas impossible que
cela ne puisse estre ; c’est pourquoi (mon secrétaire) Friand luy fera
connoistre secreto qu’il connaissance de cet affaire, et luy offrira deux mil
livres de ma part, pour l’entretien de cet enfant, soit qu’il soit mort ou
vivant, car jamais je ne l’ai veu… Je ne veux pas hasarder le salut de mon âme
pour cella. »
L’Homme laisse des écrits où transparaît une sagesse peu
commune aux courtisans qu’il fréquente. La plume du maréchal est
prolifique ; des traités sur l’art d’attaquer les places (souvent imprimés
à titre posthume), son « projet pour une dîme royale » mais
c’est à tort que l’on oublierait les « Oisivetés de M. de Vauban »
et les nombreux mémoires dans lesquels il s’attaque à des sujets divers et
variés : 150 études dans lesquelles il aborde la culture et la gestion des
forêts, l’étude de la navigation et des canaux, des recommandations pour faire
prospérer les colonies en Amérique, l’art de bâtir. Même la physiocratie est
abordée au fil de ses pages. Il se rapproche plus de l’humaniste - et du chrétien plus actif que contemplatif –
que du modèle communément accepté de génial stratège, d’artilleur et de soldat.
Génial « touche-à-tout » ou visionnaire inspiré ?
A l’inverse de nombre de ses collègues, Vauban replace
l’Homme au centre de ses préoccupations, qu’il s’agisse d’en épargner le plus
possible ou d’en améliorer la vie quotidienne comme le bien-être. A l’époque de
la « guerre en dentelles », le petit Morvandiau est aussi loin
du soudard que du courtisan arrivé par la vénalité des charges, un vrai
« gentilhomme » dans toute la plénitude du mot.
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