samedi 29 juin 2019

"Les Femmes de Charlemagne" par Michel Rouche


"Pour changer un peu dans les habitudes des Conférences, je vais commencer mon début par la fin, c’est-à-dire que je vais d’abord vous parler de ce qui s’est passé après la mort de Charlemagne. Vous savez, je l’espère du moins, que Charlemagne est mort en 814 et lorsqu’il mourut, son fils « Louis le Pieux », devenu Empereur, laissa circuler des histoires de plus en plus curieuses sur le compte de son père. Et l’on vit, en particulier, apparaître des révélations, faites par des moines visionnaires ou par de vieilles femmes, qui étaient quelque peu curieuses, sur la mémoire du Grand Empereur. C’est ainsi, par exemple, qu’un moine Roger, vers 817 environ, raconte une vision qu’il eut dans son sommeil : 
« Au milieu d’une grande pièce, il aurait aperçu l’Empereur Charles qui lui aurait dit : « Je n’ai été sauvé de la peine de l’enfer que grâce à la prière des fidèles ». » Quel péché avait donc commis l’Empereur pour faire ainsi une apparition à un moine et lui dire que son sort n’était pas des plus drôles de l’autre côté ?
 
Inquiets sur son sort éternel, les fidèles se sont interrogés et alors, est arrivée une deuxième vision, faite par une pauvre femme de Laon et qui, elle, raconte, une histoire différente. Elle déclare en particulier qu’elle aurait vu l’Empereur, au cours d’un de ses rêves, en pleine nuit, lorsqu’elle était ravie en extase. Elle a trouvé l’Empereur plongé dans un lieu de supplices. Très inquiète, elle aussi, de son sort éternel, elle aurait demandé à son ange qui l’accompagnait s’il pouvait encore être sauvé. Celui-ci lui a répondu que cela est possible si l’Empereur Louis, son fils, fonde pour son honneur « sept repas commémoratifs ». On aimait beaucoup fonder des repas commémoratifs, à cette époque-là, pour célébrer la mémoire de quelqu’un qui était défunt et l’on mangeait, et l’on festoyait ensemble à la mémoire de quelqu’un qu’on aimait beaucoup. Or jamais l’Empereur Louis le Pieux n’a fondé de repas commémoratif en l’honneur de son père. Et pourtant, par ailleurs, il en a fondé au moins trois ou quatre, en faveur de sa femme, de sa nièce, de ses enfants, etc. … Préférait-il que son père soit damné ??? Le mystère s’éclairait quelque peu avec une troisième vision. Une troisième vision d’un moine qui s’appelle « Wetti », qui vivait au monastère de Reichenau, au bord du lac de Constance, et cette vision du moine Wetti date de 824 (nous avons les documents, les textes) et voici ce que le moine Wetti nous décrit : « Au cours de son voyage outre-tombe, qu’il aurait pratiqué en plein dans son sommeil, après avoir aperçu divers types de supplices exercés sur les damnés, voici que soudain, il découvre Charlemagne, se tenant debout, les parties génitales déchiquetées par les morsures d’un quelconque animal, le reste du corps indemne de toute lésion ». Frappé d’une intense stupeur, Wetti ne put s’empêcher de rappeler tout le bien qu’avait fait l’Empereur, à son accompagnateur, en lui disant qu’il avait défendu la Foi, qu’il avait protégé la Sainte-Eglise, etc… et l’ange qui le guidait lui a répondu que l’Empereur, décidé à commettre un stupre illicite, avait cru pouvoir compenser ce qu’il considérait comme une petite peccadille, par l’énorme masse de ses bonnes œuvres et cependant, ajouta-t-il, malgré cela, malgré le supplice qu’il subit en ce moment, il est prédestiné à partager la vie des élus.
 
Ainsi, le purgatoire de Charlemagne était dû probablement à une faute sur le plan sexuel dont la nature n’est pas précisée et l’Historien évidemment se demande de quoi il s’agit. Que pouvait-on reprocher à ce grand Empereur ?
 
D’autant plus que ces trois textes sont extrêmement dignes de foi ; nous ne pouvons pas les mettre en doute. Ils correspondent à quelque chose d’extrêmement précis. Les témoignages sont d’autant plus intéressants qu’ils ne sont pas eux-mêmes intéressés. Ils se préoccupent essentiellement du « Salut Eternel » du Grand Empereur. Visiblement, le milieu clérical, qui est à l’origine de ces trois visions qui ont été mises par écrit, était au courant de ce qui s’était passé et ne voulait pas trop le raconter ouvertement. Alors, on en parlait à mots couverts et les clercs avaient dû considérer cela comme quelque chose d’abominable en fonction de règles précises qu’ils avaient dû promulguer quelques années auparavant. D’autant plus que l’on connaissait le comportement du Grand Empereur : on savait que c’était un « chaud-lapin » comme on dit vulgairement, d’après l’expression courante, et tout le monde se rappelait en particulier cette célèbre histoire qui lui était arrivée au début de son règne : il était tombé amoureux d’une jeune demoiselle dénommée Amalberge, et cette jeune fille de haute noblesse ne voulait absolument pas se laisser faire par l’Empereur. Elle voulait devenir religieuse, elle avait promis de devenir religieuse et l’Empereur (il était encore roi à ce moment, c’était vers 768-70), décida un beau jour d’aller voir la jeune fille en question. Celle-ci, à la nouvelle que le Roi arrivait, s’est immédiatement réfugiée dans l’Oratoire de la villa de ses parents et s’est mise aussitôt en prières, en espérant échapper à son sort, qui, visiblement, était très menaçant pour elle. Le Roi arrive, trouve la jeune demoiselle à genoux, en train de prier, il lui adresse la parole, en la suppliant de céder à ses avances, etc… et l’autre le répond absolument pas, plongée dans sa prière, jusqu’au point de ne rien manifester extérieurement. Au bout d’un temps, le Roi, exaspéré, la prend par le bras, la secoue tellement fort qu’il lui casse le bras !!! Stupeur de l’Empereur, extrêmement gêné, évidemment, dans cette « Scène de séduction » qui risquait de se terminer fort mal, et la demoiselle s’est mise alors à prier la Vierge en lui demandant de la secourir dans cette situation absolument impossible et Oh ! Miracle ! Oh ! Prodige ! : le bras a immédiatement repris sa place normale ! Cette histoire avait évidemment été colportée dans tout le Royaume des Francs et l’on se demandait s’il n’avait pas fait autre chose de pire.
 
Alors, comment faire pour essayer de voir ce qu’il en est réellement du passé de notre Grand Empereur ? Si l’on considère l’histoire de Charlemagne dans ses origines, on est quand même très frappé de s’apercevoir que c’est un homme, au début de l’époque qui nous intéresse, d’un caractère et d’un tempérament très curieux. Essayons de dresser le portrait et le récit de la vie de cet Empereur.
 
Il est né vers 747 de Pépin-le-Bref et de Berthe-au-Grand-Pied (« Grand-Pied » au singulier car c’était la mode à l’époque de trouver que les femmes étaient fort belles lorsqu’elles avaient un grand pied ; ceci doit vous laisser sceptiques sur l’évolution des modes féminines !). Il est devenu « Roi des Francs » à 21 ans. Il a été « Empereur » le 25 décembre de l’an 800. Nous avons qu’il est mort le 28 janvier 814, à 9 heures du matin, âgé de 67 ans, à la fin d’un règne de 47 ans. « 47 ans », c’est un règne d’une longueur extraordinaire ; c’est le plus long règne après le règne de Louis XIV. Vous voyez que Charlemagne était un homme qui ne pouvait que marquer ses contemporains. De plus, c’est un homme qui avait un physique que l’on ne pouvait que remarquer : nous en sommes sûrs parce que le squelette a été étudié dans son tombeau à Aix-la-Chapelle et qu’on a pu vérifier les descriptions et les textes de l’époque. Charlemagne n’avait pas la « barbe fleurie », il avait une forte moustache, une très épaisse moustache, comme les monnaies de l’époque nous permettent de le constater, il avait une haute stature : 1 m 92 ! Il dominait toute la cour de sa haute taille et, fort curieusement, il avait une voix de fausset. Toujours on se demandait s’il n’allait pas se casser la voix à chaque fois qu’il parlait, tellement sa voix était suraigüe. Enfin, c’était un grand sportif qui nageait dans la piscine d’Aix-la-Chapelle avec tous ses compagnons ; en général, la cour était invitée et l’on se baignait à plus de cent personnes dans la piscine d’Aix-la-Chapelle. C’était non seulement un grand sportif, mais c’était également un grand chasseur et un grand amateur de femmes, comme vous allez le voir. L’homme privé est en effet, au niveau de la « vie privée », une véritable « force de la nature ». Songez que quatre mois avant sa mort, en octobre 813, à l’âge de 67 ans, il est encore en train de chasser, à cheval, le sanglier ! (Essayez d’en faire autant, vous verrez si vous y parvenez). Tuer un sanglier à 66 ans, à cheval, çà n’est pas permis à tout le monde. C’est donc un homme d’une force physique peu commune, un guerrier de très grande envergure et sa vie intime et amoureuse nous est très mal connue, mais l’on peut, petit à petit, par déductions successives, aboutir à des renseignements assez précis.
 
Nous possédons une biographie de Charlemagne par Eginhard. Malheureusement, Eginhard n’a fréquenté Charlemagne qu’à partir de 792, c’est-à-dire, à partir du moment où Charlemagne, ayant 45 ans, commençait à être quelqu’un d’assez « rassis », dirons-nous ou espérons-nous. Et Eginhard a été très respectueux de Charlemagne, parce que celui-ci était son « père nourricier » et c’est pourquoi la biographie de Charlemagne par Eginhard est une biographie qui passe très délicatement sur certains problèmes. Il nous faut donc essayer d’interpréter ce qu’il a voulu dire par là. En tous les cas, le fils de Charlemagne, Louis le Pieux qui a été surnommé « le Pieux » pour des raisons très précises, vous allez le voir, n’était pas du tout d’accord avec le comportement de son père, et c’est pourquoi il a laissé plus ou moins « distiller » les révélations et visions, dont je vous ai parlé tout à l’heure. Comment peut-on comprendre l’esprit de ces révélations et comment peut-on deviner le « secret » de Charlemagne ? Comment peut-on essayer de comprendre ce que ses contemporains lui reprochaient ?
Comme les gens de cette époque-là étaient « bâtis à chaux et à sable » et que, comme le prouve l’étude des cimetières mérovingiens et carolingiens, on meurt en moyenne à quarante ans, et que 50% des gens qui ne sont pas « costauds » sont morts à vingt ans, ceux qui ont dépassé l’âge de vingt ans sont vraiment des « durs à cuire » et on peut espérer que ceux qui pratiquent ce système sont vraiment des gens « bâtis à chaux et à sable » et capables de triompher de toutes les adversités. Du coup, selon cette hiérarchie il y a trois types de femmes, les épouses et les concubines ont des droits de plus en plus faibles au fur et à mesure que l’on passe d’un rang à un autre. De plus, l’homme peut répudier les femmes qui lui déplaisent quand il veut, soit parce qu’elles sont stériles, soit parce qu’elles ne lui plaisent plus et, dans ce cas-là, les « Friede-lehen » repartent chez elles tranquillement, avec leur dit, et tout est terminé. En revanche, la femme officielle de premier rang reçoit au matin de ses noces la « Morgengabe », c’est-à-dire le « Don du Matin », où le mari, pour la remercier de l’avoir trouvée vierge, lui fait un don extraordinaire composé de bijoux, de terres et de biens importants, parce qu’il est assuré, grâce à la virginité de son épouse, de la légitimité de la descendance et de l’authenticité de la descendance. Vous voyez, nous sommes dans une atmosphère religieuse très païenne. Et les femmes du deuxième et troisième rang peuvent donc être renvoyées comme on veut ; ce sont des femmes soit libres dites « légitimes », soit esclaves « illégitimes » par rapport à la femme de premier rang. Les femmes-esclaves, celles du troisième rang, n’ont donc qu’un seul espoir d’avoir de l’influence : finir par l’emporter dans la faveur de l’homme par la passion amoureuse qu’elles veilleront à finir de déclencher chez l’homme. Du coup, dans ce système de mariage germanique, il y a une espèce de bataille perpétuelle pour celles qui se déplacent d’un lit dans l’autre, et c’est à qui s’empare de la faveur du maître. Ce sont des batailles épouvantables qu’ont lieu, en plus de cela, entre parents ; car comme les familles sont toutes liées les unes aux autres, et qu’il faut garder la famille intacte, lorsqu’un homme meurt, le frère prend les concubines ou les femmes de deuxième rang de son frère, le neveu prend celles de l’oncle, le fils prend celles du père, et ainsi de suite. De cette manière-là, la « parentèle », la famille-large reste toujours puissante et reste un bloc soudé pouvant résister à la menace que les autres tribus peuvent faire planer sur le système en place. On assiste donc à d’effroyables batailles de femmes pour s’emparer de la faveur du maître. Je vous en donne quelques exemples :
 
A l’époque mérovingienne, par exemple, le roi Théodebert qui a régné de 534 à 548 avait pris pour concubine libre une matrone romaine du pays de Béziers ; il était allé conquérir, quelque part dans le Midi, un territoire, et il était revenu avec cette matrone qui était mariée. Il l’aurait arrachée à son mari, il l’avait prise avec ses enfants, avec en particulier une toute petite fille, et il l’avait emmené à Verdun. Là, la matrone de Béziers, Deoterie, s’était aperçue au bout de quelques années que sa fille commençait à devenir grande : c’était un petit peu gênant quand même, car elle risquait fort de l’éliminer dans le lit du Roi, vu qu’elle commençait vraiment à grandir. Alors, la mère n’a pas hésité : elle a fait charger sa fille sans un chariot, tiré par une paire de bœufs, non dressés ; les bœufs se sont emballés, le chariot s’est précipité dans la Meuse et sa fille est morte noyée dans le fleuve. De cette façon, elle a gardé la faveur du Roi. A l’inverse, les Reines-Mères dirigent le roi qui est trop jeune, pour garder le pouvoir. Elles glissent dans le lit du roi des femmes qui l’occuperont et le jour et la nuit ; pendant ce temps-là, la Reine-mère pourra diriger. De cette manière, il y a une véritable stratégie féminine qui fait que le « pouvoir » et la « polygamie » provoquèrent des batailles continuelles. Jusqu’au début de la généalogie des « Carolingiens », on retrouve ce système puisque Charles Martel lui-même, le célèbre Charles Martel, est le fils d’une concubine de deuxième rang. Charles Martel n’avait pas droit à la succession, il a fallu qu’il se batte contre la femme de premier rang pour éliminer la Reine-mère Plectrude, qu’il a fini par éliminer en 717. Or la dynastie carolingienne, lorsqu’elle accède au trône avec Pépin III en 751, comme Pépin III a été élevé par les moines de Saint-Denis, brusquement, un changement apparaît. Pépin III, Pépin-le-Bref a la « mauvaise idée » de n’avoir qu’une seule épouse Berthe, Berthe-au-Grand-Pied dont je vous ai parlé tout à l’heure, et de cette Berthe, il a eu Charlemagne, puis Carloman, puis 3 filles dont une qui s’appelle Gisèle. Normalement, on allait vers un système « monogamique » que l’Eglise réclamait depuis des siècles et des siècles. Mais, Charlemagne, lui, n’a pas du tout, pas du tout adopté le système pratiqué par son père. En effet, si nous étudions la biographie de Charlemagne pratiquait au fond l’ancien système polygamique germanique. Il a d’abord été marié officiellement marié par sa mère, car très souvent, ce sont les femmes qui décident du mariage des enfants, avec la fille du roi des Lombards lequel s’appelait Didier et il a fini par la répudier en considérant qu’elle n’avait aucun intérêt, puisqu’elle ne lui plaisait pas. Ensuite, il a pris une concubine qui s’appelle et répond au joli nom de Hiniltrude. En 768, il a eu de Hiniltrude un fils surnommé Pépin, Pépin-le-Bossu. Ce Pépin-le-Bossu va d’ailleurs lui créer pas mal d’ennuis, vous allez le voir. En effet, Pépin est issu d’une concubine de deuxième rang, il n’a donc pas le droit à la succession, vous notez bien ceci.
 
Puis il prend comme épouse de premier rang Hildegarde, une femme souabe de haute noblesse, dont il a eu trois fils : 
 
- Charles, qui est mort avant son père ;
- Pépin, qui est mort lui aussi avant son père ;
- Louis, le célèbre Louis-le-Pieux qui lui a succédé.
 
Et il a eu autant de filles. En fait, quand on compte bien, on s’aperçoit qu’il a eu quatre garçons et cinq filles ; Eginhard qui raconte cela, ne compte pas les enfants morts en bas âge. Et parmi ces filles, il y eut : Rotrude, Berthe, Giale, etc…
 
Hildegarde est morte probablement à la tâche le 30 avril 783, en ayant eu onze enfants en onze ans, peut-être même treize, on ne sait pas très bien. Nous sommes donc dans un régime de fécondité naturelle et vous soyez que, effectivement, l’épouse de premier rang, l’épouse officielle, devait être tout à fait apte à assurer la succession. Puis, après cette première épouse qui est morte à la tâche, il a épousé Fastrade, avec qui il eut trois filles. Lorsqu’elle mourut, il prit une quatrième épouse, puis il en eut assez. A partir de 802-803, alors qu’il était Empereur, il s’est contenté de multiples concubines dont il a eu, là encore d’autres enfants. Si bien qu’en 814, le Palais était, paraît-il, rempli de femmes. Ce qui fait qu’au total, lorsqu’on étudie la vie de Charlemagne, on s’aperçoit qu’il a eu au minimum quatre épouses officielles, six concubines de second rang et peut-être 21 enfants, si ce n’est plus ! Quelle était, par rapport à la situation maritale de Charlemagne, l’attitude du clergé ? Le clergé, depuis que le Christianisme est devenu religion officielle de l’Empire Romain en 391, à émis une série de prescriptions conciliaires déclarant que : 
 
1. Le mariage est indissoluble ;
2. Le mariage est monogame ;
3. Le mariage est d’un type particulier puisqu’il est celui qui représente le rapport du Christ à l’Eglise et que, donc, il doit viser à l’unité.
 
Ces lois, je n’ai pas besoin de vous le dire, ont été répétés « x » fois dans les conciles ; je pourrais vous citer une cinquantaine de conciles mérovingiens et carolingiens dans lesquels visiblement, plus on répète, plus cela prouve qu’ils ne sont toujours pas appliqués et que le système polygamique germanique est là qui résiste ; le clergé n’est donc pas entendu. La première cause d’hostilité de l’Eglise à ces mariages germaniques, est théologique. Cette raison tient à sa définition propre de l’amour : on ne veut pas de mariages consanguins qui sont pratiqués dans le mariage germanique, puisque finalement la concubine de « papa » ou de l’oncle ou du neveu, finit par passer dans son lit ; au bout d’un certain temps, tout le monde est parent. Il y a « endogamie » dans ce système de la famille-large et l’Eglise dit : « quand on est parent et qu’on est lié par des liens de parenté très étroits, où de quelqu’un que l’on a choisi et non pas quelqu’un qui vous a été imposé par les liens du sang, qui vous « dégringole » dessus, en quelque sorte, par la parenté à laquelle, on est déjà attaché ; aussi fait-elle une série de définitions de l’amour conjugal avec des termes très particuliers. Dans les conciles, on parle de « caritas conjugalis », de « charité conjugale » ou encore de dilection, d’amour de dilection, c’est-à-dire d’amour de préférence » où l’on choisit l’autre au lieu de se voir l’autre imposé par les liens de la parentèle. Il y a donc une hostilité profonde au niveau de la révélation chrétienne et au niveau de la définition de l’amour conjugal envers le comportement endogamique. Vient ensuite la deuxième cause d’hostilité politique : car que constate-t-on au niveau de la dynastie mérovingienne, puis de la dynastie carolingienne ? On constate des choses absolument horribles : tous ces enfants qui sont nés du deuxième, du troisième, du quatrième lit, etc… veulent hériter, au même titre que ceux du premier lit ! Alors, on n’en finit plus ! Cela provoque des bagarres épouvantables :
 
Par exemple, à l’époque de Charles Martel, la concubine de Charles Martel, Swanahilde, une Bavaroise, avait eu de Charles Martel un enfant qui s’est appelé Griffon. Lequel n’avait strictement aucun droit au trône. Il a passé son temps à trahir tout le monde et à fomenter des révoltes, des révolutions, des émeutes, etc… Il s’est d’abord réfugié en Bavière. Il a essayé de faire se battre la Bavière contre Charles Martel. Il a échoué. Alors, il s’est réfugié chez les Saxons. Là, il a lancé les Saxons, qui sont extrêmement sauvages, sur les troupes de Charles Martel et il a fini par être expulsé de Saxe. Puis, on lui a dit « Tiens-toi tranquille, voilà un morceau de Royaume : on va te donner un territoire : Reims, Paris, Orléans, Sens. Ça te va ? » Il a dit « oui ». Mais cela n’a duré que deux ou trois ans et puis il a recommencé à se battre contre son demi-frère et il s’est réfugié en Aquitaine. En Aquitaine, dans le « Duché indépendant » d’Aquitaine, il a essayé de lancer les Aquitains contre Charles Martel. De nouveau, les révoltes ont augmentées, on est entré en pleine guerre civile et au bout d’un certain temps, il a fini par être expulsé d’Aquitaine. Il a essayé de passer chez les Lombards en disant : « Les Lombards sont beaucoup plus puissants, je vais réussir à écraser mon frère ». Et malheureusement pour lui, il a été massacré en passant la vallée de la Maurienne, où se trouvait une garnison au passage du col qui l’a vu arriver et le massacra immédiatement.
 
Prenons maintenant le cas du fils de Charlemagne, Pépin-le-Bossu, qui était issu d’une concubine de second rang et qui a voulu, tout bossu qu’il était, arriver lui aussi sur le trône. Il a fomenté un complot contre son père. On découvre le complot crée par Pépin-le-Bossu contre son père ; dévoilé en 792, il a été, à ce moment-là, arrêté, condamné et enfermé dans un monastère où il est mort quelques années après. Ce qui fait que l’on a l’impression que si on continue à pratiquer ce système de mariage avec des femmes de premier rang, femmes de deuxième rang et concubines de troisième rang, on crée l’instabilité politique. Impossible donc d’avoir donc un pouvoir politique qui tienne debout et impossible de savoir à quoi s’en tenir avec ses héritiers qui sont tout le temps en train de se battre pour essayer d’obtenir qui l’héritage, qui le trône, etc. … Autrement dit, le système polygamique bafouait le Sacrement de mariage et menaçait sans cesse le trône ; on risquait le désordre perpétuel de la société si l’on ne mettait pas un frein à ce système absolument infernal qui rendait les femmes déchaînées et les héritiers encore plus enragés. Aussi, les Pères du concile de Mayence ont décidé, en 813, d’ôter toute légitimité aux bâtards de Charlemagne et on a essayé d’assurer le trône à Louis le Pieux en prenant de sévères mesures contre la polygamie. Ils ne voulaient plus tolérer ce type de coutumes qui cherchaient à renforcer le potentiel guerrier de chaque lignage, car c’était çà l’avantage : en ayant beaucoup de femmes, on avait beaucoup d’enfants, donc on avait beaucoup de guerriers et on était ainsi victorieux de la tribu adverse. Tel était le grand avantage. Eh bien, figurez-vous que les tribus franques, qui sont entrées en Germanie aux Ve et VIe siècles, pratiquaient un système de mariage tout à fait différent du nôtre aujourd’hui. Ce système des mariages était destiné à maintenir l’intégrité de la « souche clanique primitive ». Les tribus germaniques étaient groupées en « clan » et les clans divisés en « parentèles », c’est-à-dire en « familles-larges ». Les femmes ne pouvaient pas hériter de la « terre » de la tribu. Le texte de la loi salique a d’ailleurs été très mal compris plus tard : on en a conclu que les femmes ne pouvaient pas hériter du « trône », alors qu’en fait, il s’agissait simplement de la terre à laquelle était attachée la tribu, c’est-à-dire le lieu d’origine de la tribu. En dehors de cela, les femmes peuvent hériter de toutes les terres possibles, elles ont des dots, des biens importants, et les mariages germaniques sont destinés à assurer la solidité de ces « familles-larges » et, surtout à assurer, par la fécondité des femmes qui sont épousées, l’intégrité de la « souche clanique primitive » et la continuité de la parentèle, de la famille-large. Les Germaniques, pour être sûrs qu’ils auront des enfants, et pour être sûrs que les familles continueront, ont un système qui, vous allez le voir, est extrêmement compliqué mais qui n’a qu’un seul but : avoir le plus d’enfants possible. On prend, en général, quand on se marie, une femme de premier rang, qui est la femme officielle, celle qui a tous les droits, celle qui a les clés, celle qui dispose de tous les biens et qui gère ses biens personnels. Cette femme a des héritiers qui succèderont au père dans la « parentèle » et qui auront l’autorité dans cette « famille-large ». Si le chef de famille s’aperçoit que les hostilités avec les autres familles tribales risquent d’être de plus en plus graves, s’il risque d’y avoir des guerres perpétuelles entre ces familles-larges, il peut alors procéder à un mariage de deuxième type. Le deuxième type de mariage est un mariage avec des femmes des familles adverses : on épouse ces femmes pour faire la paix avec les autres familles. Et c’est pourquoi ces femmes qui sont des femmes de « second rang », sont appelées « Freide-lehen » c’est-à-dire des « gages de paix ». Beau nom pour une femme, mais en fait derrière le mot, il s’agit d’arrêter la bagarre entre les hommes qui risquent de s’étriper copieusement. Alors on épouse plusieurs concubines de second rang, plusieurs « Friede-lehen », plusieurs « gages de paix ». L’embêtant, c’est que ces femmes de second rang n’ont pas les mêmes droits que la femme officielle de premier rang. Leurs enfants ne sont pas considérés comme des héritiers légitimes de manière complète. Il faut que la première femme n’ait pas d’enfants ou bien qu’elle les ait tous perdus et alors seulement, les enfants des « Friede-lehen » peuvent accéder à la succession, sinon on les considère comme des bâtards. Ensuite vient le troisième type de mariage : comme la société germanique est une société esclavagiste, on a le droit d’avoir des concubines esclaves. Ce qui fait que cela donne un système apparemment monogamique avec une femme de premier rang, mais en réalité un système polygamique avec les Friede-lehen (2, 3, 4, 5, 6…), les concubines escales (2, 3, 4, 5, 6…). Cela dépend de la fortune du Monsieur. Au fond, cette société pratique essentiellement une définition des deux sexes qui est extrêmement rigoureuse : les hommes sont faits pour tuer, les femmes sont faites pour enfanter. De cette manière-là, la société marche, c’est la perspective païenne de cette époque. Donc au concile de Mayence en 813, on décide que désormais, l’homme ne pourra pas épouser la sœur d’une première épouse, et il ne pourra pas prendre la veuve de son frère, la nièce ou la cousine ou même la veuve de son oncle. On précise toute une série d’interdictions de mariage avec des femmes parentes et il en résulte un canon extrêmement sévère : « Nous interdisons absolument à quiconque de s’unir en mariage jusqu’à la quatrième génération ». Lorsque cela se sera produit, après cette interdiction, il y aura « séparation ». Mais cette interdiction des mariages à la quatrième génération ne signifie pas, comme vous pourriez le croire, l’interdiction des mariages entre cousins-germains. On va beaucoup plus loin, par suite qu’avaient les Germaniques de compter le degré de parenté. 

On comptait : le père et la Mère, le Père comme premier degré, la Mère comme deuxième degré, etc… Du coup, en interdisant les mariages à la quatrième génération (plus tard à la sixième car l’Eglise est allée encore plus loin pour briser définitivement l’endogamie) ; çà aboutissait à interdire les mariages entre cousins issus de germains, aux neveux ou nièces « à-la-mode-de-Bretagne ». Il fallait obliger les gens à trouver une femme ailleurs, c’est-à-dire à pratiquer l’exogamie et non plus l’endogamie, pour que, effectivement, la femme soit choisie par l’homme et non plus imposée par toute une série d’alliances, de réseaux obligatoires… pour, au fond, essayer de « dépolitiser » le mariage, de faire en sorte qu’il devienne quelque chose de « privé », qu’il soit un choix mutuel, par consentement mutuel, de l’un avec l’autre puisque l’adage de l’Eglise est : « Consensus facit nuptias » (le consensus fait les noces). Ce ne sont pas les parents qui marient les enfants, ce n’est pas la politique qui doit diriger le mariage. Ces interdictions sont très souvent qualifiées dans les textes conciliaires « d’interdictions de l’inceste » ; évidemment, vous direz avec moi : « Qu’est-ce que l’inceste ? » L’inceste, au sens primitif du terme, est l’union entre le père et la fille, ou la mère et le fils, ou le frère et la sœur. En réalité, ces textes visent les unions entre parents à tous les degrés possibles. Ce sont des incestes au sens large du terme. On essayait de jouer sur la peur de l’inceste au sens strict du terme, disant « Attention, ce n’est pas çà le mariage, il ne s’agit pas d’épouser les parents. Ce n’est pas de cette manière-là que vous saurez ce qu’est l’amour ! » C’est pourquoi, on précise, en particulier en disant « Si quelqu’un s’unit avec une femme veuve et qu’ensuite il fornique avec sa belle-fille, ou qu’il épouse deux sœurs, ou bien si une femme s’unit à deux frères, ou encore avec un père et un fils, nous adonnons que de telles unions soient anathématisées (rompues) et qu’ils ne puissent plus s’unir au mariage ». Il s’agit donc, vous le voyez, d’une définition très large de l’inceste.
 
Maintenant, que je vous ai défini les actions de l’Eglise pendant le règne de Charlemagne, et les problèmes des femmes de Charlemagne, essayons d’expliquer ce secret de Charlemagne dont je vous parlais tout à l’heure, au début. A-t-on d’autres sources, d’autres renseignements nous permettant de deviner ce qui s’est passé : qu’a-t-il donc fait ? Au début du Xe siècle, un texte répand une lumière plus ou moins « fumigineuse » sur ce que l’on reprochait à Charlemagne. La Vie de Saint-Gilles, un ermite qui vivait au bord de la Camargue, nous dit que Saint-Gilles aurait été convoqué par l’Empereur à la Cour. L’Empereur était « taraudé » de remords et il voulait entretenir l’ermite de ses péchés. Phénomène classique : on convoque un ermite pour discuter avec lui de questions religieuses et de problèmes religieux. Le Saint aurait alors célébré une messe pour prier pour son royal pénitent, mais Charlemagne n’aurait pas osé lui confier l’abominable faute qu’il avait commise. Un ange aurait alors déposé, au cours de la célébration de la messe par Saint-Gilles, une lettre « non faite de main d’homme », dit la Vie de Saint-Gilles, conservée plus tard à plusieurs exemplaires dans plusieurs monastères, ce qui rend l’historien très sceptique, et cette lettre contenait la révélation du péché de l’Empereur. Mais, l’auteur de la Vie de Saint-Gilles ne nous dit pas ce qu’il avait fait ; nous n’en savons toujours rien ! Or cette procédure a de quoi évidemment révolter tous les théologiens ! On ne peut pas accorder l’absolution à quelqu’un qui n’avoue pas son péché. Et, de déposer une lettre contenant par écrit le péché de l’Empereur, et la croyance que cela aurait abouti à l’absolution, est du domaine de la « magie » de la religion païenne ; mais visiblement, on a affaire à une tradition orale qui devait courir à l’époque de Charlemagne et au IXe siècle. Il s’agissait pour Charlemagne d’avoir un patron, un protecteur de haut niveau qui puisse accorder une grâce importante pour un péché aussi énorme. On a donc affaire à un tabou qui porte sur des questions sexuelles et il faut chercher d’autres documents pour essayer de découvrir de quoi il s’agit.
 
Prenons alors la « Chanson de Roland », que vous connaissez toutes et tous. Malheureusement, le plus ancien manuscrit de la « Chanson de Roland », me manuscrit d’Oxford, date de 1109, et cette « Chanson de Roland » raconte que Roland, tué le 15 août 778, au Col de Roncevaux, dans les conditions que vous savez, ce Roland, dit la Chanson, était le neveu de Charlemagne, celui que l’Empereur préférait, le membre de la famille qui lui était le plus cher, et, dit la « Chanson de Roland », il aurait eu pour mère une sœur de l’Empereur mais on ne nous dit pas quel est le nom de cette sœur de l’Empereur. Après avoir donné le jour à Roland, cette sœur de l’Empereur aurait été mariée à Ganelon, l’abominable traître, celui qui est à l’origine de la défaite de Roncevaux, qui a permis l’écrasement de l’arrière-garde. Mariée à Ganelon, elle en aurait eu un fils appelé Baudoin et ainsi se serait expliquée la querelle entre Roland et Ganelon, celui-ci détestant le fils premier-né de son épouse, né d’un autre père qu’il ne connaissait pas et, autrement dit, le parâtre et le fillâtre se seraient disputés et la trahison de Ganelon aurait été la conséquence de la haine de Ganelon envers Roland. Une manière d’expliquer la défaite de Roland qui, après tout, est plausible. Mais on ne connait toujours pas le nom de la mère de Roland et nous ne savons pas pourquoi Charlemagne aimait Roland à ce point ? Alors regardons dans d’autres textes épiques qui vont nous révéler ce que cachait la version d’Oxford. L’épopée de la Chanson de Roland a été traduite en « Occitan Provençal » et on l’appelle le « Roncasvals », et cette épopée, dans une transcription du XIVe siècle, fait dire à l’Empereur, lorsqu’il pleure la mort de Roland : « Cher neveu, je t’ai engendré en ma très grande faute, dans le corps de ma sœur, si bien que tu es mon fils et mon neveu. » Voilà ! Nous tenons le secret de Charlemagne. Le tabou est enfin levé : il s’agit d’un « inceste », un inceste « stricto sensu » commis entre Charlemagne et sa sœur, chose horrible dont personne ne doit parler et dont, en particulier Saint-Paul dans « l’Epître aux Ephésiens » déclare : « Quelle ne doit même pas être nommée ». Le remanieur de la version d’Oxford devait le savoir. Il ne l’a pas dit. Les Provençaux qui, eux, détestent les gens du Nord, pensent : « Après tout, c’est bien fait pour eux, on peut le dire ! » Et si on va ailleurs, on trouve d’autres révélations dans d’autres régions. Allons du côté des Scandinaves et regardons ce que devient la Chanson de Roland lorsqu’elle est écrite en « vieux Norrois ». Elle est récitée à la Cour des Rois Vikings, à Oslo, à Uppsala, etc… Elle s’appelle d’un nom beaucoup plus pompeux, la « Karlammanus Saga » (la Saga de Charlemagne », elle est rédigée par un compilateur du début du XIIIe siècle ; elle est dédiée au roi Haakon de Norvège. Et au XIIIe siècle, les rois scandinaves d’origine germanique continuaient les anciens usages : ils pratiquaient la polygamie comme aux temps primitifs germaniques lorsque les Francs arrivaient en Gaule. Et par conséquent, le trouvère qui récitait la chanson, devant un parterre de rois polygames au début du XIIIe siècle, n’avait-il pas de précaution à prendre puisque cet auditoire était à peine christianisé. Aussi, n’hésite-t-il pas à dire très franchement que Charlemagne a eu des relations sexuelles avec sa sœur Gisèle et que cette dernière a mis au monde Roland. Puis, sur l’ordre d’un ange, il aurait donné sa sœur en mariage, déjà enceinte, à Milon d’Angers, et ce dernier, bonne âme, malgré la naissance prématurée, n’aurait pas eu de soupçons. Ensuite, Charlemagne fait venir Saint-Gilles et la « Karlamannus Saga », ce qui est très curieux, nous raconte toute l’histoire de la messe dont je vous ai parlé toute à l’heure, avec la lettre déposée par un ange sur l’autel, le pardon de l’Empereur à Orléans, lorsque Saint-Gilles célèbre la messe et la version est par conséquent une version très ancienne. Nous en avons d’autres preuves par ailleurs, puisque si vous allez visiter l’église de Loroux-Bottereau, en Touraine, vous trouverez deux fresques du XIIe siècle représentant l’une, Gisèle épousant Milon, l’autre Saint-Gilles absolvant l’Empereur ; cette fresque est du XIIe siècle, donc, comme vous voyez, toutes les versions circulaient au Moyen-Âge sur l’abominable péché de Charlemagne. Le péché de Charlemagne serait donc au fond un inceste avec sa sœur ; Jusqu’ici, je vous ai promené dans les épopées mais, pour l’historien, les épopées ne sont pas des textes très surs et très solides sur le plan historique. Certains historiens récents sont allés plus loin et sont allés jusqu’à dire : « nous avons affaire à des mythes indo-européen et celtique païens anciens. » Un « inceste royal » est quelque chose de classique. Il est nécessaire pour la fertilité et le développement des récoltes soient parfaits, dans les civilisations antiques. Autrement dit, une histoire qui serait une histoire purement au niveau des « mentalités » et des « mythes ». Je vous avoue franchement pour ma part être resté sceptique au fur et à mesure que je lisais ces textes. Etait-ce vraiment possible ? 
 
Prenons les dates. Soyons sérieux et strictement érudits : Pépin et Berthe ont été mariés en 744. Nous savons, grâce au poème d’un moine irlandais, que Pépin et Berthe, pendant les trois premières années de leur mariage, n’ont pas eu d’enfants et qu’ils s’en plaignaient amèrement, et qu’ils ont demandé à ce moine irlandais de prier Dieu pour qu’ils aient enfin un enfant. Ce qui fait qu’ils ont attendu plus de trois ans avant que Charlemagne naisse et nous savons que Charlemagne, effectivement, est né en 747 ; nous connaissons exactement la date de naissance de Charlemagne. Après Charlemagne, en 747, naquit le frère Carloman en 751 et enfin vient la sœur Gisèle en 757. Il est donc mathématiquement impossible que l’Empereur et sa sœur aient eu un fils capable de se battre à Roncevaux en 778 car sinon il aurait eu au grand maximum, je sais bien que les femmes se mariaient à douze ans, mais même en espérant que Gisèle avait douze ans quand elle se serait unie ç Charlemagne, le pauvre Roland aurait eu douze ans à Roncevaux ! Alors ! Quand même ! Ça ne tient pas debout ! Tout cela est un édifice bâti comme un véritable château de cartes et cela est rigoureusement impossible. D’autres se sont dit : « Ce n’était pas la sœur de Charlemagne, c’était une autre Gisèle ». Il y avait en effet, une autre Gisèle, qui était la fille de l’Empereur, et le poète Théodulfe nous parle effectivement de Gisèle, fille de l’Empereur, il nous décrit toutes les femmes qui étaient à la cour de Charlemagne, et Dieu sait qu’il y en avait : un véritable « troupeau de femmes », et le poète Théodulfe nous dit « que l’Empereur, il est tout le temps en train de bécoter, d’embrasser ses filles, ses nièces… ils sont vraiment très très gentils les uns avec les autres, ils s’aiment beaucoup et il y a vraiment tout un monde familial féminin extraordinaire autour de Charlemagne ». Mais, comme la fille Gisèle est née encore plus tard, la naissance de Roland est encore plus impossible. Mais il est très curieux, nous dit Eginhard, de constater l’attitude de Charlemagne envers ses filles. Je vous ai dit qu’il avait eu beaucoup de concubines et beaucoup d’enfants. Eginhard nous précise que Charlemagne adorait ses filles, et « il les aimait tellement », qu’il n’en voulut donner, on peut s’en étonner (je cite et vous allez voir le langage prudent d’Eginhard dans cette biographie) aucune en mariage à qui que ce fut, pas plus à quelqu’un des siens (ce qui aurait été normal dans le système endogamique) qu’à un étranger. Il les garda toutes auprès de lui, dans sa maison jusqu’à sa mort, disant qu’il ne pouvait se passer de leur société. Et heureux par ailleurs (c’est-à-dire toutes les campagnes que Charlemagne a faites hors de son royaume) il dut à cette conduite d’éprouver la malignité du sort. Que veut-il dire par là ? « Il dissimula son infortune comme si rien n’avait transpiré, pas même le soupçon du moindre déshonneur ». Là, vraiment notre auteur pratique l’autocensure ! Il ne nous laisse même pas savoir ni répéter ce qui a bien pu avoir lieu au Palais d’Aix-la-Chapelle. Grâce à d’autres textes, on arrive à savoir ce qui s’est passé. Effectivement, les pauvres filles, complétement cloîtrées par leur père, ont pris des amants, ceci malgré le système de l’époque qui facilitait la polygamie ; nous savons que Rotrude eut du Comte Rorgon un fils nommé Louis et Berthe, une autre fille de Charlemagne, eut plusieurs enfants d’Angilbert qui était abbé laïque de Saint-Riquier. Nous le savons par l’enfant qui est né de ce mariage et qui s’appelle Nithard, un autre historien très célèbre qui a raconté les troubles de la fin du règne de Louis-le-Pieux et l’effondrement de l’Empire. Nithard nous raconte que celui et celle qui sont devenus son père et sa mère au Palais d’Aix-la-Chapelle, ne pouvant pas se rencontrer à cause de l’étroite surveillance que Charlemagne exerçait sur ses filles, inventèrent la ruse suivante. Angilbert était logé près de la chapelle d’Aix (vous connaissez la chapelle d’Aix-la-Chapelle qui subsiste encore aujourd’hui), les bâtiments étaient à l’autre extrémité et il y existait des bâtiments du clergé autour de la chapelle. Et, en hiver, Berthe ne pouvait pas, évidemment, faire venir Angilbert au palais. Elle traversait la cour en pleine nuit, dans la neige. Elle arrivait à la chapelle, elle prenait Angilbert sur ses épaules, elle l’emmenait dans sa chambre et, au petit matin, elle reprenait Angilbert sur ses épaules. Elle retraversait la cour, déposait Angilbert à la chapelle et revenait chez elle. Et le matin, les chapelains de l’Empereur disaient : « tout de même ! La fille de l’Empereur, quelle piété !! La nuit, elle est venue prier à la chapelle ! Regardez ses traces dans la neige ! Quelle famille ! ». Voici pourquoi Charlemagne « a dissimulé son infortune comme si rien n’en avait transpiré, pas même le soupçon du moindre déshonneur ». Bref, comme vous le voyez, il y a eu de très nombreux scandales dans cette cour de l’Empereur Charlemagne et lui-même avait, effectivement, un amour immodéré des femmes, qu’il s’agisse de celles qui ont été ses épouses, ses concubines, ses filles, et somme le « péché de Charlemagne » aurait peut-être un rapport quelconque avec ses femmes. Le tout est de savoir quelle en est la nature exacte. 
 
Lorsqu’on essaie de s’interroger sur les visions dont je vous ai parlé au début, il est évident que ce sont des visions qui ont été dévoilées dans un sens très précis. On appellerait cela aujourd’hui des « fuites », pour essayer de ruiner la mémoire de l’Empereur par suite de l’opposition de Louis-le-Pieux ; Louis-le-Pieux a sûrement été monogame et a réellement pratiqué la monogamie ; son père, lui, a très certainement été polygame, quant à savoir la nature de la faute que l’Empereur a commise, il est probable qu’il a du s’unir à une de ses concubines qui lui était plus ou moins parente, mais de là à savoir qui, comment, quand ? Nous n’en savons rien !
 
L’important n’est pas là, l’important est que vous ayez vu que, finalement, un Empereur, si grand soit-il, ne peut pas résister à la calomnie quand elle est lancée avec beaucoup d’habileté.

Le meurtre du seigneur Arnoul d’Ardres


In Lamberti Ardensis historia comitum Ghisenensium, dans MGH Scriptores, t. XXIV, 1879, trad. du latin
 
Arnoul III d’Ardres fut égorgé par ses propres serviteurs aux environs de 1140. Selon le chroniqueur, ce représentant de l’aristocratie moyenne était généreux avec ses chevaliers mais faisait montre de rapacité envers les petites gens de sa seigneurie. La perspective d’un gain rapide le fait tomber dans un piège tendu par l’un de ses cuisiniers. Ce genre de meurtre ne reste pas sans punition, poursuivis par les proches du défunt, les coupables sont roués, empalés, écartelés…

« Comment Arnoul le Jeune a été tué par ses serfs et des assassins infâmes entre tous.
 
Son mari, Arnoul le Jeune, autant il était cher et agréable aux chevaliers, prompt et dévoué au service des princes de Guines au moins, ses seigneurs supérieurs, autant il était terrible et altier avec ses inférieurs par une certaine sauvagerie propitiatoire. De ce fait, certains de ses serfs et de ses sujets, ses familiers cependant et ses cuisiniers, et d’autres de leur race exaspérante et mauvaise, conspirèrent pour le tuer et se conjurèrent pour le faire mourir. Un jour donc, Arnoul sortit d’Ardres le matin lors de la fête solennelle des Saints-Innocents ; il s’éloignait vers Brêmes, comme s’il voulait entendre au moins une messe, en se tenant en dehors de l’église. Car il était interdit aux chanoines et aux prêtres d’Ardres de célébrer les mystères en sa présence ; et ce, tant qu’il serait à Ardres parce que, cité à venir en jugement en présence de l’évêque de Morinie, il restait contumace et rebelle, méprisant d’obéir et pour cela frappé d’une sentence rigoureuse de l’Eglise et d’excommunication. L’un des traîtres infâmes et des scélérats comptant au nombre de ceux qui complotèrent pour le faire mourir, accourt vers lui et presse le pas. Mentant à la manière de Judas, le traître le plus perfide et le plus indigne qui soit, il lui dit qu’il avait vu et entendu, dans le bois Fulbert, le long du chemin qui mène à Norhout, un riche paysan en train de couper le chêne le plus haut de tout le bois. Comme Arnoul était, nous l’avons dit, avare et cupide, cruel et tyrannique envers ses sujets, il pensait et espérait qu’il obtiendrait beaucoup d’argent d’un paysan qui n’existait pourtant pas. Il part au bois Fulbert seul avec le traître, pour ne pas être aperçu du paysan.
 
Alors qu’il se hâtait, seul à seul avec l’homme, par un sentier très étroit vers le son que faisaient les traîtres en martelant le chêne, comme si c’était le son de la cognée du paysan en train de couper le chêne, le traître qui le suivit sortait un gourdin qu’il avait caché dans le bois pour perpétrer son crime prémédité. Hélas, Seigneur, hélas ! Il jette de son cheval et renverse au premier coup porté sur la tête le chevalier chevaleresque, la gloire de la chevalerie, le bel homme au regard des fils enfants des Flandres. Les autres se hâtent, complices et coupables avec lui d’une si grande traîtrise ; ils jetèrent leurs mains sur lui, sortirent des coutelas et des poignards des plus impitoyables, et ils l’égorgèrent sans pitié. Son cheval, comme s’il redoutait les terribles assassins, s’enfuit effrayé et retourne à Ardres… »