Jean Bart (1650-1702) descend d’une famille de rudes marins dunkerquois
qui ont servi le Roi d’ Espagne contre les Pays-Bas. Jean, lui, naît français
parce que la ville vient de cesser d’Espagnole. Mais, nous dit La Varende, « il
ne fut pas un héros patriote, ce fut un héros royal. Le Dunkerquois fut lié à
la France non point par un sentiment abstrait de patrie ou de race, mais par la
satisfaction ou le prestige du roi ». On verra dans ce récit combien on a
faussement depuis trois siècles, construit la légende d’un Jean Bart brutal et
discourtois ; il en est bien autrement.
« Le personnage de Jean Bart
a été déformé par deux tendances subversives. La Révolution veut en faire un
démagogue, un forcené, et le Romantisme, un truculent. La Révolution est plus
coupable que le Romantisme. Ce qu’elle fabriqua avec Jean Bart est un hideux
contresens, une malversation, une affreuse calomnie. Le grand marin n’a rien eu
de l’énergumène qu’elle monte en épingle pour l’opposer à ces officiers de
marine distants, maîtres d’eux-mêmes, qui ne se rallient pas au désordre. Jean
Bart est transformé en héros populacier, en matelot brutal, en sans-culotte qui
envoie bouler tout le monde avec des mots de calfat et des injures de galérien.
Evidemment, Jean Bart appartient
au peuple, mais à un peuple ferme et lent, à un peuple de nobles. Plus
rancunier que coléreux et qui s’observe. Et s’il est seulement d’abord
patron-pêcheur, nous avons vu de quelle ascendance il pouvait se targuer, s’il
eût été vaniteux. Très difficile d’apprécier justement sa classe sociale ;
elle est sans exemple actuel. Il semble que les Bart chevauchent entre le
peuple, la bourgeoisie et la noblesse. La famille a du bien, nous verrons plus
tard qu’elle fut même très riche. Cependant, le métier traditionnel reste une
obligation. Avant de commander on obéit, avant de tenir la barre on sert la
voilure et l’équipage. Les Bart, même les grands patrons, commencent par être
mousses. C’est cela dont les révolutionnaires s’emparent pour créer leur
marionnette à grande gueule, leur truand, lui à qui l’on pourra reprocher son
silence.
Il a toujours mal compris le
français. Il parle un sabir fait d’anglais, de hollandais, d’allemand et
d’espagnol. Flegmatique, d’apparence endormie jusqu’à l’instant où il faut en
mettre, où alors il entre en action comme une machine de guerre qu’on délivre.
Un formidable gaillard de Flandres. Un peu géant, plus d’un mètre
quatre-vingt-dix ; on a trouvé son squelette devant l’autel de Saint-Eloi,
à Dunkerque, en 1928. A l’origine, blond ardent (ses portraits officiels),
probablement roux, une peau bleue qui se tanne difficilement. Il était laid et presque terrible. Des yeux
pâles et froids, de ces yeux d’eau des Flamands, mais qui ont des cruautés
d’arme blanche. Une bouche à grosse
lippe inférieure ; des dents goudronnées de tabac et de carie. Pas une
seule dent de bonne, à cinquante-deux ans, sur la grosse tête de mort, à
Saint-Eloi. Un sourire épais et noir. Un peu un visage de congre. Mais un
rayonnement de force et de puissance indéniable. Il impose son autorité, son
allant, sa violence. L ‘audace dunkerquoise se coagule autour de lui. Il
devient le chef de la jeunesse maritime. Sur le Roi-David et sur le Jambon-Doré,
il commence ses prises.
Son mariage même est déformé pour
faire de lui un débauché. Il épouse, en effet, une fille d’aubergiste, du
patron de l’Etoile d’Or. Mais nous
sommes ici en Flandre patriarcale. La taverne est une honnête brasserie pour
gens cossus, pour familles, une dépendance de la maison. La fillette était une
amie d’enfance ; elle a été bien élevée, ne sert que dans les grandes
occasions. Fiancé dès l’automne 1674, Jean Bart accentue ses courses pour
gagner la dot. On lui confie la Palme,
le dernier cri de la construction dunkerquoise. Exalté par le bon outil – c’est
une des marques du talent –, il capture trois vaisseaux hollandais, et la frégate qui les convoyait, le 7
septembre ; déjà, le 21 janvier, il s’était emparé de l’Espérance, d’un navire de guerre, d’un « marchand de boulets », ce
qu’évitaient plutôt soigneusement les corsaires. En avril, il avait pris les Armes-de-Hambourg, 12 canons. Puis l’arbre-de-Jessé, sur sa petite Royale de 8 bouches à feu. Versailles
s’étonne, Colbert s’interroge, Louis XIV s’émeut. On accorde au sieur Bart une
médaille royale avec chaîne d’or et qu’on lui remet en grande pompe, le 21, quatorze jours après son action d’éclat.
La récompense ne traînait pas sous l’Ancien Régime ! Elle est pour la
première fois accordée à un câpre (nota : navire corsaire ou son
capitaine) dunkerquois. Jean Bart est célèbre et, quand il s’en va à la messe
accompagnant dévotement sa petite Nicole, il porte au cou l’effigie aquiline,
la perruque annelée, la lippe autoritaire du plus grand roi du monde.
Jean Bart est pratiquement
invincible. Avait-il un secret ? Non, plutôt un procédé, mais qui n’est
pas à la portée de tout le monde. Foncer dessus, « rentrer dedans »,
sans rien épargner, comme si tout était perdu. Combattre tout gonflé
d’espérance, mais combattre en désespéré. A chaque abordage, Jean Bart donne comme
pour la dernière bagarre. Renouvellement incessant de l’audace du parti-pris,
qui explique le succès. Détermination, quasi enragée, et qui, ne trouvant
devant elle qu’une résistance honorable, la fait céder et vainc.
Jean Bart n’avait pas un secret,
il avait des secrets, ceux d’une
connaissance extraordinaire du champ de bataille, une entente presque magique
du métier de marin et de ses finesses. Jean Bart s’est fait un prolongement
corporel du navire ; c’est sa chair, sa carcasse. Son équipage, il l’intègre à la machine flottante et,
surtout, la mer lui appartient. La Mer du Nord lui a tout livré. Il la connait
comme une vieille amie, dans ses caprices comme ses rosseries. Il sera lui-même
son pilote. Jean Bart est un excellent marin sur toute eau salée, mais il est
un marin sans pareil sur la Mer du Nord. Il prend une avance sur ses
adversaires par sa connaissance intuitive des courants, des profondeurs, es
bancs. Quand les autres sondent encore, lui, franchit les remous. Les quarante
minutes qu’il gagne sont irrattrapables à la voile. Les Anglais le manqueront
toujours, sauf une fois, mais par écrasade, par force, jamais par habilité.
Jean Bart a, pour la Mer du Nord, la perception
du sauvage dans sa forêt et un instinct animal.
Ce n’est pas un cascadeur. Il est
rangé et fort honnête. Voici un incident de jeunesse typique qui le classe bien
dans sa qualité humaine ; observance, sobriété et rien du flibustier
rugissant et pintant. Le mercredi 2 juin 1677, la Palme et ses deux conserves, ses deux soutiens, rencontrent un gros
navire hollandais et foncent.
On attendait une giclée de
boulets, au moins les sons martiaux du tambour. On ne perçoit que des chants
plaintifs. Les Hollandais l’ayant reconnu, implorent à genoux la clémence
d’En-Haut et chantent les psaumes de la pénitence. Il monte à bord amariner (la
pourvoir d’un équipage) sa prise. Deux femmes, à demi-mortes de peur mais
élégantes, se laissent voir. Le corsaire se présente. Son nom faillit les
achever. L’une est orpheline de bon lignage. Jean Bart la réconforte, empêche
en sa faveur le pillage du « petit butin » qui permettait de tout
chaparder, et la confie, le 23 à un navire anglais qui la reconduit en
Hollande. Elizabeth Van der Woude écrivit sur son journal que le terrible
capitaine Bart était un jeune homme plein d’honneur, d’égards et de
délicatesse. Cet épouvantable capitaine Bart, contre lequel les Hollandais
iront jusqu’à frapper une médaille de malédiction avec, en exergue :
« le plus grand des pirates français ». En riposte, le roi le réclame
pour sa marine. Le roi ne l’a pas oublié et lui expédie, le 5 janvier 1679, un
brevet de lieutenant de Vaisseau. A moins de trente ans, l’ancien mousse du Cochon-Gras est inscrit sur les
registres du grand corps aristocratique. Colbert, pour lequel le câpre professe
un respect particulier, meurt en 1683, épuisé mais victorieux. Seignelay, son
fils, « la Splendeur », n’oublie pas le corsaire et lui envoie, le 1er
août 1686, un brevet de capitaine de frégate légère, de capitaine de corvette.
Jean Bart n’a pas encore abordé Versailles, mais cela s’en approche. Le roi le
suit et l’encourage.
C’est alors que Jean Bart
rencontre Forbin, qu’on va transformer en adversaire, en ennemi, et, chose
particulière, même de son temps. Il s’emble qu’autour du grand corsaire se fomente
et s’exacerbe une sorte de prurit imaginatif, d’effervescence mensongère. Parce
que Forbin est presque exactement le contraire de Jean Bart, on les oppose, on
les calomnie. Forbin est de très bonne famille, presque de grande
famille ; il a un oncle cardinal et, sous l’Ancien Régime, le cardinalat a
quelque chose de princier. Forbin est petit et vif, Forbin est bavard, Forbin
est hâbleur, Forbin est méridional. De quoi faire d’excellents camarades, si ce
n’est des amis. Camarades de combat, ils le furent et vaillamment, car Forbin,
s’il est léger, possède la légèreté du courage et du risque ; s’il donne
le coup de pouce à la gloire, il sait comment l’amariner.
Ils protégeaient un convoi et se
heurtent à deux gros frères anglais. Le Non-Such,
de quarante-huit canons et sa conserve de quarante-quatre. En tout, les deux
Français réunis ne comptent que quarante pièces et de calibre inférieur. C’est
une folie de soutenir le combat, mais une folie d’ordonnance. D’abord
obligation de préserver le convoi. Vaincre est impossible. Il s’agit de gagner
du temps.
On arme en guerre les marchands
les moins froussards et on se met en travers. Les marchands amuseront la
conserve et Forbin et Bart piqueront le formidable Non-Such. Mais les marchands ne tiennent pas et prennent la fuite.
Le vent les trahit et les marchands les plaquent. Le combat devient absurde.
Et sans merci. TROIS HEURES. Jean
Bart touché, Forbin blessé six fois, résistent. Restent trente hommes valides à
bord, plus de poudre, mais les Angliches en ont plein les flancs et ne pourront
pas poursuivre. Les Français saluent le pavillon blanc qui abandonne la gaule
d’enseigne. Ils se rendent. Ils passent à bord de l’anglais. Pas un officier
pour les recevoir. Le maître d’équipage, seul les salue respectueusement. Ils
apprennent qu’il est le dernier à rester debout. Bob Smolt (capitaine du Non-Such) sera nommé du coup capitaine
de frégate, avancement unique dans les annales anglaises. L’homme qui a pris
Jean Bart ! …
On les claquemure à Plymouth. Ils
s’ennuient. Leurs mousses, qu’on leur a laissés, organisent une petite partie
de bateau. Ils scient leurs grilles de croisées et s’en vont. Forbin est
fiévreux, irrité, souffre de ses blessures. Jean Bart, la tête bandée, fume.
Ils passent devant le stationnaire, ils crient « Fishermen »
(pêcheurs !). A eux la libre mer.
Jean Bart et les mousses nagent
(rament) près de CINQUANTE HEURES et abordent Erquy. Ils gagne Dinard à pied,
passent le bac, et Saint-Malo les accueil en triomphateurs. Toute la France le
pleurait. C’est seulement dans ce sens-là qu’on a pu faire de Jean Bart un
héros national, par l’amitié et la confiance qu’il inspira, sans d’ailleurs,
qu’on le connut, sur sa réputation.
Jean Bart, dégouté d’avoir été
pincé, regagne toute de suite Dunkerque. Forbin, toujours crâneur, rejoint
Versailles et se met en valeur, ne laisse pas le grain dans la paille. Dialogue
chez Seignelay, ministre de la Marine.
- -
Annoncez le chevalier de Forbin.
Tout le monde est en émoi
- -
Mais d’où venez-vous.
- - D’Angleterre, Monseigneur, bien entendu !
- - Mais par où êtes vous passé ?
-
- Par la fenêtre, Monseigneur, pour vous servir.
Cependant, voici un fait
indéniable qui montre comme on exagérait, comme on calomniait déjà en parlant
d’une inimitié entre Jean Bart et Forbin. Quand Pontachartrain, qui apprécie
Jean Bart et qui maintenant dirige le secrétariat d’Etat à la Marine, confie à Jean Bart une descente
de destruction en Angleterre, Forbin était en prison pour avoir flanqué des
coups de canne à un marchand, son débiteur et qui le bernait depuis longtemps.
Or Bart est à la tête de huit frégates légères et Forbin sort de prison pour
prendre le commandement du Comte. Il
est bien évident que Jean Bart a dû le réclamer car, pour une telle mission, le
ministre lui laisse carte blanche. C’était d’ailleurs un usage plus que
respecté encore dans l’ancienne marine. Alors, il semble bien difficile que
Jean Bart eût à se plaindre gravement de son second de naguère, il l’eût laissé
sous les verrous.
Et les voilà donc à Versailles. Ils
y sont amenés pour rendre compte de pillages et de grivèleries dont l’escadre
s’est montée coupable, et aussi de sanctions un peu trop sévères prises par
Jean Bart contre les « écrivains », les commissaires chargés des
comptabilités du bord. En fait, la cause est entendue et d’avance gagnée. C’est
bientôt la curiosité qui convoque à Versailles le grand Dunkerquois qui est à
l’ordre du jour.
Comment s’y
comportera-t-il ? Ici, le romantisme commence à dire son mot. Il est
certainement influencé par la légende révolutionnaire de pourfendeur de
courtisans, par le paysan du Danube lâché. Qu’il ait le succès de sa rusticité,
à coup sûr ; Forbin lui-même contribue à la légende en présentant et en
mettant en valeur « l’ours des Flandres », mais ne serait-ce que par cette
comparaison de l’élégant méridional, déjà nous approchons de ce qui fit la
vérité. Voilà le gigantesque Flamand muré dans son laconisme maladroit,
forcément susceptible et inquiet, qui peut très vite se croire berné, raillé.
Jean Bart est TIMIDE, de cette angoisse du monde, de cette angoisse du salon
qu’une éducation d’enfance n’a pas diminuée et qu’on ne résorbe plus à partir
de trente ans. Jean Bart est la proie d’un complexe d’infériorité indiscutable,
d’abord à cause de sa naissance, dans ce milieu où la naissance prend une
importance primordiale ; à cause de ses manières, au cœur de cette
aisance, de cette désinvolture générales. Cette timidité s’annonçait pour sa
circonspection avec les grands, par ses hésitations pour se faire voir.
Jean Bart, d’ailleurs, ne fit pas
sensation, n’a pas dû étonner ou indigner, comme la légende le veut.
Saint-Simon, qui note les petits événements de cour, ne le cite pas, ne souffle
mot de ces prétendues licences qui auraient mis en avant Jean Bart et attiré
l’attention de tous.
Si l’on prend une à une ces
allégations héroïques, il n’en restera rien du tout. Chacun connaît les
costumes que l’on prête à Jean Bart, la culotte d’or doublée d’argent qui le
gratte quelque peu le derrière. Malheureusement, convoqué, bénéficiant d’une
audience, ce qui était bien rare, le capitaine de vaisseau ne peut s’y rendre
autrement qu’en uniforme. Plus de fantaisie, rayées les intempérances
vestimentaires. Impossible. En même temps que la convocation, la tenue est
déterminée. Jean Bart n’a qu’une culotte de drap rouge et un justaucorps bleu.
On fait grand état du tabac et de
la pipe allumée dans la galerie des glaces. Ceci dépasse l’imaginable et n’a pû
naître que dans la cervelle d’un primaire alcoolique. On n’a jamais fumé à
Versailles (le roi ne supportait même pas l’odeur du tabac à priser). Le tabac
était encore réservé au corps de garde, mais pas à la salle des gardes. Il
était toléré chez les Suisses mais pas dans les appartements. Cela a longtemps
persisté. La pipe était même interdite dans la rue par les règlements
militaires.
Il y a mieux. Dans sa maison
même, après son second mariage, Jean Bart n’eut pas la permission de fumer,
puisque, nous dit Arnaud de Corbie, il avait dans ses combles une pièce qui
s’appelait la « tabagie », réservée à la pipe et à la nicotine. Allez
donc croire qu’il eût osé sortir sa bouffarde à Versailles, dans un milieu
aussi nouveau et si impressionnant. On alla plus loin ; on raconte que
Jean Bart, sollicité par le Roi pour expliquer sa tactique, s’empara de courtisans
qu’il ragea en ordre bien régulier et, se jetant parmi, les bouscula sans
rémission, à coups de poings, à coups d’épaules… Voilà comment il procédait.
Toujours inouï ! Penser que ces seigneurs eussent subi, se fussent laissés
manier, ce ne sont pas des mœurs de cour, ce sont des manières de cabaret, des
gaietés de bistrot, des joyeusetés de goujat.
Mais il y a la contre-épreuve. On
peut assurer sans insolence que si Jean Bart plut au grand Roi, ce fut par son
effacement. Trembler devant lui, devant lui perdre la voix, presque le souffle,
étaient pour Louis la plus sûre flatterie. Le roi devait prendre sur lui pour
apprécier la désinvolture. Ceux qui osèrent le plus avec lui se rattrapaient
toujours par un rapide retour à la soumission, à la vénération. Ou cela
finissait mal. Louis XIV reçut en audience matinale le corsaire, déploya pour
lui ses grandes manières à la fois majestueuses et familières dont il avait le
secret et qui réunissaient au point de subjuguer ses interlocuteurs. N’oublions
jamais l’effet d’intimidation qu’il produisait. Saint-Simon déclare :
« Jamais homme n’a tant imposé, et il fallait commencer par s’accoutumer à
le voir su en le haranguant on ne voulait pas s’exposer à demeurer court »
Jean de La Varende , Miroir de l’Histoire,
In « Cent grandes figures françaises », librairie Gründ,
Paris, 1956, 574 p.pp 146-152
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire