Le projet énorme des Moëres fut
executé entre 1620 et 1627 sous la direction de l’ uomo universale
Wenzel Coberger. Il était natif d’Anvers. Dans sa personne il réunissait les
qualités de peintre, ingénieur, architecte et économe. Après avoir passé
environ vingt cinq ans à Rome, il avait environ quarante-cinq ans quand il fut
admis à la cour des Archiducs Albert et Isabelle, et nommé leur
architecte-ingénieur. Dès lors il s’installait à Bruxelles, tout près du palais
du Coudenberg, ou résidaient ses maîtres, qui en même temps se montraient ses
plus grands admirateurs et protecteurs. Après une vie tres active et productive,
il y mourut en 1634, agé de soixante-quinze ans.
(...)
1. Des Pays-Bas méridionaux aux Pays-Bas français
Les Monts-de-Piété des Pays-Bas français faisaient partie du réseau de
banques de prêt publiques mis sur pied aux Pays-Bas méridionaux dès 1618. Ce
réseau était pour ainsi dire le couronnement des tentatives séculaires des
autorités pour contrôler les excès du prêt sur gages particulier. Les intérêts
exorbitants que demandaient les exploitants des tables de prêt – appelés aussi
usuriers ou lombards – étaient une épine au pied des autorités. L’Espagne et
l’Italie connaissaient déjà des banques de prêt publiques au 15ème
siècle. En Flandre il y avait des précurseurs modestes à Ypres (fondé en 1534),
Bruges (1573) et Lille (1610).
Au début de 1618 les Archiducs nommèrent Wenzel Coberger
surintendant-général des Monts-de-Piété à ériger dans toutes les villes de leur
territoire où fonctionnaient des tables de prêt. Cobergher réussit à ouvrir
dans les quinze ans qui suivaient, des Monts-de-Piété dans quinze villes des
Pays-Bas espagnols. Celui de Bruxelles essuyait les plâtres. Les Archiducs honoraient l’ouverture
de leur présence. Toutes les villes de quelqu’importance suivaient.
C’était la mort de Cobergher en 1634 qui mettait fin à ses plans. Il venait
d’acheter une maison à Saint-Omer afin d’y aussi ériger un Mont-de-Piété.
En 1621 les Monts déjà existants et ceux qui étaient encore à ériger furent
unis par les Archiducs dans un réseau solidaire de banques de prêt publiques.
Mais, comme vous savez, les hostilités entre la France et l’Espagne
bouleverseraient le projet. Quand en 1640 Arras tombait, le traité de
capitulation contenait un article garantissant la continuité du Mont-de-Piété
dans cette ville. C’était le premier qui changeait de régime. Les villes de
Courtrai et de Bergues suivaient. Après avoir été conquises en 1646
par l’armée de Louis XIV, elles furent reprises par les Espagnols, pour
enfin redevenir français en 1667! Aussi Tournai, Douai et Lille tombaient la
même année en mains français. Avec la Paix de Nimègue (1678) les villes de Cambrai,
Ypres et Valenciennes suivaient, tandis que Courtrai redevenait espagnol.
Tournai et Ypres regagneraient les Pays-Bas Catholiques au début du 18ième
siècle. Les six autres villes qui furent annexées par le Roi Soleil,
resteraient français. Dans ce qui suit, je me concentrerai sur les
Monts-de-Piété ouverts par Cobergher dans ces villes, notamment ceux d’Arras
(1624), Valenciennes et Cambrai (1625), Lille et Douai (1628) et, finalement,
Bergues (1633).
2. Les péripéties du début
La fondation d’un Mont-de-Piété provoquait souvent quelqu’opposition aussi
bien de la part de l’administration de la ville en question que de la part des
Etats-Provinciaux. Aussi les prêteurs sur gages particuliers étaient loin
d’être contents avec l’exécution des plans venant –
exactement comme nous disons aujourd’hui – de ‘Bruxelles’.
Quand les préparatifs pour la fondation d’un nouveau Mont étaient à peu
près faits, Cobergher invitait les Archiducs à décréter un acte supprimant le
table de prèt de la ville en question. Sa requète fut toujours agréée.
L’exécution fut ordonnée au magistrat. En 1624, par exemple, les échevins de la
ville d’Arras convoquaient – précisément le jour où le Mont fut ouvert – Cesar
Decclésia, prêteur sur gages particulier dans cette ville, pour lui sommer de
renoncer à son négoce.
Ceci n’était évidemment pas au goût des intéressés! Quand les prêteurs sur
gages particuliers de Cambrai étaient pressés de finir leur négoce par
l’ouverture d’un Mont-de-Piété dans leur ville, ils commençaient un nouveau
table de prêt au Quesnoy. La régente Isabelle réagit sur-le-champ. Elle ordonna
la clôture immédiate du nouveau table de prêt et interdisait qu’il soit jamais
réouvert.
Plus gênant encore pour Cobergher était l’opposition causée par Jean de
Lillers. Ce complice des prêteurs sur gages particuliers avait été banni de
Cambrai entre autres parce qu’il usurpait le titre de procureur-fiscal.
Néanmoins, il réussit à trouver quelques théologiens aussi bien à Douai qu’à
Louvain prêts à condamner le projet de Cobergher. Il s’agissait surtout des
points litigieux suivants:
-
la
compensation donnée par les Monts-de-Piété à leurs propres prêteurs;
-
l’intérêt
demandé par les Monts des emprunteurs;
-
et le manque
de quelqu’approbation papale.
Tout le haut clergé s’occupait du différend: le fameux jésuite de Louvain
Léonard Lessius, les archevêques de Cambrai (François van der Burch) et de
Malines (Matthias van den Hove), le nonce apostolique (Giovanni-Francesco Guidi
di Bagno), l’université de la Sorbonne à Paris, le secrétaire d’Etat du
Saint-Siège le cardinal Francesco Barberini, tant que son neveu le pape Urbain
VIII. Le résultat était que l’épiscopat jugeait licite l’entreprise contestée
et l’appuyait explicitement, tandis que le pape et son secrétaire d’Etat
s’opposaient, mais ne voulaient pas se mettre en travers du projet pour cause
de la bonne entente avec la régente!
L’opposition locale ne se limitait pas aux magistrats des villes qui disposaient
eux-même déjà d’une banque de prêt sur gages publique comme Lille, où
fonctionnait un Mont-de-Piété disons municipal. La résistance concernait
surtout les exemptions et privilèges accordés par les Archiducs aux personnel
des nouvelles institutions. En effet, l’exemption de la garde et de logement étaient
attractives, tandis que l’exonération d’impôts sur les consommations menaçait
les revenus de la ville. Quand-même il n’y a que la ville de Tournai qui menaçait
d’ériger un Mont-de-Piété elle-même.
L’anecdote suivant démontre clairement l’impuissance des villes envers
Cobergher, qui se savait fortement supporté de la régente. Quand en
1622 l’archevêque poserait la première pierre du nouvel Mont-de-Piété à
Valenciennes, Cobergher n’avait pas invité le magistrat de Valenciennes parce
qu’il faisait obstacle. Finalement, en offrant Cobergher un banquet de
conciliation, le magistrat se retenait.
Quelques fois il arrivait à une action commune du magistrat et des
Etats-Provinciaux. En 1619 par exemple les Etats d’Artois contestaient pour la
première fois l’ouverture prévue d’un Mont-de-Piété à Arras. Trois ans plus
tard, ils faisaient une deuxième réclamation auprès le gouvernement, cette fois
en liaison avec le magistrat. La régente accusait réception de la réclamation,
mais a sans doute seulement stimulé Cobergher. En 1624, une semaine devant
l’ouverture solennelle du Mont, le magistrat d’Arras décidait de bien assister
à la messe célébrée par l’évêque d’Arras, mais pas aux autres festivités
auxquelles il avait été invité. Puis, les officiers du Mont, venant de
s’installer, furent réquisitionnés pour monter la garde! Des protestations de
leur part et une intervention résolue de la part de Cobergher faisaient changer
le magistrat d’opinion. Quelques années plus tard, en 1632, les querelles
recommençaient. Maintenant la cause était un impôt sur bierre et vin, dont le
magistrat ne voulait pas dispenser le surintendant-particulier du Mont. Un
procès fut ententé devant le Conseil d’Artois. Une ordonnance et plusieures
requêtes de Bruxelles ne menaient à aucun changement d’avis de la part du
magistrat. En 1636 la cour convoquait les deux parties. Le magistrat ne
réagissait pas à cinq assignations, ainsi qu’en 1640, lors de la prise de la
ville par Louis XIII, la cause était encore toujours courante…
3. Splendeur à l’extérieur
Intéressons nous maintenant aux vestiges les plus visibles des
Mont-de-Piété aux Pays-Bas français: leurs bâtiments. Cinq
des six subsistent: Arras, Bergues, Douai, Lille et Valenciennes. Ils
témoignent non seulement du talent architectonique de Cobergher, mais aussi, à
mon avis, de sa mégalomanie. Tous les cinq bâtiments sont des constructions
imposantes. Le pauvre emprunteur, pour qui les Monts ont été fondés, doit les
avoir approché avec respect.
Les six Monts sont tous construits dans les années 1620. Il est très
probable, mais non documenté, que Cobergher les a conçus. Après avoit introduit
aus Pays-Bas l’architecture baroque – je réfère au sanctuaire ‘national’ de
Scherpenheuvel ou à son église du couvent des Carmélites déchaussées à
Bruxelles – il préférait maintenant une architecture plus indigène, basée sur
une combinaison de briques, du grès et de la pierre de taille. Et pour les
décorations, il pouvait puiser du répertoire baroque, dont il avait pris
connaissance durant son long séjour en Italie.
Selon la balance des Monts-de-Piété du 31 juin 1633 presque six cent mille
florins étaient investis dans le logement de nos six Monts. La moyenne était
donc la somme considérable de presque cent mille florins par Mont.
Le bâtiment du Mont de Lille comptait pour cent soixante-treize
mille florins, ce qui étaient plus que coûtaient les Monts de Bruxelles, Anvers
et Gand, qui eux aussi étaient de constructions à grande échelle. Le complexe
compte dix-sept travées au rue du Lombard et quatre au rue de Roubaix. Dans
touts les Monts on retrouve un bâtiment principal sur plan rectangulaire. Au
rez-de-chaussée se trouvaient la salle de l’engagement et celle du dégagement.
Là-dessus se trouvaient les espaces destinés au rangement des gages. Il
s’agissait de deux étages et d’un grenier double, chaque niveau comportant
douze chambres, ce qui fait quarante huit magasins de gages au total!
La construction est faite de briques et de pierre de taille. Elle est
pourvue de quelques décorations, entre autres une cartouche portante l’année
1626. Par son volume le complex pouvait héberger les Archives du Nord au 19ième
et 20ième siècles. Maintenant s’y trouve le Musée industriel et
commercial.
Le Mont de Douai, situé rue de l’Université, est aussi grand que
celuit de Lille. La location est maintenant occupée par le centre de recherche
de l’ Ecole Nationale Supérieure des Industires Agricoles et Alimentaires.
L’ordonnance originelle de la façade nous est connu par un dessin de
l’époque. Il montre dix-sept travées, deux entrées aux arcs en plein cintre et
trente-trois lucarnes! Bien que l’immeuble a été fortement transformé au 19ième
siècle, il est encore toujours marqué d’un horizontalisme fort, renforcé encore
par une corniche enjambante dix-huit travées.
Le Mont d’Arras comprend trois bâtiments: le bâtiment principal dans
la rue du Mont-de-Piété, le logement des officiers dans l’impasse du
Mont-de-Piété et la demeure du surintendant-particulier dans la rue du
Marché-au-Filet. Cette dernière est pourvue d’une façade au pignon en cloche
d’un style tout a fait s’accordant au style flamand local, bien connu par chacun
qui a jamais vu la Grand’Place ou la Place des Héros de cette ville. Le
bâtiment principal est rectangulaire et compte douze travées. Au-dessus d’une
des portes d’entrée, on voit encore des traces d’un calvaire aux Arma
Christi, qui étaient la marque des Monts-de-Piété. La dernière fois que je
visitais le Mont d’Arras, le complexe tombait en ruine.
A Valenciennes, le Mont-de-Piété se trouve au coin de la place Verte
et la rue de Hesques. Cobergher y intégrait quelques bâtiments déjà existants.
Il y combinait des briques avec de la pierre bleue de la région. Ici aussi un
plan rectangulaire, deux étages et un grenier double. C’est un ensemble robuste
et sans beaucoup de décoration.
La dernière chose ne peut pas être dit du plus petit, mais à mon avis plus
beau des Monts-de-Piété. Je vise le Mont-de-Piété de Bergues, tout près
d’ici. Le Mont s’y trouve au centre de la petite ville, juste à côté de
l’église Saint-Martin. L’immeuble compte onze travées et seulement une étage.
Néanmoins le faîte du toit se trouve a dix-neuf mètres! Il s’agit d’un élégant
bâtiment de briques et de pierres blanches avec un pignon baroque présentant
une ingénieuse composition d’éléments décoratifs: pilastres, niches, cartouches
et frontons. La façade du sud est datée «MDCXXX» (1630). L’alternation de
frontons segmentaux et triangulaires rappelle le palais Farnèse à Rome… Un toît
en bâtière monumental couronne cette synthèse heureuse des styles renaisscance
flamande et baroque.
Maintenant le Mont de Bergues héberge le Musée municipal. Il n’y reste
presque rien qui nous rappelle les activités de prêt d’antan.
4. Besoin d’argent à l’intérieur
Néanmoins, je vous propose un petite visite virtuelle dans l’intérieur d’un
de nos Monts-de-Piété.
Nous entrons par le hall d’entrée. Celui donne accès à trois salles: le
bureau d’engagement, de bureau de dégagement et la salle des ventes. Les deux
premières salles ne sont accessibles que par un tourniquet. C’est un des commis
qui décide si nous pouvons entrer ou sortir. Ça lui donne même la possibilité
de nous arrêter si nous avons commis une injustice. Dans l’un et l’autre bureau
les commis du Mont se trouvent à l’autre côté d’une grande table.
Dans le bureau d’engagement nous offrons un ou plusieurs objets dans
l’espoir de recevoir quelque somme d’argent en contrepartie. Les objets offrés
sont d’abord taxés par le taxateur de manière minutieuse. Acceptés comme gages,
les objets sont puis montés en haut par un monte-charge ingénieux qui passe par
toutes les étages superieures. Nos objets trouvent leur place dans l’un ou
l’autre magasin. Nous recevons une somme d’argent équivalente aux deux tiers de
la valeur taxée du gage, aussi qu’un petit ‘billet de gage’ en preuve de notre
engagement.
Les magasins sont remplis d’étagères. Le tout est efficacement protégé
contre les risques d’incendie et de vol. Le bâtiment est pourvu de murs
réfractaires, d’escaliers en pierre, de pavements dallés jusqu’au grenier et de
fenêtres grillagées. Les différentes sections du bâtiment sont séparées par de
lourdes portes blindées, et le local abritant les objets les plus précieux, est
garanti par un guichet ferré.
Du moment que nos sommes en état de rembourser l’argent, nous nous
présentons avec le "billet de gage" dans le bureau de dégagement. Après le calcul de l’intérêt à 15 % par le deuxième commis, nous lui remboursons la
somme empruntée augmentée de l’intérêt, et notre gage nous est restitué.
Si nous n’arrivons pas à dégager notre gage avant une année et six
semaines, le gage "expiré" sera vendu aux enchères dans la salle de vente. Tel
est le cas de 4 % des gages.
Le fonctionnement des Monts-de-Piété a été décrit en detail par Cobergher
dans leur livre de règlements. L’exemplaire du Mont d’Arras a survécu. Il nous
informe aussi bien de la gestion des Monts que de l’organisation de leurs
activités de prêt. Durant les XVIIième et XVIIIième siècles la
pratique des Monts-de-Piété n’a pas changé. Même la ‘séparation’ des six Monts
disons français du reste du réseau n’a pas introduit des changements dans leur
manière d’opérer. Ainsi il est devenu clair qu’au moins l’institution des
Monts-de-Piété a gardé son identité en dépit d’une séparation politique.
Aux années 1770 la technique de prêt développée par Cobergher fut imitée à
Paris et, de là, dans toute la France. On en retrouve par conséquent des traces
dans les methodes appliquées par les Crédits municipaux fonctionnant jusqu’à
présent à Paris et ailleurs.
5. Signification économico-sociale
Finalement, qui avait recours aux services des Mont-de-Piété? Les
emprunteurs appartenaient à toutes les couches de la population et non
seulement aux classes sociales les moins favorisées. Parmi ceux que mentionnent
les sources, se trouvent des commerçants à la recherche de crédit pour
investir, des soldats et des officiers dont la solde se faisait attendre, des
fermiers désireux d’acheter des semences et des épouses de marins dunkerquois
attendantes leurs rentrée. Les gages étaient tantôt des objets d’usage courant,
tantôt des choses de grande valeur. Le crédit était généralement destiné à la
consommation. Bref, le Mont-de-Piété était le recours pour tout le monde qui
souffrait au moins temporairement de manque d’argent. Que ce recours n’était
pas toujours le secours espéré, est révélée par l’analyse des chiffres
d’affaires des Monts-de-Piété.
L’analyse à court terme nous montre que c’est surtout le niveau des
prix, exprimés par exemple en prix des céréales, qui explique les secousses
soudaines dans le recours au Mont.
A moyen terme, comment expliquer
la croissance importante des opérations de prêt au cours de la deuxième moitié
du 18ième siècle, période caracterisée par une expansion économique
et un accroissement de la population? C’est la perte du pouvoir d’achat qui,
malgré l’expansion économique, touchait la plus grande partie de la population,
et qui faisait en même temps croître la demande de crédit à la consommation.
Aussi regardant, finalement, l’évolution des opérations à long terme,
un rapport apparaît entre l’évolution des crédits accordés par les
Monts-de-Piété et les changements du niveau de vie. A des époques de stabilité
ou de croissance du pouvoir d’achat, le niveau des opérations tend à diminuer.
Par contre, en cas de baisse du niveau de vie, on voit augmenter le nombre de
prêts dans les Monts-de-Piété.
Précisément parce que la population a considérablement recouru à ses
services, l’analyse des opérations de prêt des Monts-de-Piété peut contribuer à
notre connaissance du niveau économico-social du passé. Telle analyse ne révèle
pas tellement la conjoncture économique elle-même, mais plutôt ses
répercussions sur les dessous encore trop inconnus de la société.
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