in Capitaine J. SERRIGNY "
Souvenir des onze mois de campagne de la 8e Batterie du 104e Régiment
d'Artillerie, Septembre 1939 - Août 1940" (8e R.A.L.C.A.) Ronéotypé, 54
pages, c. 1940-1944, non illustré
"...
Le lundi 27 [mai 1940], nous
repassions à Lille pour aller à ... étape d'un jour avant d'arriver à Nieppe.
La situation devient désespérée.
La traversée de Lille est lugubre. Des unités de l'A.L.C.A. moins heureuses que
nous, y sont attaquées par des chars à la grenade et au canon. Pour la 8 [Note
d' HDN3: 8e batterie] tout va bien, mais j'avais bien peur de ne pas revoir mes
agents de liaisons placés à des carrefours.
En fin de matinée, nous arrivons
à Nieppe (N.-O. d'Armentières). Je m'installe au N.-O. à deux kilomètres
environ de ce village. Mes canons sont camouflés au mieux dans une entrée de
ferme abandonnée et mes hommes s'installent à 300 mètres plus loin sous un
hangar métallique. Les balles de foin sont abondantes et bien vite chacun y
fait son trou. Personnellement, je m'installe dans la cuisine de la ferme avec
le Sous-lieutenant FRANCON. La fatigue est grande. Des Anglais et un Officier
de liaison Français qui porte un grand nom de chez nous sont entrés. Ils
dorment. Et ils dormirent si bien que lorsque le Français se réveillera, les
Anglais seront partis.
Vers 17 heures, je suis appelé au
P.C. du groupe qui se trouve à Steenwerck. De là, avec le commandant du Groupe
et les Commandants de batterie, nous nous rendons au Doulieu où se trouve le
P.C. du régiment ainsi que le P.C. de l'Artillerie du Ve Corps d'Armée. Le
Colonel RICHARD est là, ainsi que le Colonel CAMPS [Note de l'auteur : Le
Colonel CAMPS assure le commandement depuis le 10 mai, jour où le Général
DAINE, commandant l'Artillerie du Ve C.A. a été fait prisonnier]. A tous, il
nous tient à peu près ce langage: "Notre partie est jouée et perdue. Plus
aucun espoir n'est permis; l'embarquement n'est plus possible. Nous n'avons
plus qu'à attendre les Allemands. Nous formerons ici un carré de résistance, un
petit fort de Vaux".
Je fais préciser les instructions
et en définitive, nous resterons en place auprès de nos unités et y attendrons
les Allemands.
Retourné à mon Unité, je rassemble
mes hommes et, les larmes aux yeux, je leur dis toute la vérité : "Plus
aucun espoir". Je les remercie tous de l'affection si réelle qu'ils
m'avaient donné grâce à laquelle depuis mon départ, j'avais pu tenir le coup...
Je leur demande de se tenir rassemblés autour de moi et en aucun cas de faire
usage d'armes sans mon ordre. J'ai la responsabilité de vous tous, et il
n'appartient qu'à moi de prendre une décision. Reposez-vous et attendez les
événements.
Maintenant comme hier, notre
conduite et simple et pour tous la même : Obéir!
La nuit est calme et ce n'est que
très tard dans la nuit que je vais m'allonger auprès de FRANCON sur le lit qui
m'avait été réservé dans la petite pièce de droite attenante à la cuisine.
Dans la nuit, un coup à la fenêtre.
Le temps de me ressaisir. Sans doute les Boches ? ... Non, j'entends que l'on
m'appelle et l'ordre ci-dessous m'est remis ... "le "3e groupe se
disposera à faire mouvement de suite sans emmener le matériel canon qui sera
détruit. Dans tous les cas, le matériel sera rendu inutilisable (culasse
enlevée)".
La colonne comprendra :
- G.R.C.A.
- Artillerie : 1/104 - 11/104 -
B.H.R - 111/104 ...
Itinéraire : Bailleul -
St-Jeanscappel - Berthen - l'Abèle - Watou - Houtkerke - Ootscappel - Rexpoëde
- rejoindre la colonne à l'entrée de Bailleul ...
L'espoir renaît immédiatement et
donne à chacun une ardeur nouvelle: l'Adjudant GERBET fera sauter les pièces
immédiatement et en colonne sur la route.
Comment, hier au soir, n'ai-je
pas pensé à préparer mes pétards? Et maintenant, ce travail retarde notre
départ. GERBET, avec son calme habituel, répare au mieux cet oubli et mes tubes
sautent les uns après les autres.
La Batterie Lange a démarré.
C'est le vide. Nous somme les derniers ! A Nieppe, nous prenons la Grand'Route
et le petit jour pointe lorsque nous nous heurtons aux derniers éléments du Ve
C.A.
A partir de ce moment-là, ce sera
un cheminement terrible, heureusement que le courant est à sens unique!
L'embouteillage est tel qu'il semble vain d'espérer d'en sortir et lorsque les
avions viendront, quel massacre en perspective! Notre moyenne est maintenant de
l'ordre de 1 km, à l'heure !
J'ai retrouvé le Lieutenant
PUYNEIGE, notre officier de détail: excellent camarade, sa présence est un
réconfort. Il plaisante avec ce flegme anglais qui le caractérise. Pauvre
garçon, dans quelques heures, il tombera entre les mains des Allemands, sans
que j'aie pu savoir encore dans quelles conditions.
Bailleul: Toute la grande rue est
détruite, au centre la mairie tient toujours. Nous faisons là un long
stationnement qui m'inquiète, et à juste titre, car voici quelques salves
d'artillerie qui éclatent tout près de nous. Chez moi, pas de casse.
Après Bailleul, voilà les avions
et l'Artillerie qui tape sur notre droite et notre gauche. La route est prise
d'enfilade. Puisque nous n'avançons pas, mieux vaut nous arrêter et je donne
l'ordre de quitter les voitures et de gagner une ferme sur la droite. Nous
sommes assez mal reçus par les occupants qui craignent que ce nouvel afflux de militaires
n'attire l'attention des avions.
Une demi-heure passée: ils sont
plus loin et semblent maintenant s'acharner sur les fermes. Nous regagnons nos
voitures, la route est un peu dégagée, au moins sur 500 mètres ... Nous
heurtons à nouveau la colonne. Et péniblement, arrivons au village de
St-Jeanscappel.
Je me rends compte que cette
route est sans issue et rencontrant le Commandant HIVERNAGE, je lui demande
l'autorisation de tenter ma chance en prenant une route plus au Nord - en tout
cas de me donner liberté de manœuvrer. Je commande demi-tour et par un petit
chemin de terre, j'arrive au cimetière de Bailleul. Le temps de rassembler nos
voitures et nous repartons sur Poperinghe en passant par le Mont Noir.
Les obus tombent sur Poperinghe,
aussi nous contournons l'agglomération par le sud. Mais dans le faubourg
(Sortie Ouest), les Stukas s'acharnent sur nous. Le temps de nous immobiliser
et de nous jeter soit dans le fossé, soit contre les murs : abri sommaire
contre les bombes. Une pluie de balles ! Nos radiateurs, nos pneus, un
pare-brise: tout est criblé. Nous laissons là un tracteur et reprenons la
route.
29 mai 1940 - vers 19 heures,
nous arrivons à Hondschoote. C’est ici que l'Armée française doit abandonner
tout son matériel et de là gagner à pied la côte! Déjà c'est un immense
cimetière ... Les colonnes autos s'avancent dans les champs : les Anglais, plus
pressés que nous, ne s'en donnent même pas la peine. Ils renversent leurs
voitures en bordure de la route.
Pour ma part, ma malheureuse
Batterie occupe en ordre un champ. Je fais ouvrir les réservoirs d'essence et
avec une lourde masse chaque chauffeur frappe tous les organes essentiels de la
voiture : carburateur, magnéto, etc. ... j'hésitai à y mettre le feu, devant
les risques toujours possibles de la propagation du feu sur la route. Et sans
regarder prenant juste mon sac de montagne, je fuis ces lieux où je laisse tout
ce qui restait de mon Unité. Et derrière moi, mes hommes avancent en colonnes.
Le point de rassemblement des
unités de mon Groupe est Uxem. Les avions nous survolent mais ils ne sont pas
méchants, quelle cible magnifique nous leur offrons! Cependant, on aspire à
voir venir la nuit qui nous apportera un peu de sécurité.
A deux kilomètres d'Hondschoote,
au pont sur le canal, je salue un Capitaine. Il se présente Capitaine du
PEYRAS. Je lui souhaite bonne chance et je poursuis ma route.
Celle-ci est monotone, de l'eau à
droite et à gauche. Sur tout le parcours, c'est un défilé de Français,
d'Anglais qui, heureusement, vont tous dans la même direction, quelques
véhicules ayant réussi à s'y engager [Note de l'auteur : l'abandon de tous les
véhicules à Hondschoote nous avait été imposé par les Anglais. Or... quelques
véhicules anglais passaient] encombrent le passage.
Il est déjà probablement 23
heures lorsque nous arrivons à Uxem. Ne trouvant personne, ni du Groupe, ni du
Régiment, je n'ai qu'une idée : découvrir un local pour installer mon monde qui
est assez fatigué. Je trouve un café fermé, j'en fais enfoncer les portes et
nous l'occupons. Pendant que mes hommes s'y installent, je cherche quelqu'un
qui puisse me donner des ordres.
Je trouve des Officiers de
l'A.L.C.A. et du Régiment - peu préoccupés de nous : ils dorment à la mairie
sur la paille et ma demande leur paraît saugrenue.
Je rencontre enfin mon Commandant
! C'est un vieux soldat, avec lui on peut s'entendre. Faut-il continuer ou
attendre le lendemain? Mon avis est qu'il faut profiter de la nuit et que plus
vite nous serons à Dunkerque, plus grandes seront nos chances de pouvoir nous
embarquer. Devant ses hésitations, je lui demande la liberté de manœuvre pour
mon Unité. Il me la donne.
Mes hommes sont fatigués, aussi
avant de leur demander un nouvel effort, je leur exposer mes arguments en
faveur d'un départ immédiat. Tous approuvent ma décision et, dans la nuit, nous
nous enfonçons de nouveau avec, comme point de direction : l'immense incendie
de Dunkerque!
30 MAI - Et la route me paraît
interminable! J'hésite à faire des haltes, la fatigue est telle qu'à peine
assis les hommes s'endorment! Le départ devient alors difficile! Très peu de
monde sur la route, presque tous se sont arrêtés à Uxem.
Nous arrivons à Malo-les-Bains.
Au lieu de m'arrêter là, j'ai la malencontreuse idée de vouloir aller à
Dunkerque et vais imposer de ce fait 12 kilomètres de plus à mes hommes. Oui,
quelle déconvenue j'aurai dans une heure en apprenant que les Français
embarquent à Malo-les-Bains et que Dunkerque est réservée aux Anglais.
Dunkerque ! Les maisons sont
effondrées et de celles-ci ne demeurent debout que les cheminées de briques;
les rues sont obstruées par les décombres et à travers ces ruines il faut nous
frayer un passage. Je cherche la mer! Enfin nous apparaît un grand terrain
vague ... du sable! Des voitures abandonnées encombrent ce terrain.
Ne sachant plus où aller et afin
d'éviter des fatigues supplémentaires à mes hommes, je commande repos sur
place, tandis que j'irais avec mon fidèle GALLET à la recherche de
renseignements.
Les lueurs rouges qui des docks
bondissent par intermittence vers le fabuleux panache de fumée noire confondu
maintenant avec le ciel même, me permettent de distinguer dans le fond un pont
métallique?
J'arrive à ce pont qui est gardé
par des Anglais. Par bonheur ils parlent Français et comme je leur demande om
se font les embarquements, ils me répondent : "Les Anglais embarquent près
d'ici, mais vous, Français, il vous faut aller à Malo-les-Bains"
Catastrophe ! Et cependant
pourquoi attendre? Ce sera bientôt le jour! Je réveillais mes hommes à grand
‘peine, vérifiai que nul n'avait été oublié et nous reprîmes notre triste
marche. C'était la grande solitude, quelques maisons finissant de brûler, le
ronronnement de quelque avion, quelques lueurs provenant des départs et des
arrivées d'obus, mais tout cela loin de nous;
Enfin la mer ! Dans le sable, la
marche devient pénible, aussi je cherche le sable humide.
Blessé au talon, j'eus la
malencontreuse idée d'aller pieds nus. Bien mal m'en prit, car la marche ne
s'en trouva pas facilitée et voulant remettre mes brodequins, j'eus la
désagréable surprise de sentir pieds et jambes entièrement enduits de mazout.
Sur la mer flottait le mazout des navires coulés !
Les anglais s'embarquent. Entrant
dans l'eau jusqu'à mi-corps, ils sont hissés sur des embarcations qui vont les
conduire de là au bateau stationnant à quelque distance de la plage. J'aborde
un Officier Anglais en lui demandant si je peux me joindre à eux. Réponse
négative: les Français embarquent à Malo-les-Bains.
Cette plage est immense et mes
pauvres hommes n'en peuvent plus. Sur le sable nous nous étendons et bien vite,
je m'endors en invoquant Dieu de nous sortir de là, tandis que mon fidèle
GALLET part seul en direction de Malo à la recherche de renseignements.
C'est déjà le petit jour lorsque
je suis réveillé par un de mes hommes qui me fait remarquer que des Anglais
embarquent tout à côté de nos. Je dois tout tenter, aussi je vais à l'Officier
qui dirige l'opération et pour bien me faire comprendre qu'il n'y a rien à
faire, il sort son revolver et me le braque sur la poitrine.
Très gentlemen !
Et nous reprenons notre marche
rendue plus pénible encore par cette soif que nous avons et que nous ne pouvons
satisfaire. Il me reste encore quelques cachous, j'en distribue quelques
pastilles à ceux qui me paraissent les plus déprimés. Je ne parviens plus à les
faire avancer et cependant la digue de Malo n'est plus loin. Une fois sur cette
digue, nous aurons la sensation d'être moins seuls et d'avoir atteint notre
but! Je vois une médicale devant un poste de secours. Je demande de l'eau et je
prie le Médecin-Colonel qui, très aimablement, me tend un verre d'eau, de la
mettre à ma disposition pour conduire mes hommes à 1.500 mètres de là, à
l'Hôtel que j'aperçois. Hôtel du Casino si mes souvenirs sont exacts.
J'arrive à cet hôtel. Une
roulante ! J'installe mes hommes dans les couloirs du 1er étage et moi-même au
milieu d'eux je m'étends sans rien demander. Il semble que nous soyons au bout
de nos peines. En tout cas, nous nous sentirons moins seuls! J’espère que nous
retrouverons notre Groupe, notre Régiment. L'impression de solitude,
d'isolement est la plus pénible qui soit. On sent alors peser sur ses épaules
la responsabilité totale. Tandis que, normalement, elle se trouve tellement
répartie qu'elle est presque inexistante.
... "
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