jeudi 16 mai 2019

mai 1940, la course à travers les Flandres


in Capitaine J. SERRIGNY " Souvenir des onze mois de campagne de la 8e Batterie du 104e Régiment d'Artillerie, Septembre 1939 - Août 1940" (8e R.A.L.C.A.) Ronéotypé, 54 pages, c. 1940-1944, non illustré

"...
Le lundi 27 [mai 1940], nous repassions à Lille pour aller à ... étape d'un jour avant d'arriver à Nieppe.
 
La situation devient désespérée. La traversée de Lille est lugubre. Des unités de l'A.L.C.A. moins heureuses que nous, y sont attaquées par des chars à la grenade et au canon. Pour la 8 [Note d' HDN3: 8e batterie] tout va bien, mais j'avais bien peur de ne pas revoir mes agents de liaisons placés à des carrefours.
 
En fin de matinée, nous arrivons à Nieppe (N.-O. d'Armentières). Je m'installe au N.-O. à deux kilomètres environ de ce village. Mes canons sont camouflés au mieux dans une entrée de ferme abandonnée et mes hommes s'installent à 300 mètres plus loin sous un hangar métallique. Les balles de foin sont abondantes et bien vite chacun y fait son trou. Personnellement, je m'installe dans la cuisine de la ferme avec le Sous-lieutenant FRANCON. La fatigue est grande. Des Anglais et un Officier de liaison Français qui porte un grand nom de chez nous sont entrés. Ils dorment. Et ils dormirent si bien que lorsque le Français se réveillera, les Anglais seront partis.
 
Vers 17 heures, je suis appelé au P.C. du groupe qui se trouve à Steenwerck. De là, avec le commandant du Groupe et les Commandants de batterie, nous nous rendons au Doulieu où se trouve le P.C. du régiment ainsi que le P.C. de l'Artillerie du Ve Corps d'Armée. Le Colonel RICHARD est là, ainsi que le Colonel CAMPS [Note de l'auteur : Le Colonel CAMPS assure le commandement depuis le 10 mai, jour où le Général DAINE, commandant l'Artillerie du Ve C.A. a été fait prisonnier]. A tous, il nous tient à peu près ce langage: "Notre partie est jouée et perdue. Plus aucun espoir n'est permis; l'embarquement n'est plus possible. Nous n'avons plus qu'à attendre les Allemands. Nous formerons ici un carré de résistance, un petit fort de Vaux".
 
Je fais préciser les instructions et en définitive, nous resterons en place auprès de nos unités et y attendrons les Allemands.
 
Retourné à mon Unité, je rassemble mes hommes et, les larmes aux yeux, je leur dis toute la vérité : "Plus aucun espoir". Je les remercie tous de l'affection si réelle qu'ils m'avaient donné grâce à laquelle depuis mon départ, j'avais pu tenir le coup... Je leur demande de se tenir rassemblés autour de moi et en aucun cas de faire usage d'armes sans mon ordre. J'ai la responsabilité de vous tous, et il n'appartient qu'à moi de prendre une décision. Reposez-vous et attendez les événements.
Maintenant comme hier, notre conduite et simple et pour tous la même : Obéir!
 
La nuit est calme et ce n'est que très tard dans la nuit que je vais m'allonger auprès de FRANCON sur le lit qui m'avait été réservé dans la petite pièce de droite attenante à la cuisine.
 
Dans la nuit, un coup à la fenêtre. Le temps de me ressaisir. Sans doute les Boches ? ... Non, j'entends que l'on m'appelle et l'ordre ci-dessous m'est remis ... "le "3e groupe se disposera à faire mouvement de suite sans emmener le matériel canon qui sera détruit. Dans tous les cas, le matériel sera rendu inutilisable (culasse enlevée)".
 
La colonne comprendra :
- G.R.C.A.
- Artillerie : 1/104 - 11/104 - B.H.R - 111/104 ...
Itinéraire : Bailleul - St-Jeanscappel - Berthen - l'Abèle - Watou - Houtkerke - Ootscappel - Rexpoëde - rejoindre la colonne à l'entrée de Bailleul ...
 
L'espoir renaît immédiatement et donne à chacun une ardeur nouvelle: l'Adjudant GERBET fera sauter les pièces immédiatement et en colonne sur la route.
 
Comment, hier au soir, n'ai-je pas pensé à préparer mes pétards? Et maintenant, ce travail retarde notre départ. GERBET, avec son calme habituel, répare au mieux cet oubli et mes tubes sautent les uns après les autres.
 
La Batterie Lange a démarré. C'est le vide. Nous somme les derniers ! A Nieppe, nous prenons la Grand'Route et le petit jour pointe lorsque nous nous heurtons aux derniers éléments du Ve C.A.
A partir de ce moment-là, ce sera un cheminement terrible, heureusement que le courant est à sens unique! L'embouteillage est tel qu'il semble vain d'espérer d'en sortir et lorsque les avions viendront, quel massacre en perspective! Notre moyenne est maintenant de l'ordre de 1 km, à l'heure !
 
J'ai retrouvé le Lieutenant PUYNEIGE, notre officier de détail: excellent camarade, sa présence est un réconfort. Il plaisante avec ce flegme anglais qui le caractérise. Pauvre garçon, dans quelques heures, il tombera entre les mains des Allemands, sans que j'aie pu savoir encore dans quelles conditions.
 
Bailleul: Toute la grande rue est détruite, au centre la mairie tient toujours. Nous faisons là un long stationnement qui m'inquiète, et à juste titre, car voici quelques salves d'artillerie qui éclatent tout près de nous. Chez moi, pas de casse.
 
Après Bailleul, voilà les avions et l'Artillerie qui tape sur notre droite et notre gauche. La route est prise d'enfilade. Puisque nous n'avançons pas, mieux vaut nous arrêter et je donne l'ordre de quitter les voitures et de gagner une ferme sur la droite. Nous sommes assez mal reçus par les occupants qui craignent que ce nouvel afflux de militaires n'attire l'attention des avions.
 
Une demi-heure passée: ils sont plus loin et semblent maintenant s'acharner sur les fermes. Nous regagnons nos voitures, la route est un peu dégagée, au moins sur 500 mètres ... Nous heurtons à nouveau la colonne. Et péniblement, arrivons au village de St-Jeanscappel.
 
Je me rends compte que cette route est sans issue et rencontrant le Commandant HIVERNAGE, je lui demande l'autorisation de tenter ma chance en prenant une route plus au Nord - en tout cas de me donner liberté de manœuvrer. Je commande demi-tour et par un petit chemin de terre, j'arrive au cimetière de Bailleul. Le temps de rassembler nos voitures et nous repartons sur Poperinghe en passant par le Mont Noir.
 
Les obus tombent sur Poperinghe, aussi nous contournons l'agglomération par le sud. Mais dans le faubourg (Sortie Ouest), les Stukas s'acharnent sur nous. Le temps de nous immobiliser et de nous jeter soit dans le fossé, soit contre les murs : abri sommaire contre les bombes. Une pluie de balles ! Nos radiateurs, nos pneus, un pare-brise: tout est criblé. Nous laissons là un tracteur et reprenons la route.
 
29 mai 1940 - vers 19 heures, nous arrivons à Hondschoote. C’est ici que l'Armée française doit abandonner tout son matériel et de là gagner à pied la côte! Déjà c'est un immense cimetière ... Les colonnes autos s'avancent dans les champs : les Anglais, plus pressés que nous, ne s'en donnent même pas la peine. Ils renversent leurs voitures en bordure de la route.
 
Pour ma part, ma malheureuse Batterie occupe en ordre un champ. Je fais ouvrir les réservoirs d'essence et avec une lourde masse chaque chauffeur frappe tous les organes essentiels de la voiture : carburateur, magnéto, etc. ... j'hésitai à y mettre le feu, devant les risques toujours possibles de la propagation du feu sur la route. Et sans regarder prenant juste mon sac de montagne, je fuis ces lieux où je laisse tout ce qui restait de mon Unité. Et derrière moi, mes hommes avancent en colonnes.
Le point de rassemblement des unités de mon Groupe est Uxem. Les avions nous survolent mais ils ne sont pas méchants, quelle cible magnifique nous leur offrons! Cependant, on aspire à voir venir la nuit qui nous apportera un peu de sécurité.
 
A deux kilomètres d'Hondschoote, au pont sur le canal, je salue un Capitaine. Il se présente Capitaine du PEYRAS. Je lui souhaite bonne chance et je poursuis ma route.
 
Celle-ci est monotone, de l'eau à droite et à gauche. Sur tout le parcours, c'est un défilé de Français, d'Anglais qui, heureusement, vont tous dans la même direction, quelques véhicules ayant réussi à s'y engager [Note de l'auteur : l'abandon de tous les véhicules à Hondschoote nous avait été imposé par les Anglais. Or... quelques véhicules anglais passaient] encombrent le passage.
 
Il est déjà probablement 23 heures lorsque nous arrivons à Uxem. Ne trouvant personne, ni du Groupe, ni du Régiment, je n'ai qu'une idée : découvrir un local pour installer mon monde qui est assez fatigué. Je trouve un café fermé, j'en fais enfoncer les portes et nous l'occupons. Pendant que mes hommes s'y installent, je cherche quelqu'un qui puisse me donner des ordres.
 
Je trouve des Officiers de l'A.L.C.A. et du Régiment - peu préoccupés de nous : ils dorment à la mairie sur la paille et ma demande leur paraît saugrenue.
 
Je rencontre enfin mon Commandant ! C'est un vieux soldat, avec lui on peut s'entendre. Faut-il continuer ou attendre le lendemain? Mon avis est qu'il faut profiter de la nuit et que plus vite nous serons à Dunkerque, plus grandes seront nos chances de pouvoir nous embarquer. Devant ses hésitations, je lui demande la liberté de manœuvre pour mon Unité. Il me la donne.
 
Mes hommes sont fatigués, aussi avant de leur demander un nouvel effort, je leur exposer mes arguments en faveur d'un départ immédiat. Tous approuvent ma décision et, dans la nuit, nous nous enfonçons de nouveau avec, comme point de direction : l'immense incendie de Dunkerque!

30 MAI - Et la route me paraît interminable! J'hésite à faire des haltes, la fatigue est telle qu'à peine assis les hommes s'endorment! Le départ devient alors difficile! Très peu de monde sur la route, presque tous se sont arrêtés à Uxem.
 
Nous arrivons à Malo-les-Bains. Au lieu de m'arrêter là, j'ai la malencontreuse idée de vouloir aller à Dunkerque et vais imposer de ce fait 12 kilomètres de plus à mes hommes. Oui, quelle déconvenue j'aurai dans une heure en apprenant que les Français embarquent à Malo-les-Bains et que Dunkerque est réservée aux Anglais.
 
Dunkerque ! Les maisons sont effondrées et de celles-ci ne demeurent debout que les cheminées de briques; les rues sont obstruées par les décombres et à travers ces ruines il faut nous frayer un passage. Je cherche la mer! Enfin nous apparaît un grand terrain vague ... du sable! Des voitures abandonnées encombrent ce terrain.
 
Ne sachant plus où aller et afin d'éviter des fatigues supplémentaires à mes hommes, je commande repos sur place, tandis que j'irais avec mon fidèle GALLET à la recherche de renseignements.
Les lueurs rouges qui des docks bondissent par intermittence vers le fabuleux panache de fumée noire confondu maintenant avec le ciel même, me permettent de distinguer dans le fond un pont métallique?
 
J'arrive à ce pont qui est gardé par des Anglais. Par bonheur ils parlent Français et comme je leur demande om se font les embarquements, ils me répondent : "Les Anglais embarquent près d'ici, mais vous, Français, il vous faut aller à Malo-les-Bains"
 
Catastrophe ! Et cependant pourquoi attendre? Ce sera bientôt le jour! Je réveillais mes hommes à grand ‘peine, vérifiai que nul n'avait été oublié et nous reprîmes notre triste marche. C'était la grande solitude, quelques maisons finissant de brûler, le ronronnement de quelque avion, quelques lueurs provenant des départs et des arrivées d'obus, mais tout cela loin de nous;
 
Enfin la mer ! Dans le sable, la marche devient pénible, aussi je cherche le sable humide.
 
Blessé au talon, j'eus la malencontreuse idée d'aller pieds nus. Bien mal m'en prit, car la marche ne s'en trouva pas facilitée et voulant remettre mes brodequins, j'eus la désagréable surprise de sentir pieds et jambes entièrement enduits de mazout. Sur la mer flottait le mazout des navires coulés !
 
Les anglais s'embarquent. Entrant dans l'eau jusqu'à mi-corps, ils sont hissés sur des embarcations qui vont les conduire de là au bateau stationnant à quelque distance de la plage. J'aborde un Officier Anglais en lui demandant si je peux me joindre à eux. Réponse négative: les Français embarquent à Malo-les-Bains.
 
Cette plage est immense et mes pauvres hommes n'en peuvent plus. Sur le sable nous nous étendons et bien vite, je m'endors en invoquant Dieu de nous sortir de là, tandis que mon fidèle GALLET part seul en direction de Malo à la recherche de renseignements.
 
C'est déjà le petit jour lorsque je suis réveillé par un de mes hommes qui me fait remarquer que des Anglais embarquent tout à côté de nos. Je dois tout tenter, aussi je vais à l'Officier qui dirige l'opération et pour bien me faire comprendre qu'il n'y a rien à faire, il sort son revolver et me le braque sur la poitrine.
 
Très gentlemen !
 
Et nous reprenons notre marche rendue plus pénible encore par cette soif que nous avons et que nous ne pouvons satisfaire. Il me reste encore quelques cachous, j'en distribue quelques pastilles à ceux qui me paraissent les plus déprimés. Je ne parviens plus à les faire avancer et cependant la digue de Malo n'est plus loin. Une fois sur cette digue, nous aurons la sensation d'être moins seuls et d'avoir atteint notre but! Je vois une médicale devant un poste de secours. Je demande de l'eau et je prie le Médecin-Colonel qui, très aimablement, me tend un verre d'eau, de la mettre à ma disposition pour conduire mes hommes à 1.500 mètres de là, à l'Hôtel que j'aperçois. Hôtel du Casino si mes souvenirs sont exacts.
 
J'arrive à cet hôtel. Une roulante ! J'installe mes hommes dans les couloirs du 1er étage et moi-même au milieu d'eux je m'étends sans rien demander. Il semble que nous soyons au bout de nos peines. En tout cas, nous nous sentirons moins seuls! J’espère que nous retrouverons notre Groupe, notre Régiment. L'impression de solitude, d'isolement est la plus pénible qui soit. On sent alors peser sur ses épaules la responsabilité totale. Tandis que, normalement, elle se trouve tellement répartie qu'elle est presque inexistante.
... "

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