in Voltaire, "le Siècle de Louis XIV", chapitre XXI
Louis XIV, qui, dans ses
prospérités passées, avait fait tant d’efforts pour le père, en fit autant pour
le fils dans le temps même de ses revers. Huit vaisseaux de guerre, soixante et
dix bâtiments de transport furent préparés à Dunkerque. (Mars 1708) Six mille
hommes furent embarqués. Le comté de Gacé, depuis maréchal de Matignon,
commandait les troupes. Le chevalier de Forbin Janson, l’un des plus grands
hommes de mer, conduisait la flotte. La conjoncture paraissait favorable; il
n’y avait en Écosse que trois mille hommes de troupes réglées. L’Angleterre
était dégarnie. Ses soldats étaient occupés en Flandre sous le duc de
Marlborough. Mais il fallait arriver; et les Anglais avaient en mer une flotte
de près de cinquante vaisseaux de guerre. Cette entreprise fut entièrement
semblable à celle que nous avons vue, en 1744, en faveur du petit-fils de
Jacques II. Elle fut prévenue par les Anglais. Des contretemps la dérangèrent.
Le ministère de Londres eut même le temps de faire revenir douze bataillons de
Flandre. On se saisit dans Édimbourg des hommes les plus suspects. Enfin la
prétendant s’étant présenté aux côtes d’Écosse, et n’ayant point vu les signaux
convenus, tout ce que put faire le chevalier de Forbin, ce fut de le ramener à
Dunkerque. Il sauva la flotte; mais tout le fruit de l’entreprise fut perdu. Il
n’y eut que Matignon qui y gagna. Ayant ouvert les ordres de la cour en pleine
mer, il y vit les provisions de maréchal de France; récompense de ce qu’il
voulut et qu’il ne put faire.
Quelques historiens ont supposé que la reine Anne était
d’intelligence avec son frère. C’est une trop grande simplicité de penser
qu’elle invitât son compétiteur à la venir détrôner. On a confondu les temps:
on a cru qu’elle le favorisait alors, parce que depuis elle le regarda en
secret comme son héritier. Mais qui peut jamais vouloir être chassé par son
successeur?
Tandis que les affaires de la France devenaient de jour en
jour plus mauvaises, le roi crut qu’en faisant paraître le duc de Bourgogne son
petit-fils, à la tête des armées de Flandre, la présence de l’héritier
présomptif de la couronne ranimerait l’émulation, qui commençait trop à se
perdre. Ce prince, d’un esprit ferme et intrépide, était pieux, juste, et
philosophe. Il était fait pour commander à des sages. Élève de Fénelon,
archevêque de Cambrai, il aimait ses devoirs: il aimait les hommes; il voulait
les rendre heureux. Instruit dans l’art de la guerre, il regardait cet art
plutôt comme le fléau du genre humain et comme une nécessité malheureuse, que
comme une source de véritable gloire. On opposa ce prince philosophe au duc de
Marlborough: on lui donna pour l’aider le duc de Vendôme. Il arriva ce qu’on ne
voit que trop souvent: le grand capitaine ne fut pas assez écouté, et le
conseil du prince balança souvent les raisons du général. Il se forma deux
partis; et dans l’armée des alliés il n’y en avait qu’un, celui de la cause
commune. Le prince Eugène était alors sur le Rhin; mais toutes les fois qu’il
fut avec Marlborough, ils n’eurent jamais qu’un sentiment.
Le duc de Bourgogne était supérieur en forces: la France,
que l’Europe croyait épuisée, lui avait fourni une armée de près de cent mille
hommes, et les alliés n’en avaient alors que quatre-vingt mille. Il avait
encore l’avantage des négociations dans un pays si longtemps espagnol, fatigué
de garnisons hollandaises, et où beaucoup de citoyens penchaient pour Philippe
V. Des intelligences lui ouvrirent les portes de Gand et d’Ypres: mais les manœuvres
de guerre firent évanouir le fruit des manœuvres de politique. La division, qui
mettait de l’incertitude dans le conseil de guerre, fit que d’abord on marcha
vers la Dandre et que deux heures après on rebroussa vers l’Escaut, à
Oudenarde: ainsi on perdit du temps. On trouva le prince Eugène et Marlborough,
qui n’en perdaient point, et qui étaient unis. (11 juillet 1708) On fut mis en
déroute vers Oudenarde: ce n’était pas une grande bataille, mais ce fut une
fatale retraite. Les fautes se multiplièrent. Les régiments allaient où ils
pouvaient, sans recevoir aucun ordre. Il y eut même plus de quatre mille hommes
qui furent pris en chemin, par l’armée ennemie, à quelques milles du champ de
bataille.
L’armée, découragée, se retira sans ordre sous Gand, sous
Tournai sous Ypres, et laissa tranquillement le prince Eugène, maître du
terrain, assiéger Lille avec une armée moins nombreuse.
Mettre le siège devant une ville aussi grande et aussi
fortifiée que Lille, sans être maître de Gand, sans pouvoir tirer ses convois
que d’Ostende, sans les pouvoir conduire que par une chaussée étroite, au
hasard d’être à tout moment surpris, c’est ce que l’Europe appela une action
téméraire, mais que la mésintelligence et l’esprit d’incertitude qui régnaient
dans l’armée française rendirent excusable; c’est enfin ce que le succès justifia.
Leurs grands convois, qui pouvaient être enlevés, ne le furent point. Les
troupes qui les escortaient, et qui devaient être battues par un nombre
supérieur, furent victorieuses. L’armée du duc de Bourgogne, qui pouvait
attaquer les retranchements de l’armée ennemie, encore imparfaits, ne les
attaqua pas. (23 octobre 1708) Lille fut prise, au grand étonnement de toute
l’Europe, qui croyait le duc de Bourgogne plus en état d’assiéger Eugène et
Marlborough, que ces généraux en état d’assiéger Lille. Le maréchal de
Boufflers la défendit pendant près de quatre mois.
Les habitants s’accoutumèrent tellement au fracas du canon
et à toutes les horreurs qui suivent un siège, qu’on donnait dans la ville des
spectacles aussi fréquentés qu’en temps de paix, et qu’une bombe qui tomba près
de la salle de la comédie n’interrompit point le spectacle.
Le maréchal de Boufflers avait mis si bon ordre à tout, que
les habitants de cette grande ville étaient tranquilles sur la foi de ses
fatigues. Sa défense lui mérita l’estime des ennemis, les cœurs des citoyens,
et les récompenses du roi. Les historiens, ou plutôt les écrivains de Hollande,
qui ont affecté de le blâmer, auraient dû se souvenir que quand on contredit la
voix publique, il faut avoir été témoin, et témoin éclairé, ou prouver ce qu’on
avance(1).
Cependant l’armée qui avait regardé faire le siège de Lille
se fondait peu à peu; elle laissa prendre ensuite Gand, Bruges, et tous ses
postes l’un après l’autre. Peu de campagnes furent aussi fatales. Les officiers
attachés au duc de Vendôme reprochaient toutes ces fautes au conseil du duc de
Bourgogne, et ce conseil rejetait tout sur le duc de Vendôme. Les esprits
s’aigrissaient par le malheur(2). Un courtisan du duc de Bourgogne dit un jour
au duc de Vendôme: « Voilà ce que c’est que de n’aller jamais à la messe; aussi
vous voyez quelles sont nos disgrâces. — Croyez-vous, lui répondit le duc de
Vendôme, que Marlborough y aille plus souvent que moi? » Les succès rapides des
alliés enflaient le cœur de l’empereur Joseph. Despotique dans l’empire, maître
de Landau, il voyait le chemin de Paris presque ouvert par la prise de Lille.
Déjà même un parti hollandais avait eu la hardiesse de pénétrer de Courtrai
jusqu’auprès de Versailles, et avait enlevé, sur le pont de Sèvres, le premier
écuyer du roi, croyant se saisir de la personne du dauphin, père du duc de
Bourgogne(3). La terreur était dans Paris.
* * *
Note_1 Telle est
l’histoire qu’un libraire, nommé Van Duren fit écrire par le jésuite La Motte,
réfugié en Hollande sous le nom de La Hode, continuée par La Martinière; le
tout sur prétendus Mémoires d’un comte de…, secrétaire d’État. Les Mémoires de
Mme de Maintenon, encore plus remplis de mensonges, disent, tome IV, page 119,
que les assiégeants jetaient dans la ville des billets conçus en ces termes: «
Rassurez-vous, Français, la Maintenon ne sera pas votre reine; nous ne lèverons
pas le siège. On croira, ajoute-t-il, que Louis, dans la ferveur du plaisir que
lui donnait la certitude d’une victoire inattendue, offrit ou promit le trône à
Mme de Maintenon. » Comment, dans la ferveur de l’impertinence, peut-on mettre
sur le papier ces nouvelles et ces discours des halles? Comment cet insensé
a-t-il pu pousser l’effronterie jusqu’à dire que le duc de Bourgogne trahit le
roi son grand-père, et fit prendre Lille par le prince Eugène, de peur que Mme
de Maintenon ne fût déclarée reine?
Note_2 On peut
voir les détails de cette campagne dans les Mémoires de Berwick: mais il faut
les lire avec précaution. Berwick était dans l’armée, mais humilié de servir
sous Vendôme, et presque toujours d’un avis contraire au sien. Vendôme, fatigué
des contradictions qu’il éprouvait, semblait avoir perdu, pendant cette
campagne, son activité et ses talents. Louis XIV envoya deux fois Chamillart à
l’armée comme un arbitre entre les généraux.
Durant le siège de Lille, Marlborough écrivit au maréchal de
Berwick son neveu, pour qu’il proposât à Louis XIV d’entamer une négociation
pour la paix avec les députés de Hollande, le prince Eugène et lui. On crut à
la cour que cette proposition était la suite des inquiétudes de Marlborough sur
le succès du siège de Lille, et on obligea le duc de Berwick à faire une
réponse négative. Marlborough aimait beaucoup la gloire et l’argent, et il
pouvait alors désirer la paix comme le meilleur moyen de mettre sa fortune en
sûreté, et d’ajouter une autre espèce de gloire à sa réputation militaire, qui
ne pouvait plus croître. Bientôt après il s’opposa de toutes ses forces à cette
paix qu’il avait désirée, parce que la guerre lui était devenu nécessaire pour
soutenir son crédit dans sa patrie.
Note_3 Ce furent
des officiers au service de Hollande qui firent ce coup hardi. Presque tous
étaient des Français que la révocation fatale de l’édit de Nantes avait forcés
de choisir une nouvelle patrie; ils prirent la chaise du marquis de Beringhen
pour celle du dauphin, parce qu’elle avait l’écusson de France. L’ayant enlevé,
ils le firent monter à cheval; mais comme il était âgé et infirme, ils eurent
la politesse en chemin de lui chercher eux-mêmes une chaise de poste. Cela
consuma du temps. Les pages de roi coururent après eux, le premier écuyer fut
délivré; et ceux qui l’avaient enlevé furent prisonniers eux-mêmes; quelques
minutes plus tard ils auraient pris le dauphin, qui arrivait après Beringhen
avec un seul garde.
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