dimanche 12 mai 2019

Quitter Dunkerque sous les orages d'acier


" 30 mai 1940 (...)
Le Q.G. est à la citadelle, je finis par y arriver, j'apprends que mon cousin Montjean est resté à Steenwerck où il a dû suivre le sort de son Général [note de l'auteur : Général PRIOU, qui avait remplacé le Général BLANCHARD, lorsque lui-même avait remplacé le Général BILLOTTE (décédé) au commandement du Groupe d'Armée N°1.] qui sur ordre doit se constituer prisonnier afin que chefs et soldats subissent un sort commun. Les Allemands nous lançaient des tracts nous conseillant de nous rendre, et comme ultime argument, ils allaient jusqu'à dire : "Vos Généraux et vos Officiers s'embarquent, ils n'hésitent à vous laisser !"
 
A la citadelle, je retrouve un officier que l'avais eu l'occasion de voir pendant l'hiver à Bohin, Q.G. de la 1ere Armée. Cet officier ne me donne qu'in espoir bien faible quant à nos possibilités d'embarquement. Il y a si peu de bateaux ! Et en tous cas aucun espoir pour aujourd'hui ni demain!
Je le quitte et donnant à Gallet quelques renseignements, je lui explique que l'essentiel pour nous est de pouvoir attendre dans les meilleures conditions et qu'au plus vite il nous faut assurer la vie matérielle de l'Unité? Je reviens à l'Hôtel, je trouve une jolie petite voiture "Oppel" qui m'attend. Un magnifique car et un camion anglais sont aussi en état de marche?
 
Je décide d'aller à la recherche d'une petite villa où nous pourrions nous installer, et c'est là que je verrai une fois de plus un bienfait de la Providence, en mettant en relief la beauté de la camaraderie, mieux, de l'amitié.
 
Je prospecte rapidement en voiture la région; il s'agit d'éviter le centre et cependant de ne pas être trop loin : une maison qui a bonne apparence me tente et je me décidé à y aller... Quelle émotion lorsque j'y arrive de lire sur la porte à la craie : 8° batterie du 104° R.A.L.; ma batterie! Je croyais rêver, et sur une maison voisine, 2eme groupe du 104°. J'apprends que le capitaine de Vergeron venait d'arriver et que, faisant le cantonnement de son groupe, il avait pensé à préparer le mien. "A tout hasard, dit-il, je ne savais plus rien de toi, mais j'espérais quand même!" Quelle émotion lorsque nous nous retrouvâmes!
 
J'allai donc chercher mon personnel qui, cette fois, arrivait en auto. Installation et tout de suite mes cuisiniers au travail !
 
31 mai - Toujours rien de nouveau ! On a fabriqué du pain, on a tué un cheval et mes hommes sont allés à Dunkerque tirer du vin. Si la permission m'avait été demandée, je leur aurais refusée. On vit... Les avions nous bombardent à longueur de journée. L'artillerie est plus menaçante. Embarquerons-nous? L'espoir faiblit au fur et à mesure que les heures passent... Sur le soir, le Général Altmayer passe en revue tout le régiment?
 
1er juin - Mon Chef me demande de l'accompagner pour essayer d'obtenir des denrées au Service des Subsistances. Effectivement, je réussis à m'approvisionner.

Au retour, malheureusement, Francon vient à moi pour me prévenir qu'un obus vient de tomber devant la maison de mes hommes et qu'un éclat passant par la fenêtre vient de tuer Bocquet et de blesser Fraisse. Je viens m'incliner devant Bocquet que nous ensevelissons immédiatement [note de l'auteur : enterré dans le jardin de Mr MATTEN Léon, 3 rue Terminus à Rosendaël. A été exhumé en fin juin 1941 pour être transporté au cimetière militaire situé dans le jardin du château Coquelle.], Fraisse a été conduit à l'hôpital de Bray-Dunes. Blessé à la jambe, il n'est pas en danger, mais le pauvre garçon sera ramassé par les Allemands et connaîtra le triste sort de la captivité.
Je passe mon après-midi au P.C. du Groupe. La grande distraction est d'aller interroger la mer. Dans les dunes, des milliers d'hommes attendent... Dans le ciel, des avions : cinquante... soixante... c'est la ronde infernale. Ils piquent, lâchent leur chapelets de bombes et dans cette descente vertigineuse leur sirène infernale jette l'effroi...
 
L'aviation anglaise n'est pas inactive, mais peu nombreuse. Nous applaudissons parfois à leurs victoires, des avions tombent en flammes et leurs aviateurs, suspendus à leur parachute, vont se perdre en mer. Nul n'ira leur porter secours !
 
Dans la soirée, vers 18 heures, je reçois l'ordre de rassembler mon personnel pour prendre la direction de Dunkerque où, parait-il, nous embarquerons !
 
Le rassemblement est vite fait et c'est en colonne par deux (mais chaque colonne sur un côté de la route) que nous quittons notre cantonnement de Malo-les-Bains. Un tête à gauche en partant vers la tombe de celui que nous laissons : ultimes honneurs de la 8eme batterie au canonnier Bocquet! L'angoisse étreint les cœurs. Si près d'être sauvés... Le serons-nous ?
 
Et nous prenons notre place dans la colonne du Groupe. Ma Batterie passe en tête et je marche derrière le commandant Hivernage?
 
Cette rue qui conduit de Malo-les-Bains à Dunkerque est interminable, nous la connaissons pour l'avoir faite la nuit de notre arrivée. Nous touchons presque aux dunes de Dunkerque lorsqu'à 150 mètres de nous, une double rafale de 77 nous accueille. Jusqu'à la dernière minute et maintenant pendant des heures, le but nous paraîtra si près, mais le danger toujours si menaçant!
 
Un long arrêt dans les dunes, puis la marche en colonne par deux sur cette jetée d'abord parallèle à la côte. C'est le silence, les obus tombent en deçà ou au-delà de nous. Il me semble que lorsque nous aborderons la grande jetée perpendiculaire, le danger sera moindre puisque la mer sera de part et d'autre. - En colonne par deux, les Anglais se pressent sur une jetée supérieure... Quelques-uns fument... mais leurs camarades font la police... L'avion ronronne au-dessus de nous et règle les batteries ennemies. Par bonheur, les indications n'ont pas été comprises et les obus s'éloignent un peu. Sur le môle, on se serre pour laisser passer des civières, ce sont les premiers embarqués! La nuit est maintenant noire. On heurte quelques corps étendus et que recouvre l'éternelle toile de tente. Nous passons à 0 h 30 devant le bastion 32 - 2 h 30 : nous embarquons.
 
Notre effectif était de 85 (...)
 
L'Angleterre (- La Normandie - Tain l'Hermitage)
 
Ainsi j'allais réaliser ce rêve que si souvent j'avais fait: "aller en Angleterre" ! Qui m'eût dit que ce serait dans des circonstances semblables?
 
La vedette sur laquelle nous nous étions entassés nous conduisit rapidement à un vieux remorqueur stoppé à quelque distance de là. La moitié, sous le commandement du sous-lieutenant Franon, montait dans un minuscule mais élégant petit yacht. Nous devions d'ailleurs faire route de conserve. Quelques Anglais qui étaient avec nous étant trempés, j'ai supposé qu'ils avaient rejoint notre bateau à la nage et tout à fait clandestinement.
 
Sur notre remorqueur, vous vous êtes entassés tant bien que mal. La vie reprenant ses droits, vous retrouviez vite votre sourire. Réaction bien normale, après cette progression de plus de 6 heures sur ce môle, dans un silence recueilli que troublaient seulement les éclatements des obus ennemis.
Les marins anglais nous réconfortaient avec quelques biscuits. A 2 heures 30 notre bateau met le cap sur l'Angleterre...
 
La mer était calme, puis peu à peu ce fut le grand silence. Il n'était pas question de dormir et personnellement, bien que délivré d'une affreuse angoisse, ma pensée allait vers ceux que je n'avais pu sauver... Le jour pointait, notre bateau décrivait des courbes, stoppait... A toutes ces manœuvres, je ne comprenais rien; à peu de distances de nous, un avion poseur de mines? Gibier de peu de qualité du fait de notre taille, il nous dédaignait! Sur la mer, quantité de débris de toutes sortes, planches, canots sans passagers. Un point suspect? La mitrailleuse du bord est en action. Sans doute quelque torpille à la dérive que nos marins cherchent à faire sauter!
 
Vers six heures, la côte anglaise nous apparut, éclairée par un pâle rayon de soleil. Nous attendions avec impatience le soleil, car nous avions sérieusement besoin d'être réchauffés ! La côte se rapproche. A 8 heures 30, nous sommes en vue de Ramsgate. Le bateau stoppe et c'est un chaland qui vient nous prendre pour nous mener à quai. 
 
Spectacle inoubliable : accueil enthousiaste, prévenances de toutes sortes: thé, café, chocolat, sandwiches, cigarettes, tout cela nous est offert par de jeunes felles qui nous paraissent si belles, si fraîches... Comment, si près de Dunkerque, pouvait-il exister un pays en paix où la vie nous paraissait si magnifique!
 
Après nous être ainsi restaurés, nous fûmes conduits en autobus à la gare de Ramsgate et peu après nous mentions dans un train spécial qui nous mena rapidement à Southampton en passant par Londres. A chaque arrêt important, nous sommes à nouveau comblés de sandwiches, de chocolat et de cigarettes. Des autobus nous attendent à la gare et nous conduisent dans un faubourg de la ville, à Bitterne. Rassemblés dans une école, nous sommes reçus par les Représentants de la Municipalité. Tous les habitants sont dans la rue, réclamant l'honneur de loger nos soldats !
 
C'est ainsi que par deux vous allez être reçus dans des familles [note de l'auteur : Personnellement, je logeais avec le docteur Testu chez Mrs Daintny, 43 St Aubins Avenue - Sholing] qui vous donneront la plus touchante hospitalité. Un bain réparateur pour commencer, et tandis que votre ligne sera lavé et repassé, elles vous en prêteront. Ces familles offriront à dîner, à coucher. Un déjeuner encore le lendemain 3 juin.
 
Je remercie spécialement Monsieur le Pasteur Genley [note de l'auteur : Don Bosco - 54 St Aubins avenue - Sholing] qui fut à cette occasion mon intermédiaire auprès de toutes les familles qui nous reçurent. Son dévouement fut inlassable pendant les 24 heures que nous passâmes à Sholing?
Le 3 juin au soir- au port de Southampton, nous sommes conduits en cars et c'est là que nous retrouvions le commandant Hivernage avec les autres Unités du groupe.
 
Après un rapide embarquement à bord d'un paquebot anglais, nous prenons le large, pour stopper dans le chenal, et ne prendre la haute mer que la nuit venue. Le paquebot est archi-comble. Chacun de nous doit porter en permanence sa ceinture de sauvetage. Traversée sans histoire, et le 4 juin, à 6 heures du matin, nous débarquons à Cherbourg."

in Capitaine J. SERRIGNY - Souvenir des onze mois de campagne de la 8e Batterie du 104° Régiment d'Artillerie, septembre 1939 - août 1940, (8° RALCA), ronéotypé, 54 pages, c. 1940-1944

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