in Olivier de la Marche,"
Mémoires", Beaune et d'Arbaumont éditeurs, Paris, Société de l'Histoire de
France, 1883-1888
" Pour ce que les grandes et
honorables œuvres désirent lointaine renommé et perpétuelle mémoire, et surtout
quand lesdites œuvres sont faites en bonne intention, je me suis décidé à
mettre par écrit et d'enregistrer par ordre, au plus près de la vérité, et
selon mon petit sentiment, une fête faite à Lille le dix-septième jour de
février 1453 (1), par le très excellent, très haut et très puissant prince,
Monseigneur le Duc de Bourgogne et de Brabant. Cette fête commença par une
joute (2) [...]. Après la joute, à l'heure convenable, les assistants se
retrouvèrent en une salle, en laquelle mon dit seigneur, accompagné de princes
et chevaliers, dames et demoiselles, et trouvant ledit banquet assouvi (3) ils
se prirent à regarder les entremets (4) qui y étaient édifiés. La salle où se
faisait ce banquet était grande, et bien tendue d'une tapisserie, sur laquelle
était représentée la vie d'Hercule [...]
En cette salle, il y a avait
trois tables couvertes, l'une moyenne, l'autre grande, la troisième petite. Sur
la moyenne il y avait une église avec croix et verrières et faite de gentille
façon; il y a avait une cloche sonnante et quatre chantres [...]. Comme autre
entremets, il y avait une caraque (5) ancrée, garnie de toute marchandise et de
personnages de mariniers; il ne me semble point qu'en la plus grande caraque du
monde il y ait plus d'ouvrages, plus d'espèces de cordes et de voiles qu'il n'y
en avait en celle-là. Puis venait un autre entremets, formé de très belle
fontaine, une partie était en verre, et l'autre de plomb très finement ouvragé;
il y avait de petits arbrisseaux de verres avec feuilles et fleurs,
merveilleusement faites, puis un petit pré, clos par des roches du genre des
saphistrins (6) et d'autres pierres curieuses, et au milieu de ce pré, un petit
Saint-André, tout droit, ayant sa croix par devant lui (7) et par l'un des
bouts de la croix sourdait une fontaine, à un grand pied de hauteur, et elle
retombait dans le pré, d'une façon si bien ménagée que l'on ne savait ce que
l'eau devenait.
La seconde table (qui était la
plus longue) avait premièrement un pâté, dans lequel se trouvaient vingt-huit
personnages vivants, jouant divers instruments, chacun quand son tour venait.
Le second entremets était un château à la façon de Lusignan (8), et sur ce
château, au plus haut de la maîtresse tour, était mélusine (9), en forme de
serpent; et par deux des moindres de tours de ce château sortait, quand on
voulait, de l'eau orange qui tombait dans les fossés, le troisième était un
moulin à vent [...], le quatrième un tonneau mis en vignoble [...]. Le
cinquième était un désert, dans lequel il y avait un tigre merveilleusement
fait, qui combattait à l'encontre d'un grand serpent. Le sixième était un homme
sauvage monté sur un chameau. Le septième était le personnage d'un homme qui
battait un buisson plein de petits oiseaux, le huitième était un fou monté sur
un ours. Le neuvième était un lac environné de châteaux, sur lequel il y avait
une nef à voile levée.
La troisième table (qui était la
moindre), avait une forêt merveilleuse, comme si c'était une forêt de l'Inde,
et dans cette forêt, plusieurs bêtes étranges qui se mouvaient
d'elles-mêmes."
* * *
(1)
1454 pour nous
(2)
Le tournoi transformé en joute est un simulacre de combat dont le souverain
fixe les règles participe à la domestication de la noblesse
(3)
c'est à dire préparé
(4)
Les entremets sont des divertissements donnés entre les plats
(5)
La caraque est un bateau de commerce
(6)
Topazes
(7)
La Croix de Saint-André fait partie des armes de Bourgogne
(8)
Célèbre château du Poitou, datant du XIIIe siècle, haut lieu d'une culture
chevaleresque déjà légendaire
(9)
Elle apparait dans les romans de chevalerie comme l'épouse du Seigneur de
Lusignan
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