mardi 28 mai 2019

Le banquet du faisan


in Olivier de la Marche," Mémoires", Beaune et d'Arbaumont éditeurs, Paris, Société de l'Histoire de France, 1883-1888

La cour de Bourgogne, dans la première moitié du XVe siècle, est le plus haut-lieu de la nouvelle culture chevaleresque : l'armée royale s'organisant, le groupe des chevaliers se ferme petit à petit par manque d'adoubements et la cour, qu'elle soit royale, comtale ou ici, en l'occurrence, ducale devient un lieu de culture. Les prestations se serments se faisant plus rares par la transmission héréditaire des titres et charges, les ordres de chevaleries comme l'Ordre de la Toison d'Or commence à se multiplier. Occasion est donnée de réunir ces nouvelles parentés fictives, non plus fondées sur le sang ou le serment, lors de grandes fêtes de cour. La plus célèbre d'entre elles reste le banquet du voeu du faisan, à Lille le 17 février 1454. Relaté par Olivier de la Marche (1425-1502), le repas est présenté comme fastueux, durant lequel les nobles tour à tour et à la suite du Duc de Bourgogne, prononcent le vœu - qui ne se réalisera pas - de se croiser pour reprendre Constantinople, prise l'année précédente par les Turcs

" Pour ce que les grandes et honorables œuvres désirent lointaine renommé et perpétuelle mémoire, et surtout quand lesdites œuvres sont faites en bonne intention, je me suis décidé à mettre par écrit et d'enregistrer par ordre, au plus près de la vérité, et selon mon petit sentiment, une fête faite à Lille le dix-septième jour de février 1453 (1), par le très excellent, très haut et très puissant prince, Monseigneur le Duc de Bourgogne et de Brabant. Cette fête commença par une joute (2) [...]. Après la joute, à l'heure convenable, les assistants se retrouvèrent en une salle, en laquelle mon dit seigneur, accompagné de princes et chevaliers, dames et demoiselles, et trouvant ledit banquet assouvi (3) ils se prirent à regarder les entremets (4) qui y étaient édifiés. La salle où se faisait ce banquet était grande, et bien tendue d'une tapisserie, sur laquelle était représentée la vie d'Hercule [...]
 
En cette salle, il y a avait trois tables couvertes, l'une moyenne, l'autre grande, la troisième petite. Sur la moyenne il y avait une église avec croix et verrières et faite de gentille façon; il y a avait une cloche sonnante et quatre chantres [...]. Comme autre entremets, il y avait une caraque (5) ancrée, garnie de toute marchandise et de personnages de mariniers; il ne me semble point qu'en la plus grande caraque du monde il y ait plus d'ouvrages, plus d'espèces de cordes et de voiles qu'il n'y en avait en celle-là. Puis venait un autre entremets, formé de très belle fontaine, une partie était en verre, et l'autre de plomb très finement ouvragé; il y avait de petits arbrisseaux de verres avec feuilles et fleurs, merveilleusement faites, puis un petit pré, clos par des roches du genre des saphistrins (6) et d'autres pierres curieuses, et au milieu de ce pré, un petit Saint-André, tout droit, ayant sa croix par devant lui (7) et par l'un des bouts de la croix sourdait une fontaine, à un grand pied de hauteur, et elle retombait dans le pré, d'une façon si bien ménagée que l'on ne savait ce que l'eau devenait.
 
La seconde table (qui était la plus longue) avait premièrement un pâté, dans lequel se trouvaient vingt-huit personnages vivants, jouant divers instruments, chacun quand son tour venait. Le second entremets était un château à la façon de Lusignan (8), et sur ce château, au plus haut de la maîtresse tour, était mélusine (9), en forme de serpent; et par deux des moindres de tours de ce château sortait, quand on voulait, de l'eau orange qui tombait dans les fossés, le troisième était un moulin à vent [...], le quatrième un tonneau mis en vignoble [...]. Le cinquième était un désert, dans lequel il y avait un tigre merveilleusement fait, qui combattait à l'encontre d'un grand serpent. Le sixième était un homme sauvage monté sur un chameau. Le septième était le personnage d'un homme qui battait un buisson plein de petits oiseaux, le huitième était un fou monté sur un ours. Le neuvième était un lac environné de châteaux, sur lequel il y avait une nef à voile levée.
 
La troisième table (qui était la moindre), avait une forêt merveilleuse, comme si c'était une forêt de l'Inde, et dans cette forêt, plusieurs bêtes étranges qui se mouvaient d'elles-mêmes."

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(1) 1454 pour nous
(2) Le tournoi transformé en joute est un simulacre de combat dont le souverain fixe les règles participe à la domestication de la noblesse
(3) c'est à dire préparé
(4) Les entremets sont des divertissements donnés entre les plats
(5) La caraque est un bateau de commerce
(6) Topazes
(7) La Croix de Saint-André fait partie des armes de Bourgogne
(8) Célèbre château du Poitou, datant du XIIIe siècle, haut lieu d'une culture chevaleresque déjà légendaire
(9) Elle apparait dans les romans de chevalerie comme l'épouse du Seigneur de Lusignan

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