lundi 27 mai 2019

" La mort du petit « chasseur » "


In Cdt Maurice GUIERRE - Marine-Dunkerque, mon équipe au combat - éditions Flammarion 1942, réédition J'ai Lu 1970 
 

"Ils étaient sept, si petits qu'on n'avait osé les baptiser d'un grand nom : ils étaient simplement les chasseurs de sous-marins 5, 6, 9, 10, 11, 41 et 42. Déplaçant dans les 150 tonnes, tout fiers du beau canon de 75 qui dominait leur proue, moins confiants en ces deux mitrailleuses doubles installées à l'arrière - armes d'un calibre bien modeste : 8 mm, ni plus ni moins celles d'un flingot ! - ils étaient comme les enfants de troupe des forces maritimes du Nord. Deux moteurs à combustion leur permettent de filer jusqu'à 16 nœuds, ce n'était pas le diable, assurément, en ce siècle de vitesse, mais tout de même, ça leur faisait d'assez jolies moustaches à la proue, un sillage frémissant à l'arrière. Ajoutez à cela de bonnes qualités évolutives, et voilà de quoi griser un jeune enseigne de vaisseau comme Desmoutis ou Montillier qui commandaient les chasseurs 6 et 11, ou même un lieutenant de vaisseau fraîchement promu comme Le Templier, commandant du Chasseur 9, voire un officier plus ancien comme le lieutenant Jacquinot de Presle, qui commanda le chasseur 41 jusqu'au 18 mai, date à laquelle il fut sérieusement blessé. De tout temps, le vœu le plus ardent de nos jeunes marins fut de commander en jouissant du maximum d'autonomie, et plutôt un youyou libre qu'un cuirassé asservi aux signaux de l'Amiral. Quand ce bonheur échoit à un sous-officier, comme le maître principal Mazo ou le premier-maître Julé, seuls maîtres à bord des chasseurs 10 et 42, c'est alors un véritable couronnement de carrière. Sept chasseurs, sept commandants qui n'eussent pas troqué leur coquille de noix contre une escadre, sept équipages "gonflés à bloc". Le monde leur semblait trop petit pour leur activité.
 
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A parler franc, on ne savait pas tout d'abord dans quelle mesure ils pouvaient nuire à l'ennemi? Les premières leçons de la guerre avaient révélé l'une de leurs supériorités : ils avaient une coque en bois. Supériorité bien inattendue; réhabilitation d'un matériau de construction presque tombé dans l'oubli. Et pourtant, comme ils faisaient prime tous ces bateaux de pêche - cordiers, chalutiers du Nord - dont la coque en bois leur permettait de se rire des mines magnétiques ! Advinrent les premiers engagements, notamment dans les chenaux de l’Escaut, où, lors des combats de Werneldinge, les 14 et 15 mai, de Stavenisse et du Hammen, les chasseurs 41, 9 et 6 eurent à soutenir l'infanterie en interdisant l'accès des berges à l'ennemi. Les petits chasseurs firent merveille... mais "encaissèrent". Au Hammen, douze obus antichars, au moins, atteignirent le chasseur 41, traversant le poste de T.S.F., la cuisine, les corneaux, une grenade: trois tombèrent dans la chambre du commandant, deux dans le compartiment des moteurs, un dans le local des accumulateurs. Le plus curieux de ces projectiles visita si complétement le navire qu'on releva son passage dans la caisse à gas-oil tribord, puis à travers la circulation d'eau des moteurs; après avoir passé entre trois mécaniciens sans les blesser, il marqué une épontille, traversé le tableau électrique principal sans couper aucune canalisation, percé la cloison étanche avant du compartiment des moteurs, pénétré dans la chambre du commandant, percé son armoire, pour finir, découragé, dans une chemise qu'il déchira à peine, comme s'il eût reconnu que le commandant jouissait de la "baraka". C'était un petit obus très curieux, mais pas méchant ... Tout autre ceux qui atteignirent le chasseur, quelques jours après, tandis qu'il forçait les passes de l'Escaut sous le feu des batteries de 105 allemandes, arrivées à la côte : alors le commandant fut grièvement blessé au genou, mais du moins sauva-t-il son bateau, et l'ovation que lui fit son équipage, quand on le débarqua à Dunkerque, lui donna certainement à penser qu'il était favorisé par la Providence. En tout cas, aux éclats de bombes, comme aux projectiles, les coques des petits chasseurs ne cédaient que le juste espace qui leur est dû par les nécessités de la guerre, se refermant malicieusement après leur passage; un tampon mis en place par le maître charpentier..; et en route pour une nouvelle mission! Avec des coques en fer, c'eût été toute autre histoire! Mais bien encaisser n'eût pas suffi à une équipe de jeunes... il leur fallait donner des coups... et des durs ! Elle en donna. Avec un modeste 75? Avec quatre pauvres mitrailleuses de 8 mm? Parfaitement ! Un 75 est une arme efficace; l'ennui était que pendant son tir, tout le personnel de la passerelle et les servants étaient exposés, sans protection, au feu de l'ennemi. Mais, de jour, il n'était que de refuser le combat rapprocher, de prendre du champ en présentant l'arrière à l'ennemi, ce qui mettait le personnel à l'abri du roof et des cheminées, puis, à distance, de présenter l'avant et de tirer avec le 75. Les jeunes commandants n'avaient pas été longs à mettre au point cette tactique : à Stavenisse, Jacquinot de Presle, avec son chasseur 41, avait ainsi réduit au silence deux canons antichars et plusieurs mitrailleuses, pendant que de nombreux obus et balles atteignaient le bateau : un seul blessé. Quant aux avions ennemis, s'ils avaient les premiers jours, négligé ces cibles minuscules, ils n'avaient pas tardé à s'irriter de la précision de leur tir. A Flessingue, dès le premier bombardement, le 11 mai, les chasseurs 6 et 9 en avaient abattu plusieurs. Ces petits bateaux avaient quatre mille litres d'essence à leur bord : vous pensez s'ils se défendaient! Le tir au vol était d'ailleurs devenu leur sport favori depuis qu'à bord du C9, le lieutenant de vaisseau Le Templier avait, à Boulogne, atteint un avion; il devait en abattre, personnellement deux autres, par la suite, dans le port de Dunkerque. Un fameux tireur, n'est-ce pas ? Il avait bien d'autres qualités. Il faut que je vous présente le commandant du C9.
 
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Rarement bateau et commandant furent aussi heureusement appareillés. L'homme est petit, vif, décidé; à défaut de cette carrure massive qui en impose aux foules, il a dans son regard ce feu qui décèle la promptitude dans la décision et l'élan du cœur. Ses hommes l'adorent, et toujours le suivent, où qu'il aille. La comparaison entre la coque qui le porte et sa personne n'est inexacte que sur un point : il va toujours plus vite que son bateau. Aussi lui en a-t-on confié plusieurs : il est commandant supérieur du groupe. Ainsi peut-il disposer toujours de l'un d'eux au point sensible du champ de bataille. Et quand l'Amiral signale : "ordre aux chasseurs de se porter au secours de X... qui brûle", Le Templier répond dès réception du message : "Les ordres de l'Amiral sont exécutés". Ce fut notamment dans la nuit du 20 au 21, tandis que flambaient et le Niger, et le Pavon, et l'Adroit... et quelques autres. Une matinée plutôt calme avait permis à Le Templier de prendre quelque repos quand, dans l'après-midi, il se rendit au bastion 32, poste de commandement de l'amiral Abrial. Une atmosphère très particulière régnait dans les couloirs encombrés d'officiers de toutes armes, français et belges. Il y avait encore sur certaines figures cette sombre préoccupation qui, depuis vingt-quatre heures, y avait apposé son masque parce que, la veille, la situation était considérée comme désespérée. Mais, sur d'autres, voile léger, un espoir s'était étendu. Brusquement, tout le monde se rangea, dans une attitude militaire : le général Weygand sortait du bureau de l'Amiral. Et ce fut alors que Le Templier entendit tomber de la bouche de celui qui, depuis deux jours, était le généralissime : "Demandez la chasse anglaise pour 19 heures". Il n'en fallait pas plus pour un chasseur aux aguets : Le Templier rentra vite à bord, sûr qu'à 19 heures, on verrait du gibier. 
 
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Le 21 mai, sur le front terrestre, la situation du 1er groupe d'armées est tellement critique que le général Weygand, commandant en chef des forces alliées, s'est rendu en avion dans le Nord. Il a rencontré le roi des Belges, puis le général Billotte qui, au retour de l'entrevue, fut tué dans un accident d'auto; après quoi, il s'est rendu à Dunkerque pour s'y entretenir avec l'amiral Abrial. Il a trouvé la ville calme. Calmes les soldats qui, au milieu des ruines, s'affairent à éteindre les incendies. Calmes les civils : beaucoup de magasins sont encore ouverts; le café de l'hôtel des Arcades est plus fréquenté que jamais. Résignés, les pitoyables réfugiés dont beaucoup, ayant trouvé la route barrée à Calais, sont revenus et tournent en rond dans la ville comme de pauvres êtres enfermés dans un siècle de mort. Car la situation est des plus critiques, il n'y a pas à le dissimuler. Les bombardements ne se limitent plus au port; ils s'étendent à la ville et, en banlieue, à Malo-les-Bains. Des pâtés entiers de maisons brûlent, les unités de la flottille du Rhin, amarrées au bassin du Commerce, sont presque toutes coulées, des hangars, des entrepôts, des bâtiments sont détruits. Fait particulièrement grave, la distribution d'eau de l'agglomération ne débite plus: elle a sauté avec un pont détruit par l'armée anglaise, à une quarantaine de kilomètres de la ville. Détruites aussi les canalisations électriques alimentant, sur les quais, l'outillage de manutention : les équipes du service technique des Ponts et Chaussées les rétablissent sous les bombes, avec un courage et un sang-froid qui feront citer à l'ordre du jour ce personnel d'élite. Coupées, de nombreuses lignes téléphoniques que le chef du service des transmissions, le capitaine de corvette de Bouillanne, secondé par l'enseigne Guériteau, s'emploie inlassablement à rétablir. Dès le mardi 21 mai au soir, le port a, semble-t-il, déjà autant souffert que pendant toute la guerre 1914-1918. Mais tout le monde espère en un rétablissement. L'armée anglaise et notre armée du Nord, dont le général Blanchard vient de prendre provisoirement le commandement, vont, en effet, recevoir l'ordre d'attaquer pour couper les forces allemandes et joindre les armées du sud. L'ennemi va être contraint à la retraite ou à l'abandon de ses colonnes engagées loin de leurs bases. Telles sont les perspectives réconfortantes que laisse la visite du général Weygand qui, à la nuit, va s'embarquer sur la Flore. En partant, il peut voir les quais encombrés de ruines et jonchés d'éclats; l'incendie des pétroles couvre d'un manteau de fumée la ville mutilée. Mais le généralissime emporte la certitude de la résolution des défenseurs du camp retranché, traduite par l'affirmation de l'amiral Abrial : "Mon général, nous tiendrons." Déjà, les vannes sont ouvertes, l'eau monte dans les watergangs et les canaux; Dunkerque, entre la mer et les plaines inondées, s'isole dans sa farouche volonté de tenir.
 
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19 heures, les cinq chasseurs de sous-marins présents au port, alertés par Le templier, sont parés : vingt mitrailleurs ont le regard tendu et le doigt posé sur la détente de leur arme, 19 heures, la chasse anglaise est attendue; 19 heures, les bombardiers allemands surgissent et attaquent par vagues successives. Tonnerre de la D.C.A. Explosions. Quais bouleversés, wagons broyés, rails tordus. Le général, l'amiral, leur suite cheminent dangereusement exposés, vers la vedette de la Flore. Bientôt, celle-ci largue ses amarres et s'éloigne, à 25 nœuds, poursuivie par les gerbes. Personne n'a de raison de noter qu'à cet effroyable tintamarre qui règne au port, prennent une part active les cinq chasseurs auxquels Le Templier a donné l'ordre d'ouvrir le feu sur les avions, bien que ceux-ci ne descendent pas au-dessous de six cents mètres. Mais les bombardiers, eux, y attachant plus d'importance, dépêchent un groupe qui s'occupe spécialement de ces petits bateaux. Beaucoup d'honneur, mais aussi beaucoup de bombes qui, par bonheur, tombent au bord du quai, et dont les éclats, parce que la marée est basse, passent au-dessus des buts : pas un blessé. La trente-sixième tombe à l'eau, à un mètre derrière le chasseur 9, mais elle n'explose pas. L'attaque a duré deux heures pendant lesquelles la nuit s'est faite : Le Templier se hâte de faire appareiller trois de ses chasseurs, ne gardant à couple que son Chasseur 9, que le Chasseur 42, tous deux parés à larguer les amarres. Puis, très fatigué (souvenez-vous de ce que fut la précédente nuit) il s'allonge tout habillé sur sa couchette.
 
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On a vu des combattants dormir malgré les bombardements, mais quel sommeil eût résisté à ce branlebas infernal qui mit sur pieds le commandant du Chasseur 9 peu après 23 heures? Cette fois la mitraille martèle les tôles, la coque est trouée, et les lueurs rouges des explosions sont visibles de l'intérieur. Des cris, des gémissements... Le Templier saute à terre : on lui signale de nombreux blessés; les bombes continuent à arroser le quai... Le poste est intenable! Le Templier n'hésite pas : ordre aux deux chasseurs d'appareiller. Les voici dans les passes, toujours survolés, toujours bombardés. De temps à autre, un avertissement : "Voie d'eau au poste avant, voie d'eau au compartiment des moteurs. La pompe d'épuisement n'étale pas les rentrées." Le commandant du Chasseur 9 sait bien que son bateau est touché : trois ou quatre bombes tombées tout près du bord, ont fait de la coque une écumoire. Il y a à bord onze blessés sur 23 hommes, dont le petit Lurier, gravement blessé, que le commandant a fait transporter sur sa propre couchette. L’eau monte toujours : avec des bouts de couvertures, on bouche les trous, mais ils sont trop ! Dans la chambre du commandant, l'eau va gagner la couchette sur laquelle gît Lurier : on le hisse dans l'abri de navigation, il souffre sans se plaindre. Cependant, le commandant dirige son bateau vers Malo où il a décidé de l'échouer. La plage étend dans l'est son ruban indécis; on entend la hargne de la houle gronder dans la nuit, voici l'épave de l'Adroit, puis celle de la Floride autour desquelles bruisse la mer : dans le ciel, des vrombissements de moteurs. Soudain, un faisceau de projecteur éclaire le bateau à l'instant qu'il mouille un grappin par l'arrière, avant de se jeter à la côte. 
 
- L'idiot! hurle Le Templier; aussitôt repéré, le C9 est bombardé; et manqué.
 
- Ils ne l'auront pas, grogne le commandant.
 
Qui, ils ? Les avions? Mais la mer ? La brise de Nordé s'est levée; le ressac augmente, refoule le bateau parallèlement à la plage. Le chasseur, dans sa détresse, s'est confié à la plage, à la douce étreinte du sable, mais la houle, elle, fut-elle jamais sensible à la détresse d'une épave ? Elle roule le bateau, les lames déferlent par-dessus le pont, accentuant la gîte, pendant que l'équipage embarque dans le youyou les blessés, parmi lesquels Lurier qui, un poumon traversé, agonise; puis les hommes valident sautent sur un radeau et dans deux embarcations pneumatiques, et voici la pitoyable flottille livrée à la hargne de la houle. Or, pendant que ces malheureux jouent leur chance, il est à terre, dans l'abri de la villa Faidherbe, un certain nombre de réfugiés écrasés encore par la terreur que sèment les avions, et déprimés à ce point qu'ils ne réagissent même pas en entendant des appels au secours qui viennent de la mer. Vainement, ces appels sont renouvelés : personne ne bouge dans l'abri, quand soudain, une femme se fraie un passage et se précipite dehors. Petite-fille d'un sauveteur dunkerquois, femme de navigateur, Mme Groux sait tout ce que veut dire un appel de détresse; elle court sur la plage, malgré les bombes, vers un marin qui lui demande de l'aide pour transporter les blessés du Chasseur 9. Grâce à elle, ceux-ci sont accueillis à l'abri, réchauffés, pansés par un docteur civil, des femmes, des jeunes filles, pendant que l'héroïque Mme Groux éteint les bombes incendiaires qui tombent autour de la villa. Et quand Le Templier arrive à son tour, ne pouvant plus rien, momentanément, pour son bateau, et se consacrant à ses hommes, ceux-ci ont retrouvé assez de force morale pour lui dire : "A vos ordres, commandant" et les blessés : "Quand nous seront guéris, nous remettrons ça avec vous!" Dans la pièce voisine, Lurier, lui, ne peut rien dire : il râle déjà; son commandant se penche sur lui; alors il sourit... Pauvre gosse! Dix-neuf ans ! Et quand l'ambulance l'emporte à travers les entonnoirs, il se redresse encore pour saluer de la tête, et sourit à nouveau. Alors on peut voir le chien du bord qui, dans le hamac de Lurier a eu la cuisse ouverte par un éclat, suivre clopin clopant la voiture. Et le ronronnement du moteur s'intègre dans ce grondement qui domine tous les bruits sur la plage: hurlement du vent rôdant comme une hyène parmi les cadavres, vrombissement des avions, hargne de la houle qui s'acharne contre la coque du petit chasseur. Le Templier redresse la tête, en murmurant à nouveau : "Ils ne l'auront pas!" "Ils", c'est décidément non seulement les avions ennemis mais encore la houle, la tempête, toutes les forces mauvaises qui s'acharnent à détruire un petit bateau dont la coque est bien compromise, mais dont l'âme vit intensément en tous ces hommes qui l'ont quitté avec la volonté de le sauver quand même.
 
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Le commandant en chef a donné l'ordre au commandant du C9 de rallier le fort Ouest avec son équipage aussitôt reposé. Il s'agit bien de repos! Les voici tous sur la plage à marée basse, examinant la coque de leur grand blessé. Ils comptent 380 trous de l'avant à l'arrière, certains éclats ont traversé de part en part; l'eau coule de partout. Pourtant Le templier ne veut pas désespérer; sur un chiffon de papier maculé, il rédige hâtivement une note à l'amiral pour lui demander, sans formule inutile, une aide sérieuse.
Amiral,
Si j'ai le concours
1° des pompiers, pour épuiser la machine et les soutes avant,
2° des chantiers pour souder des plaques et boucher les trous,
3° d'un remorqueur pour gagner Cherbourg ou Le Havre,
J'ai encore des chances de sauver mon bateau.

Il signe, remet le pli à un planton qu'il sait prêt à tout et après son départ seulement, se délivre du souci qui l'obsède pour regarder autour de lui. La ville et le port sont en feu. D'énormes volutes de fumées et des jets de flamme montent à trois cents mètres de hauteur au-dessus des réservoirs de pétrole incendiés depuis le 18 mai. On évacue du port tous les bateaux inutiles: bon nombre d'entre eux, à peine sortis, sont saisis par des trombes d'eau et de fumées mêlées et disparaissent en quelques minutes. La terre tremble jusque dans ses entrailles; de sourdes explosions montent de partout de la mer éventrée, tandis qu'à intervalles réguliers les grosses pièces de Fort Mardyck donnent de la voix, dans l'ouest. A la surface de la rade couleur d'étain, des méandres sont dessinés par les courants qui, entre deux eaux, brassent tout un peuple de cadavres. Que peut peser dans ce bouleversement d'apocalypse, le destin d'un pauvre petit chasseur de sous-marins crevé par les bombes?
 
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Le contre-amiral Platon, nommé gouverneur, s'est installé aux bureaux de la place, pensant bien que là reflueraient tous les militaires désemparés. C'est là qu'il reçoit l'appel pathétique de Le Templier et son premier mouvement est de hocher la tête. Oui, que peut peser le destin d'un pauvre petit chasseur? Pourtant, il répond; à la première question : non, les pompiers ont plus important à faire; à la deuxième : oui, agissez-vous même. Après quoi le grand chef se penchant vers le jeune camarade malheureux ajoute : "Courage, très amicalement, Platon." Telles étaient les possibilités qui leur restaient offertes quand le commandant et les hommes du Chasseur 9 rallièrent le fort Ouest dans la soirée du 22 mai; affectés à la défense contre avions, ils se promettaient une éclatante revanche. Mais que faire avec ces mitrailleuses d'un vieux modèle qu'on leur donnait? Mieux valait retourner à bord prendre celles qui déjà avaient fait leurs preuves.
 
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De bonne heure, le lendemain, tous rallièrent le Chasseur 9. Ils n'y arrivaient pas les premiers. Des ouvriers des Chantiers de France bien qu'ils eussent dû évacuer la veille, travaillaient fébrilement à réparer la coque, bouchant les trous avec des tampons de bois. Ce qui n'était pour tant d'autres qu'une épave demeurait pour eux aussi précieux qu'un être cher, car ce petit bateau, ils l'avaient construit; aussi travaillaient-ils avec amour. Parfois une grêle de bombes incendiaires tombait, allumait des incendies dans les chalets qui bordaient la plage: alors le personnel blotti contre la coque se précipitait pour éteindre le feu, après quoi le travail reprenait. Ainsi dans la grande tourmente, il était des hommes, civils et militaires, qui s'obstinaient à vouloir qu'un petit bateau ne mourût pas, parce qu'il était leur œuvre et parce qu'ils lui avaient forgé une âme dans le brasier des bombardements. Le soir, le travail était assez avancé pour que le déséchouage fût tenté : un remorqueur fut commandé pour la marée de nuit. Le commandant et ses hommes, pompèrent, à bras, sans relâche... Hélas! L'eau n'en continuait pas moins de monter. Vers deux heures du matin, les sauveteurs exténués, allèrent prendre quelque repos à l'abri des bombardements... La marée basse révéla trois grandes brèches encore; on les boucha et cette fois, la pompe vida le bateau. Celui-ci sera prêt pour la marée suivante: alors il suffira de le déhaler; le succès semble devoir couronner les efforts de l'équipage. Il n'est plus que d'attendre les remorqueurs qui doivent être là vers 13 heures. 13 heures, rien! 13 h 30, arrivent enfin une pinasse et un dundee de la P.N. Le salut du C9 est une question de minutes : manquée cette marée, les suivantes n'auront pas le marnage suffisant. En avant donc, le dundee, faute de mieux! Il prend la remorque, met en avant toute ; le chasseur bouge, il flotte. Les cœurs battent fort dans les poitrines... Sauvé? Pas encore... Trop de vent et de courant pour la faible puissance de sauveteur qui dérive. De nouveau, le Chasseur 9, empoigné par la houle, s'échoue et, cette fois, à tout jamais.
 
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Tout en assurant avec son équipage la défense du fort Ouest, Le templier ne cessera de penser aux moyens de sauver quand même son Chasseur : seule la marée du 7 juin pourrait être favorable? Hélas ! Dans la nuit du 3 au 4 juin, c'en sera fini de la défense de Dunkerque. Cette nuit-là, parmi les épaves que la mer étreignait de sa hargne bruissante, Le Templier verra une dernière fois la coque de son bateau achevé d'ailleurs par les bombes. Du moins, le lieutenant de vaisseau emportera-t-il sur sa poitrine le pavillon de ce petit bateau qui, avec le seul parrainage du feu et de l'eau, aura désormais un grand nom : le Chasseur 9."

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