(tirés de Le Siècle de
Louis XIV, chapitre VIII)
L'occasion se présenta bientôt à un roi qui la cherchait.
Philippe IV, son beau-père, mourut (1665): il avait eu de sa première femme, sœur
de Louis XIII, cette princesse Marie-Thérèse, mariée à son cousin Louis XIV;
mariage par lequel la monarchie espagnole est enfin tombée dans la maison de
Bourbon, si longtemps son ennemie. De son second mariage avec Marie-Anne
d'Autriche était né Charles II, enfant faible et malsain, héritier de sa
couronne, et seul reste de trois enfants mâles, dont deux étaient morts en bas
âge. Louis XIV prétendit que la Flandre, le Brabant et la Franche-Comté,
provinces du royaume d'Espagne, devaient, selon la jurisprudence de ces
provinces, revenir à sa femme, malgré sa renonciation. Si les causes des rois
pouvaient se juger par les lois des nations à un tribunal désintéressé,
l'affaire eût été un peu douteuse.
Louis fit examiner ses droits par son conseil, et par des
théologiens, qui les jugèrent incontestables; mais le conseil et le confesseur
de la veuve de Philippe IV les trouvaient bien mauvais. Elle avait pour elle
une puissante raison, la loi expresse de Charles-Quint; mais les lois de
Charles-Quint n'étaient guère suivies par la cour de France.
Un des prétextes que prenait le conseil du roi était que les
cinq cent mille cens donnés en dot à sa femme n'avaient point été payés; mais
on oubliait que la dot de la fille de Henri IV ne l'avait pas été davantage. La
France et l'Espagne combattirent d'abord par des écrits où l'on étala des
calculs de banquier et des raisons d'avocat, mais la seule raison d'État était
écoutée. Cette raison d'État fut bien extraordinaire. Louis XIV allait attaquer
un enfant dont il devait être naturellement le protecteur puisqu'il avait
épousé la sœur de cet enfant. Comment pouvait-il croire que l'empereur Léopold,
regardé comme le chef de la maison d'Autriche le laisserait opprimer cette
maison et s'agrandir dans la Flandre? Qui croirait que l'empereur et le roi de
France eussent déjà partagé en idée les dépouilles du jeune Charles d'Autriche,
roi d'Espagne? On trouve quelques traces de cette triste vérité dans les
Mémoires du marquis de Torcy(1), mais elles sont peu démêlées. Le temps a enfin
dévoilé ce mystère, qui prouve qu'entre les rois la convenance et le droit du
plus fort tiennent lieu de justice, surtout quand cette justice semble
douteuse.
Tous les frères de Charles II, roi d'Espagne, étaient morts.
Charles était d'une complexion faible et malsaine. Louis XIV et Léopold firent,
dans son enfance, à peu près le même traité de partage qu'ils entamèrent depuis
à sa mort. Par ce traité, qui est actuellement dans le dépôt du Louvre, Léopold
devait laisser Louis XIV se mettre déjà en possession de la Flandre, à
condition qu'à la mort de Charles, l'Espagne passerait sous la domination de
l'empereur. Il n'est pas dit s'il en coûta de l'argent pour cette étrange
négociation. D'ordinaire, ce principal article de tant de traités demeure
secret.
Léopold n'eut pas sitôt signé l'acte qu'il s'en repentit: il
exigea au moins qu'aucune cour n'en eût connaissance; qu'on n'en fît point une
double copie, selon l'usage; et que le seul instrument qui devait subsister fût
enfermé dans une cassette de métal, dont l'empereur aurait une clef et le roi
de France l'autre. Cette cassette dut être déposée entre les mains du grand-duc
de Florence. L'empereur la remit pour cet effet entre les mains de
l'ambassadeur de France à Vienne, et le roi envoya seize de ses gardes du corps
aux portes de Vienne pour accompagner le courrier de peur que l'empereur ne
changeât d'avis et ne fît enlever la cassette sur la route. Elle fut portée à
Versailles, et non à Florence; ce qui laisse soupçonner que Léopold avait reçu
de l'argent, puisqu'il n'osa se plaindre.
Voilà comment l'empereur laissa dépouiller le roi d'Espagne.
Le roi, comptant encore plus sur ses forces que sur ses
raisons, marcha en Flandre à des conquêtes assurées. (1667) Il était à la tête
de trente-cinq mille hommes; un autre corps de huit mille fut envoyé vers
Dunkerque; un de quatre mille vers Luxembourg. Turenne était sous lui le
général de cette armée. Colbert avait multiplié les ressources de l'État pour
fournir à ces dépenses. Louvois, nouveau ministre de la guerre, avait fait des
préparatifs immenses pour la campagne. Des magasins de toute espèce étaient
distribués sur la frontière. Il introduisit le premier cette méthode
avantageuse, que la faiblesse du gouvernement avait jusqu'alors rendue
impraticable, de faire subsister les armées par magasins; quelque siège que le
roi voulût faire, de quelque côté qu'il tournât ses armes, les secours en tout
genre étaient prêts, les logements des troupes marqués, leurs marches réglées.
La discipline, rendue plus sévère de jour en jour par l'austérité inflexible du
ministre, enchaînait tous les officiers à leur devoir. La présence d'un jeune
roi, l'idole de son armée, leur rendait la dureté de ce devoir aisée et chère.
Le grade militaire commença dès lors à être un droit beaucoup au-dessus de
celui de la naissance. Les services et non les aïeux furent comptés, ce qui ne
s'était guère vu encore: par là l'officier de la plus médiocre naissance fut
encouragé, sans que ceux de la plus haute eussent à se plaindre. L'infanterie,
sur qui tombait tout le poids de la guerre, depuis l'inutilité reconnue des
lances, partagea les récompenses dont la cavalerie était en possession. Les
maximes nouvelles dans le gouvernement inspiraient un nouveau courage.
Le roi, entre un chef et un ministre également habiles, tous
deux jaloux l'un de l'autre, et cependant ne l'en servant que mieux, suivi des
meilleures troupes de l'Europe, enfin, ligué de nouveau avec le Portugal,
attaquait avec tous ses avantages une province mal défendue d'un royaume ruiné
et déchiré. Il n'avait à faire qu'à sa belle-mère, femme faible, gouvernée par
un jésuite, dont l'administration méprisée et malheureuse laissait la monarchie
espagnole sans défense. Le roi de France avait tout ce qui manquait à
l'Espagne.
L'art d'attaquer les places n'était pas encore perfectionné
comme aujourd'hui, parce que celui de les bien fortifier et de les bien défendre
était plus ignoré. Les frontières de la Flandre espagnole étaient presque sans
fortifications et sans garnisons.
Louis n'eut qu'à se présenter devant elles. (Juin 1667) il
entra dans Charleroy comme dans Paris; Ath, Tournay furent prises en deux jours;
Furnes, Armentières, Courtray, ne tinrent pas davantage. Il descendit dans la
tranchée devant Douai, qui se rendit le lendemain (6 juillet). Lille, la plus
florissante ville de ces pays, la seule bien fortifiée, et qui avait une
garnison de six mille hommes, capitula (27 août) après neuf jours de siège. Les
Espagnols n'avaient que huit mille hommes à opposer à l'armée victorieuse;
encore l'arrière-garde de cette petite armée fut-elle taillée en pièces (31
août) par le marquis depuis maréchal de Créqui. Le reste se cacha sous
Bruxelles et sons Mons, laissant le roi vaincre sans combattre.
Cette campagne, faite au milieu de la plus grande abondance,
parmi des succès si faciles, parut le voyage d'une cour. La bonne chère, le
luxe, et les plaisirs, s'introduisirent alors dans les armées, dans le temps
même que la discipline affermissait. Les officiers faisaient le devoir
militaire beaucoup plus exactement, mais avec des commodités plus recherchées.
Le maréchal de Turenne n'avait eu longtemps que des assiettes de fer en
campagne. Le marquis d'Humières fut le premier, au siège d'Arras(2), en 1658,
qui se fit servir en vaisselle d'argent à la tranchée, et qui y fit manger des
ragoûts et des entremets. Mais dans cette campagne de 1667, où un jeune roi,
aimant la magnificence, étalait celle de sa cour dans les fatigues de la
guerre, tout le monde se piqua de somptuosité et de goût dans la bonne chère,
dans les habits, dans les équipages. Ce luxe, la marque certaine de la richesse
d'un grand État, et souvent la cause de la décadence d'un petit, était
cependant encore très peu de chose auprès de celui qu'on a vu depuis. Le roi,
ses généraux, et ses ministres, allaient au rendez-vous de l'armée à cheval; au
lieu qu'aujourd'hui il n'y a point de capitaine de cavalerie, ni de secrétaire
d'officier général qui ne fasse ce voyage en chaise de poste avec des glaces et
des ressorts, plus commodément et plus tranquillement qu'on ne faisait alors
une visite dans Paris d'un quartier à un autre.
La délicatesse des officiers ne les empêchait point alors
d'aller à la tranchée avec le pot en tête et la cuirasse sur le dos. Le roi en
donnait l'exemple: il alla ainsi à la tranchée devant Douai et devant Lille.
Cette conduite sage conserva plus d'un grand homme. Elle a été trop négligée depuis
par des jeunes gens peu robustes, pleins de valeur, mais de mollesse, et qui
semblent plus craindre la fatigue que le danger.
La rapidité de ces conquêtes remplit d'alarmes Bruxelles;
les citoyens transportaient déjà leurs effets dans Anvers. La conquête de la
Flandre entière pouvait être l'ouvrage d'une campagne. Il ne manquait au roi
que des troupes assez nombreuses pour garder les places, prêtes à s'ouvrir à
ses armes. Louvois lui conseilla de mettre de grosses garnisons dans les villes
prises, et de les fortifier. Vauban, l'un de ces grands hommes et de ces génies
qui parurent dans ce siècle pour le service de Louis XIV, fut chargé de ces
fortifications. Il les fit suivant sa nouvelle méthode, devenue aujourd'hui la
régie de tous les bons ingénieurs. On fut donc étonné de ne plus voir les
places revêtues que d'ouvrages presque au niveau de la campagne. Les
fortifications hautes et menaçantes n'en étaient que plus exposées à être
foudroyées par l'artillerie: plus il les rendit rasantes, moins elles étaient
en prise. Il construisit la citadelle de Lille sur ces principes (1668). On
n'avait point encore en France détaché le gouvernement d'une ville de celui de
la forteresse. L'exemple commença en faveur de Vauban; il fut le premier
gouverneur d'une citadelle. On peut encore observer que le premier de ces plans
en relief qu'on voit dans la galerie du Louvre(3) fut celui des fortifications
de Lille.
Le roi se hâta de venir jouir des acclamations des peuples,
des adorations de ses courtisans et de ses maîtresses, et des fêtes qu'il donna
à sa cour.
(1) Tome I, p.16, édition supposée de la Haye.
(2) Louis de Crévant, marquis, puis duc d'Humières, nommé
maréchal en 1668, n'assiégea jamais Arras, qui appartenait aux Français depuis
1640; mais, en 1676, il assiégea Aire, dont il se rendit maître le 31 juillet.
(3) Aujourd'hui au Musée des beaux-arts de Lille
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