In M. Thiéry – 1914-1918 le Nord de la France sous le joug
allemand – Paris 1919
« Roubaix et
Tourcoing sous la botte allemande
Depuis la délivrance de Roubaix et de Tourcoing par les armées
alliées, on a des renseignements sur le long martyre que les populations de ces
deux villes eurent à endurer pendant les quatre années d’occupation.
En voici quelques échos.
Roubaix et Tourcoing, les deux cités jumelles de l’énergie
et de l’effort industriel, subirent le vol méthodique, avec étiquetage,
estimation de prix, bordereau d’envoi, bref un acte de banditisme industriel.
Naturellement, les Allemands n’ont pas oublié leurs
méthodes terroristes : rapts d’enfants, emprisonnements, amendes,
lourds impôts, mais c’est la production, la source de richesses des deux
puissantes cités qu’ils ont voulu tarir, et pour plusieurs années. Les deux
villes ont gardé leur physionomie, leur aspect cossu, et devant les somptueux
monuments publics, où revit notre Renaissance architecturale, devant les beaux
hôtels, les larges avenues, on pense tout d’abord que l’activité des deux
villes va bien vite renaître.
Hélas ! Il faudra attendre longtemps !
Toute cette beauté n’est plus qu’un décor qui cache des
misères et des ruines. Les Allemands n’ont point dégradé les demeures des
riches filateurs, patrons de tissage, teinturiers, imprimeurs sur étoffes, mais
leurs usines n’existent plus ; ils ont laissé leurs toits aux pauvres
gens, mais les métiers qui les faisaient vivre ont été brisés, détruits. Là
aussi, comme partout ailleurs, la méthode allemande peut être fière de ses
résultats.
Quatre ou cinq soldats vont, sous les ordres d’un chef, de
maison en maison. Sitôt la porte franchie, ils se partagent le travail. Avant même
que la maîtresse de céans ait pu se ressaisir, les uns montent au grenier, les
autres au premier étage, d’autres explorent le rez-de-chaussée et la
cave ; impossible de les suivre dans cette besogne, ils sont trop
nombreux ; la maison est à leur merci, et bien des choses, en dehors des
cuivres et des métaux, disparaissent. En moins d’une demi-heure, les barres
d’escalier, les plaques des portes, la batterie de cuisine, les chaudières, les
pendules, les œuvres d’art en cuivre ciselé et en bronze, les lampes, les
chandeliers, tous les appareils d’éclairage non indispensables sont enlevés.
Ils ne s’arrêtent devant aucune supplication : les
chambres des malades sont visitées comme les autres, peut-être plus que les
autres ; dans une maison de Lille, une jeune fille supplie :
« Maman est malade…, vous allez l’effrayer, vous allez la tuer !
Prenez tout, mais de grâce, ne pénétrez pas chez elle ! Qu’elle ignore que
vous êtes ici ! » En vain, elle implore : sans aucun ménagement,
à trois, ils entrent dans la chambre, arrachent aux fenêtres les tringles de
cuivre, laissent tomber les rideaux et s’en vont.
Toutes les armoires sont ouvertes, les tiroirs vidés,
renversés, les meubles déplacés ; c’est un massacre de toutes les œuvres
d’art, de toutes les choses précieuses, de tous les souvenirs de famille, des
antiquités. Rien n’est respecté : dans une coupe de vieux Saxe garnie de
cuivre ciselé, on donne un coup de marteau, elle vole en éclats et le cuivre,
lancé insolemment, va rejoindre les objets précieux, jetés pêle-mêle, dans un
coin. L’argenterie fait l’objet d’examens minutieux ; ils s’emparent de
tous les couverts, de tous les surtouts, de tous les objets en ruolz, les
couverts des pauvres, presque toujours en étain, sont enlevés avec les
casseroles, qui sont la seule richesse de leur cuisine. Dans les cafés, ils ont
pris les pompes à bière, la tuyauterie, les mesures en étain, l’épicier s’est
vu enlever ses plateaux de balance, ses poids en cuivre. Ils mettent les
chambres, le salon, la salle à manger, toute la maison dans un état lamentable.
Avant de partir, ils vous interrogent pour vous demander si
c’est bien tout, si vous n’avez rien caché. Ils déclarent alors que des
gendarmes, des professionnels, passeront qui inspecteront l’immeuble et
s’assureront que rien n’a échappé à la vigilance des soldats.
Et tandis que le chef jette un dernier regard pour s’assurer
que rien n’a été oublié, ses hommes regardent un œil, ses hommes regardent d’un
œil satisfait les objets qui se sont entassés pêle-mêle au hasard de leurs
découvertes. Ils gisent là, les souvenirs du passé : vieilles pendules qui
marquèrent tant d’heures de joie, vieux cuivres qui décoraient les meubles,
lampes qui jetaient leur douce lumière sur les heures d’intimité ; une
main sacrilège les a confondus dans un désordre affreux. Les soldats les
réunissent en un faisceau informe, tous ensemble, ligotés, enlacés, attachés
avec des cordes, on les emporte. Si vous faites une demande au chef, si vous le
suppliez de vous laisser un souvenir quelconque, un objet familier, une chose
indispensable, une œuvre d’art dont toute la valeur est dans le travail, il
vous déclare que toute demande doit être présenté au dépôt des réquisitions,
ordre, alors, vous est donné de vous présenter, le lendemain, à l’adresse indiquée.
On vous laisse une fiche, avec un numéro correspondant à celui du paquet qu’on
emporte. Chers souvenirs confondus dans la masse, froissés, pressés, ils s’en
vont, à travers les rues, encadrés de casques à pointe, dans un cliquetis
lugubre : protestation inconsciente des choses que l’on heurte, que l’on
emporte, qui se désagrègent, contact imprévu des aspérités meurtrières,
protestation des promiscuités, se confondant maintenant en un cri
unanime : cri de ralliement des petites et des grandes choses, dépouilles
du riche et du pauvre, unis eux aussi par les mêmes douleurs, faisant ensemble
l’ascension du même calvaire, dans la même espérance, dans la même foi en la
victoire ?
Les choses ont leur destin ; pour qui les comprend,
elles ont une âme ; pour les Allemands, elles ne sont que matières,
matières qui se couleront dans le même creuset : celui de la bataille.
Le lendemain, vous vous présentez au bureau des
réquisitions : devant vous on pèse « la marchandise », œuvres
d’art de nos maîtres, fines ciselures des siècles derniers, tout se met dans la
balance ; un bon vous est délivré, représentant la valeur au kilo, et
c’est tout. Parfois, on risque une demande : une femme, désignant un
souvenir de famille, implore le soldat : celui-ci se hâte vers l’objet et,
sous les yeux de la réclamante, le brise… et lui dit en riant :
« le voilà, votre souvenir ! » Vous réclamez un bronze, une
œuvre d’art : parfois on vous la rend ou bien on vous offre de la racheter
au prix estimé par l’Allemand.
Après le passage des ravisseurs la maison a perdu l’éclat de
ses cuivres, l’ordonnance qui la faisait chaude, accueillante,
sympathique ; partout gisent des rideaux, du linge, des chaussures, tout
ce qui compose l’intérieur est bouleversé.
Courageusement, la femme passe des cordons dans les rideaux,
fixe les tentures avec des clous, remplace les barres d’escalier par des
cordes. Ses enfants la regardent ; pour bien fixer dans leur mémoire
l’œuvre de destruction poursuivie par l’ennemi, elle fait avec eux, en
pleurant, le tour de la maison. Mais c’est pour la France que l’on souffre, et
l’on souffre dignement, forçant l’admiration de l’ennemi, qui ne peut vaincre
ni la fidélité ni le courage français ; c’est la façon de combattre des
civils envahis, perdus, noyés dans la masse militaire teutonne qui les
dépouille au profit de l’armée, au profit des populations, et qui se rit des
malheurs, des tortures qu’elle leur inflige.
A Roubaix, ce fut, durant l’occupation et les dernières
semaines, la mise à sac froidement exécutée, pour rien, pour le plaisir de
nuire, des usines qui avaient échappé jusqu’alors à leur rapacité. Toutes les
matières premières, sans exception, espèce par espèce, ont été réquisitionnées
et expédiées en Allemagne. Quand on leur reprochait leur pillage, ils réglaient
la facture en … bons de réquisitions. Des usines entières furent ainsi
dépouillées de leur matériel au profit d’acquéreurs, en qui les industriels
spoliés reconnaissaient sans peine des concurrents allemands, voire d’anciens
fournisseurs, faisant main basse sur leurs livraisons pour les revendre ou les
détruire en vue d’autres commandes : perquisitions incessantes de jour et
de nuit, opérées par une équipe de cambrioleurs-jurés, dénommés par les
Roubaisiens les perceurs de murailles.
M. Fray, secrétaire général de la mairie de Roubaix, a
raconté ce que furent les derniers jours de l’occupation. Au cours des quatre
années écoulées, il fut mis cinq fois en cellule et déporté pendant près d’un
an à Vilna, puis au camp de Gustrow. Il n’est guère de notable, dans la cité
roubaisienne, qui ne puisse inscrire à son casier d’honneur pareille série
d’outrages. Dans les derniers mois de l’occupation fut instituée à Roubaix, par
les soins de la Kommandantur, sur un ordre émanant de la 5e armée
siégeant alors à Gand, une commission de
destruction des utilités industrielles.
Elle avait dans ses attributions l’enlèvement du matériel des usines, auquel
procédaient des prisonniers russes, réduits au rôle de bêtes de somme. Elle
exigeait, par voie d’affiches, les déclarations ders matières premières, de
marchandises. Restaient les métiers, les machines ; on rafla le cuivre,
puis des équipes se chargèrent du reste à coups de marteaux. Ce fut la
destruction systématique de tout ce qui pouvait, de près ou de loin, favoriser
la reprise éventuelle du travail et le relèvement industriel des entreprises
ruinées. Cette commission s’est acquittée consciencieusement de sa tâche. C’est
elle qui, au dernier moment, a fait procéder au rapt du bétail, des derniers
chevaux subsistant, à l’enlèvement des rails des tramways sur un long parcours
et à la destruction des tramways eux-mêmes. C’est par ses soins que les
pionniers du génie ont fait sauter la gare et ses passages souterrains, tous
les ponts et jusqu’aux passerelles des canaux, les conduites d’eau, les grues
de déchargement du charbon sur les quais, les tuyaux d’aspiration des moulins
et les moulins eux-mêmes. Destructions sans nécessité stratégique et qui ne
visaient qu’à retarder à l’extrême le retour à l’activité de l’industrie terrassée.
Pour qu’elle revive, il faudra songer avant tout à remettre en état les voies
fluviales, les écluses fracassées, les voies ferrées détériorées, reconstituer
machines et matériel anéantis.
Combien de temps encore, de prodigieux efforts exigera cette
résurrection ?
Le jour de la prise de Menin, il y eut une panique terrible
à la Kommandantur où un grand brasier fut allumé avec tous les papiers et
documents de service. Puis, ses préparatifs terminés, la kommandantur fit part
à M. Thorin, le courageux adjoint qu’aida dans sa tâche M. Fray, secrétaire de
la mairie, des craintes hypocrites au sujet de Roubaix. Certainement les
bombardements des alliés allaient le détruire. Pourquoi les Roubaisiens
n’adresseraient-ils pas une supplique aux neutres afin d’éviter ce
supplice ? Les Allemands, pleins d’humanité, comme chacun sait,
transmettraient la requête. Si la supplique avait été rédigée, elle aurait été
apportée solennellement un jour, sur la table de la paix. Et c’étaient nous les
barbares ; le tour était joué. Les Roubaisiens éventèrent le piège et les
ennemis n’insistèrent point pour cette fois-là. Mais tenaces, ils devaient
bientôt revenir à la charge ; ce fut le capitaine Schraeder, fils d’un
banquier berlinois, que l’on chargea d’une autre proposition : il
s’agissait de soutirer des notables cette affirmation que l’ennemi n’avait pas
– comme le déclarait la presse de l’Entente – procédé à des déprédations par
cruauté, par plaisir. On lui montra les dégâts, simplement.
Le 3 septembre, un ordre fut affiché, contraignant à la
déportation la population mâle, de dix-sept à cinquante ans. Dix mille
roubaisiens, furent de la sorte et dans les pires conditions évacués sur
Valenciennes. Il restait alors soixante-cinq mille habitants à Roubaix. Enfin
le 16 octobre, deux officiers, accompagnés de quatre soldats se présentèrent à
la mairie et intimèrent à M. Thorin, premier adjoint, faisant fonction de
maire, d’avoir à verser sur l’heure une contribution de sic cent mille francs
pour achat de charbon et frais de logement des troupes. Sur le refus du
magistrat, ils se firent ouvrir la caisse municipale, prirent les quatre cent
cinquante mille francs qu’elle contenait et, d’un geste large, sur l’insistance
du maire, témoin indigné du vol, consentirent à lui laisser cent mille francs
pour les secours urgents. La même opération s’effectua à la même heure à
Wattrelos et à Tourcoing, où ils dérobèrent deux cent cinquante mille francs.
Méchanceté, fourberie, cynisme, voilà les trois faces de
l’âme allemande.
Le long martyre de Tourcoing ressemble, hélas ! trait
pour trait, à celui de Roubaix. L’ignominie allemande d’une ville à l’autre ne
varie qu’en degré. La municipalité résista dignement, à l’exemple de M. Dron,
sénateur et maire de Tourcoing, emprisonné depuis le mois de mai 1918 en
Allemagne ? Là aussi tous les métiers ont été mis en morceaux et les
usines dépouillées.
Dix mille Tourquennois, et parmi eux des enfants de quinze
ans, furent déportés. Là aussi, les jeunes filles naguère furent emmenées en
captivité, gardées un an dans les camps ardennais, livrées aux pires misères,
aux plus monstrueuses promiscuités. Une mère est devenue folle en apprenant les
tortures sans nom infligées à son enfant.
A Tourcoing, l’ennemi montra, plus que partout ailleurs, sa
rapacité extraordinaire ; il fit argent de tout, négociant les
souffrances, les larmes en bon argent français. Il y eut dans la population
ouvrière d’horribles drames que l’on ne peut narrer ; ce fut pis que
l’esclavage pour les enfants et les femmes. Nombreuses furent les protestations,
nombreux aussi les jours de prison.
Là aussi, les écoles ont été transformées en casernes, quand
ce n’était pas en écuries. Singulière façon de répandre la Kultur. Les livres
jetés au fumier, les enfants maltraités ou contraints, par ordre à une oisiveté
déprimante. Les travailleurs dénommés impudemment volontaires menés à coups de
matraque, les femmes, qui refusaient de coudre des sacs pour leurs redoutes,
martyrisées.
Là aussi, ils ont fait sauter comme adieu les chaudières de
quatre-vingts usines.
On ne saura jamais tout ce qu’on souffert ces populations du
Nord sous le joug allemand ?
Aussi, à Tourcoing, comme à Roubaix, comme à Lille, aux
hosannahs de la délivrance se mêlait le cri passionné, le cri de vengeance
jailli de quatre ans de haine et d’abominables misères ;
-
N’oubliez jamais ! S’il est une justice, il
faut qu’ils payent le mal qu’ils nous ont fait ! »
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