Un des propos qui sont les plus familiers au lecteur de
cette revue est la protestation contre le mythe de l’influence espagnole en
Flandre. Nous n’avons cessé, depuis que paraît « Le Lion de Flandre », de dénoncer, partout où elle se
manifeste, cette légende invétérée qui aperçoit partout, dans notre type
physique, notre architecture, notre parler populaire, nos usages, notre
spiritualité même, les traces de la domination espagnole dans les
Pays-Bas.
Un problème historique qui reste à résoudre et qui,
d’ailleurs, à ce que nous sachions, n’a jamais été étudiée à fond, est de
savoir où et comment est née cette croyance, quasi universelle, dans l’opinion
française et dont la contagion n’a que trop atteint nos compatriotes eux-mêmes.
« Bergues somnole autour de son beffroi espagnol »
lisons-nous et relisons-nous sous la plume, d’ordinaire mieux inspirée, de
celui qui fut, en Flandre maritime, l’un des initiateurs du régionalisme
flamand. « La ville, poursuit-il, fut cinq cents ans aux comtes de
Flandre, puis cent ans aux ducs de Bourgogne, quatre-vingts ans à la Maison
d’Autriche, cent douze ans à l’Espagne, dont elle a conservé, beaucoup plus que
Dunkerque encore, une empreinte ineffaçable ».
Par un curieux phénomène, seuls comptent ce long passé et
seuls ont marqué de leur empreinte sur le visage de la cité les 112 ans de
régime espagnol. Bref, Bergues est espagnole « beaucoup plus que Dunkerque
encore », et ce n’est pas peu dire, car, ici, la période espagnole
« a laissé en la cité des traces indélébiles dans ses mœurs, son
tempérament, ses monuments, ses maisons et jusqu’en beaucoup de noms de
famille ».
Ainsi encouragés, les vulgarisateurs s’en donnent à cœur
joie : Bergues tout entière est « un joyau de la Renaissance
espagnole » (?), Bruges n’aligne au long de ses rues que « maisons
espagnoles ». Partout où une construction fait apparaître à son pignon les
gradins de l’escalier « à pas de moineaux », caractéristique de
l’architecture nordique d’Arras à Reval et à Riga, partout l’on crie à la
maison espagnole, oubliant que l’Espagne est, comme tous les pays du soleil, le
domaine de la terrasse et du toit plat. Il suffit qu’une hofstede de Hondeghem
ou de Wallon-Cappel arbore quelques redens pour que le romancier anglais la
baptise « Ferme Espagnole ». Mais la Renaissance à la flamande et le
baroque rubénien ne sont pas moins attribués à l’Espagne : les façades de
la Grand’Place à Bruxelles et à Anvers sont tout ce qu’il y a de plus espagnol.
Les styles les plus divers de l’architecture flamand ont au
moins ceci de commun que nous sommes tous pareillement un legs de l’Espagne aux
Pays-Bas. Les antiques maisons de bois à fronton triangulaire et à étages en
surplomb à Cambrai et à Valenciennes : les guides touristiques, les cartes
postales et la voix publique ne leur connaissent pas d’autre nom que celui de
« maisons espagnoles ». L’Hôtel de ville de Cassel est
« Renaissance Espagnole » et la Vieille Bourse de Lille itou. Hesdin
est le type de la pure création espagnole ! (On s’excuse auprès du lecteur
d’égrener une litanie que pourtant l’on écourte diantrement). Arras, Arras
surtout, avec ses pignons à volutes et ses arcades, est le triomphe de
l’Espagne, claironnent à l’envi la publicité des Chemins de Fer du Nord et les
ouvrages de M. Jean Brunhes lui-même.
On vous le demande : comment peut-on n’être pas
espagnol ? La pierre est espagnole, espagnole est la brique. L’horizontale
en architecture est espagnole, la verticale ne l’est pas moins. L’inspiration
de l’antique est emprunt d’Espagne, le gothique, tout autant. Espagnols, nos
beffrois à bulbes, espagnols aussi – pourquoi pas ! – nos clochers à
flèches ajourées. Le plus sublime en ce domaine est sans doute la question
insérée par certain inspecteur primaire dans les épreuves du certificat
d’études à Hazebrouck en 1929 et qui a fait, depuis, la joie de nombreux
auditoires : « L’église Saint-Eloi d’Hazebrouck est de style
espagnol. Expliquez ce fait. »
La porte de Roubaix à Lille ? « Les petits
créneaux qui la surmontent rappellent les armes de Castille ». Parions que
vous n’y aviez pas songé. Et qui dit espagnol, dit mauresque ! Cette même
porte de Roubaix est ornée de dessins en briques vernissées : «genre
d’ornementation importé par les Maures en Espagne et que les Espagnols ont
transporté en Flandre ». Nos beffrois n’évoquent-ils pas les
minarets ? Ne croyez surtout pas que mequène
(servante) vienne de meideken (jeune
fille) : « c’est un mot d’origine arabe passé en français par l’intermédiaire
de l’espagnol ».
Les Vierges que revêtent de riches manteaux de brocard,
variant avec les solennités de l’année, ce sont des « Vierges habillées à
l’espagnole », bien qu’un parfait connaisseur des usages liturgiques,
l’abbé M. English, fasse remarquer dans la revue brugeoise Bierkof (1938, III, 77-81) qu’en 1493, 1432, 1400, 1386, 1347, 1300
même, bien longtemps avant qu’il ne fût question d’Espagnols chez nous, cet
usage fût en vigueur en en honneur à Gand, Ypres, Saint-Omer, Anvers, Louvain,
etc.
L’Avesnois aime qualifier son pays de « Suisse du
Nord ». La presse parisienne n’est pas en peine pour rendre compte de ce
phénomène : « ce grossissement méridional de bon aloi ne
trouverait-il pas son explication dans l’occupation espagnole qui eut lieu dans
le Nord ? »
Cet atavisme ibérique se trahit aux moindres détails de
notre psychologie – voire de notre psychologie supposée - . Le journaliste bien
parisien M. Ivan Bjarne, en tournée d’enquête dans notre pays, ne manque pas
d’y faire quelques découvertes qu’il s’empresse de porter à la connaissance des
lecteurs de Midi-Paris. Une Flamande
lui aurait fait cette confidence : « Nous disons : une femme qui
domine un homme ne peut pas l’aimer ». Et M. Ivan Bjarne de nous fournir
la clef de ce mystère (?) : « probablement est-ce là un souvenir de
l’occupation espagnole »…
Si vous cherchez à pénétrer, sous les apparences, le sens
profond des choses et leur symbolisme, vous êtes espagnol : « Albert
Samain, Monsieur, témoigne dans son œuvre d’une ascendance tra tos montes. Mais si vous êtes gai, rieur,
enjoué, si vous êtes d’humeur joyeuse et si, en bon Flamand, vous appréciez les
joies de la Lebensfreude, vous êtes encore, Monsieur, Espagnol :
« Les Dunkerquois s’amusent comme ils travaillent : de tout cœur !
Leur carnaval est une explosion de joie qu’explique le long hiver et peut-être
aussi le souvenir de l’occupation espagnole. »
Nos géants, du reste, ornement principal de nos carnavals,
l’un des thèmes les plus originaux de notre folklore le plus racé, sont
évidemment d’origine espagnole, n’en déplaise à Jules Beck qui, dans sa
brochure Reuses de Flandre et Gigantes
d’Espagne, signale l’apparition d’un géant à Lille en 1454, un siècle avant
le « régime espagnol ».
La procession du Saint-Sang à Bruges est, aussi bien, une
autre manifestation du génie andalou propre à nos provinces. La braderie, en
dépit de son nom (du flamand braden),
est une importation de Castille.
Et ce n’est pas tout…
Votre nom se termine par un o ou deux oo : Flipo,
Deroo, Salengro ? Votre hérédité n’est pas douteuse, vous descendez de
quelque hidalgo. Vous vous appelez Detrez, Dumez, Potez ? Prière et
obligation de prononcer : Detrèze, Dumèze, Potèze, conformément à la
prononciation de la noble langue castillane d’où votre patronyme tire son
origine.
Le peuple dit mi
pour moi : hispanisme ! Et
l’expression ch’ti mi, que peut-elle
être sinon espagnole ? – L’institutrice, qui instruisait ainsi ses élèves
dans le plus pur conformisme espagnol, n’avait-elle pas raison, au moins sur ce
dernier point ? Car nous en sommes encore à nous demander dans quelle
cervelle a bien pu germer ce bizarre assemblement de sons qui nous paraissait
jusqu’à présent inventé par quelque Parisien pour ridiculiser les
« Barbares du Nord ». Après tout peut-être ne s’agit-il qu’une simple
vocalise en français… de vache espagnole !
Une Flamand ne saurait avoir les yeux noirs, ni un Flamand
les cheveux bruns sans que l’on crie au « Spanjaard » ! La
légende, sur ce point, est aussi tenace qu’en ce qui concerne les pignons à
redens. Impossible d’ouvrir un livre ou une feuille où l’on parle de la
population flamande, sans trébucher aussitôt sur cette affirmation ridiculement
gratuite. « O puissance indomptable de l’atavisme » s’écrie un organe
médical en détaillant les traits « évocateurs de la race
transpyrénéenne » dans le portrait, qu’il assombrit à souhait, d’un
professeur d’une de nos Facultés lilloises. Les filles de chez nous sont
« blondes, rousses, ou encore brunes en hommage aux conquérants espagnols »
- tu quoque, Mac Orlan ! –
Ce préjugé vous … heurte de front jusque dans les romans qui
s’attachent à décrire avec le plus de réalisme le paysage humain de nos
campagnes. C’est par antiphrase sans doute que cette héroïne de Heurtebise s’appelle Claire :
lèvres rouges, « fleurs sombres des yeux de scabieuse »,
« chevelure de ténèbres »… Allons, gageons qu’elle a aussi de qui
tenir au-delà des Pyrénées. « Ni son allure, ni sa peau mate, ni ses yeux
aux langueurs cachées, ni ses cheveux admirables ne sont d’une fille de chez
nous. Elle est, parmi les siens, une étrangère. Sait-on ce qui couve sous cet
air exotique ? Dans un être comme celui-là… s’affirment la victoire
oubliée et la longue conquête insolente de l’Espagnol dans ce pays. » La
seule question qui demeure pendante est de savoir si la brune enfant est
« lointainement issue d’un grand d’Espagne ou d’un roturier
ibérien »
.
A quiconque la nature a doté d’une chevelure brune, qu’il
soit héros de roman… ou romancier, de décider, selon que ses préférences sont
aristocratiques ou prolétariennes, si c’est sous les traits d’un hidalgo ou
d’un valet de tercios que s’est présenté, à quelqu’une de ses aïeules,
l’immanquable Don Juan de Kermesse Héroïque ! Tout à chacun
ne peut mettre son point d’honneur à descendre de sans pur et de lignée sans
bâtardise ni mésalliance.
Ces anthropologues ou historiens amateurs n’oublient qu’une
chose : que les types bruns ont existé en Flandre bien avant que n’y
apparût aucun chevalier, mercenaire ou négociant d’Espagne. Il n’est que de
jeter un rapide coup d’œil sur les tableaux des Primitifs Flamands. Voyez les
personnages qui peuplent les scènes des plus anciens retables et dont les
peintres ont emprunté les types aux modèles que leur fournissaient leurs
compatriotes. Regardez surtout les donateurs et donatrices qui figurent aux
volets et qui sont, eux, des portraits avoués. Les femmes, presque toutes, y
sont blondes, mais point rares les hommes bruns ou noirs. Certains biologistes
auraient tendance du reste à ne voir là qu’un phénomène assez constant d’après
lequel, au sein d’une même race ou d’une même espèce, l’élément mâle serait de
chevelure ou de poil plus foncé que l’élément femelle. Quoiqu’il en soit,
l’histoire du peuplement de la plaine flamande suffit amplement à expliquer
parmi ses habitants la présence de types bruns, sans qu’il faille recourir à
l’intervention d’Espagnols.
Un fait reste acquis, c’est que la Flandre, souvent par la
faute de ses propres enfants, est condamnée à faire figure, devant le monde de
colonie espagnole. On se représente l’étendue du mal lorsque, par exemple, dans
un seul numéro d’un magasine édité à Paris, on relève l’affirmation quatre fois
répétée sous quatre signatures différentes et sans plus de souci de
l’invraisemblance que du ridicule :
« J’imagine qu’un Espagnol ne doit pas se trouver moins
à son aise dans cet heureux pays, tellement le génie espagnol est demeuré
marqué de traits indestructibles sur les maisons, le long des rues et des
places, dans les œuvres d’art et jusque dans les yeux chauds de certaines
femmes qui portent sous un ciel du Nord le poids heureux d’une hérédité
lointaine. »
« Rubens, ne faut-il pas le voir comme un Espagnol (!)
qui aurait conquis la terre grasse des Flandres ? »
« A Bruxelles, il y a les choesels à qui l’on attribue,
à tort ou à raison, une origine espagnole. »
« A Furnes, les façades sont de briques sculptées,
comme à Antéquéra d’Andalousie. On y promène la passion du Christ, en pesante
figures de bois habillées au naturel, tout comme au Vendredi-Saint de Murcie,
de Séville. J’aime cette ville espagnole campée au bord de la dune, comme sur
les vieilles images de batailles. »
L’épidémie a gagné jusqu’à la Bretagne et la surprise nous
est réservée de lire dans un organe aussi sympathique que le quotidien rennais
qui porte comme titre le nom même de sa province : « Dans la plus
petite ville des Flandres, parmi les hommes blonds, il n’est pas rare de
découvrir des habitants du pays au type espagnol marqué. Ils nous font souvenir
de la longue durée de l’occupation espagnole du pays. »
Bref, à en croire le Français moyen et, hélas aussi, le
Flamand moyen qui font la loi dans le journalisme et la publicité, tout, chez
nous, ou à peu près, est espagnol. Le pire est que cette fable a trouvé
audience dans les sphères les plus élevées de la littérature et de
l’intelligentsia – à moins qu’elle n’ait précisément là son origine. – Le
carillon apparu pour la première fois aux beffrois de Flandre, à Douai en 1391,
à Alost en 1487, etc. est néanmoins une invention espagnole. Victor Hugo l’a
prétendu en un poème trop fameux « écrit sur la vitrine d’une fenêtre
flamande » :
Le carillon, c’est l’heure, inattendue et folle
Que l’on croit voir, vêtue en danseuse espagnole…,
Alors qu’il n’y a sans doute rien de moins inattendu que le
carillon, revenant d’heure en heure et quart d’heure en quart d’heure, avec une
régularité… d’horloge, ranimer la cité.
Bien avant le poète romantique, Ménage avait déjà affirmé
l’origine transpyrénéenne du carillon et s’était efforcé de le prouver à grand
renfort d’étymologie.
* * *
Ces prétentions, nous les avons souvent réfutées, les unes
et les autres, par le détail. Ce que nous voudrions montrer aujourd’hui plus
spécialement, c’est que nous ne sommes ni les premiers ni les seuls à
entreprendre cette réfutation et que tout ce qui compte dans les disciplines
les plus diverses de la science, a répudié hautement, et depuis longtemps le
mythe hispanique.
Edmond de Coussemaker a, comme il se devait, montré
l’exemple. En 1861 déjà, il écrivait : « Il existe encore dans la
Flandre Maritime de vagues souvenirs de la domination espagnole ; mais il
n’en reste plus guère de traces matérielles. Les constructions qu’on attribue
généralement aux Espagnols ou à leur influence ne présentent rien qui justifie
cette opinion. » (Bulletin du Comité
Flamand de France, novembre-décembre 1861, page 285.)
Mais c’est au père de l’histoire de l’art flamand en nos
provinces, à Mgr. Dehaisnes, qu’il revenait de réduire à néant ces affirmations
saugrenues, qui, jusqu’à lui, étaient quasiment « acceptées comme un
axiome » dans les milieux savants eux-mêmes. Il s’en acquitta en un
mémoire présenté à la Commission Historique du Nord, puis au Congrès des
Sociétés Savantes à la Sorbonne en 1878, et auquel personne, depuis, n’a rien
eu de substantiel à ajouter :
L’Espagne a-t-elle exercé un influence artistique dans les Pays-Bas ?
(Bulletin de la Commission Historique du
Département du Nord, t. XIV, 1879, pp. 427-449) Avec l’impressionnante
érudition dont il était coutumier, l’archiviste départemental du Nord prouve
que toutes les œuvres d’art produites par notre pays au temps de la domination
des Rois d’Espagne n’ont strictement rien d’espagnol que cette
coïncidence : que ce soit en peinture, en sculpture ou en architecture,
elles sont dues exclusivement à des Maîtres Flamands, pas un seul artiste
travaillant chez nous à cette époque n’est espagnol, ni n’a été à l’école de
l’Espagne.
« D’ailleurs, comme on le voit clairement lorsqu’on
étudie dans les documents l’histoire des Pays-Bas, il y avait en ces contrées,
outre les états généraux qui votaient les impôts et présentaient des doléances,
des assemblées provinciales, se réunissaient au moins chaque année, dans
lesquelles les députés du clergé, de la noblesse et des villes répartissaient
les contributions et s’occupaient de toutes les affaires spéciales à la
contrée, les routes, les canaux, les travaux et les édifices publics. Quant aux
affaires et aux constructions spéciales à chaque ville, c’était l’échevinage
qui était chargé de les diriger et qui le faisait par lui-même et à ses frais,
sans l’intervention du pouvoir central. Nous avons parcouru un nombre
considérable de comptes de villes ; et partout nous avons vu ces villes
édifier elles-mêmes la maison communale, le beffroi, les halles, les puits
publics, les portes et les fortifications. Il serait de même facile d’établir
que les églises, les chapelles et les abbayes étaient élevées par les
établissements religieux, par les dons des fidèles et les libéralités des
échevins…
« A priori, il ressort de la situation administrative
des Pays-Bas qu’in ne peut conclure à une influence artistique de l’Espagne sur
cette contrée. »
Dans les rares cas où les représentants du pouvoir central
s’occupent des choses d’art, c’est à des artistes du pays qu’ils confient leurs
commandes : « Les architectes, les sculpteurs et les peintres des
souverains et des gouverneurs-généraux espagnols, dans les provinces des
Pays-Bas étaient tous originaires de ces provinces… Aucun de ces artistes, qui
dirigèrent la construction des édifices et des monuments élevés par l’ordre ou
les libéralités du gouvernement n’est espagnol. »
A défaut même des données de l’histoire et des documents
d’archives, dont le témoignage est formel, la critique artistique n’est pas
moins décisive :
« Il est évident que l’influence des peintres espagnols
ne s’est pas fait sentir dans le pays des Van Eyck, de Memlinc et de
Bellegambe, de Jean de Maubeuge et de Michel Coxcie, de Rubens et de Van Dyck…
« Lorsqu’on a étudié la sculpture espagnole du XVIe et
du XVIIe siècle, avec ses détails capricieux, son monde de figurines, ses
statues aux poses souvent maniérées, et sa profusion d’ornements qui lui a fait
donner le nom de genre plateresque, on voit clairement qu’elle n’a aucun
rapport avec le style vigoureux et souvent vrai jusqu’à la naïveté, qui
caractérise les sculpteurs flamands…
« Jamais l’usage de construire ces maisons à pignon
crénelé et à pignon à courbes n’a été adopté en Espagne ; nulle part, pas
même dans les villes les plus anciennes, ni à Tolède, ni à Cordoue, ni à
Séville, on ne trouve des habitations à pignon triangulaire et à toit offrant
des pentes raides et élevées. Comme dans toutes les autres contrées
méridionales, les toits offrent une surface presque plane ; il devait en
être et il en a été ainsi. »
Nos historiens de l’art, à la suite de celui qui fut leur
maître incontesté, ont considéré comme de leur devoir de combattre le préjugé
hispanisant. Dans chacun de ses écrits, Fernand Beaucamp, de son vivant
secrétaire de la Commission Historique du Nord, a renouvelé sa
protestation :
« C’est… ici le lieu d’essayer de déraciner une vieille
et indéracinable erreur. Pour beaucoup de gens du Nord, nos vieilles maisons
sont des « maisons espagnoles ». On ne saurait trop le répéter, il
n’y a pas, il n’y a jamais eu de maisons espagnoles dans le Nord. D’ailleurs la
plupart des maisons ainsi nommées sont antérieures à l’occupation espagnole.
Ajoutons que, outre Pyrénées, les maisons à pignon sont appelées des maisons
flamandes » (L’Histoire de l’art
dans le Nord, dans Le Nord, par
Lemay et Robyn, Paris, Albin Michel, 1926, pp. 305-306)
« Pourquoi faut-il que tant de gens de chez nous, pour
qualifier cet art si profondément notre, si propre à la Flandre, l’appellent
« art espagnol » ? » (Les
arts en Flandre française, dans Flandre,
notre mère, Bailleul, 1931, p. 165)
Victor Champier, qui fut directeur de l’Ecole Nationale des
Arts industriels de Roubaix, et qui était tout sauf un partisan acharné de
l’originalité flamande, n’en a pas moins reconnu : « Depuis longtemps,
l’Espagne avait montré son impuissance radicale à exercer sur l’art flamand la
moindre influence. Presque rien d’elle n’avait pénétré dans le pays conquis,
pas un seul de ses architectes, ni de ses artisans, car c’est une légende à
détruire et une erreur qu’on commet en attribuant comme on le fait souvent
encore, à l’art espagnol certaines formes architecturales très répandues dans
la contrée notamment les maisons à pignon, la Bourse de Lille et beaucoup
d’autres monuments célèbres. La vérité c’est que le pignon à gradins ou à pas de
moineaux, né des exigences de la construction et des nécessités du climat,
était usité en Flandre bien avant l’occupation de l’Espagne, puisqu’on en
trouve des exemples dès le début du XIIe siècle. En fait, il n’y a pas eu d’architecture
hispano-flamande. » (V. Champier, L’art
dans les Flandres françaises aux XVIIe et XVIIIe siècles, Roubaix, Reboux,
1926, pp. 25-26)
Le sentiment de M. le chanoine Détrez n’est pas moins net,
si nous nous référons au compte-rendu, publié par les quotidiens locaux, d’une
conférence sur l’histoire de l’art lillois donnée le 24 avril 1942 aux Cours de
Perfectionnement de la Ville de Lille :
« On a souvent attribué à l’occupation espagnole le
style avec pignon à gradins appelés « pas de moineaux ». Mais il est
depuis longtemps prouvé que les Espagnols n’y sont pour rien. Les pignons à
gradins se sont introduits chez nous avant les Espagnols. Les maisons de la
Grand’Place d’Arras, qui remontent à 1467, le prouvent. »
M. Henri Potez, professeur à l’Université de Lille, a fait
justice dans son volume sur Arras, de
la mauvaise rhétorique accumulée autour du soi-disant caractère espagnol de la
capitale de l’Artois et à laquelle Verlaine lui-même a sacrifié :
« Le pauvre Lélian répétait avec ingénuité ce qu’il
avait ouï dire. Pour nos pères des âges romantiques, tout était espagnol en
Artois et dans les Flandres. C’est qu’à leur appétit rien n’était beau qui ne
vint de loin, rien ne méritait considération qui ne décelât une origine
exotique… Les Pays-Bas ne doivent presque rien à leurs maîtres lointains. Sous
la diversité des dominations successives, ils sont toujours restés profondément
eux-mêmes. Ces courbes, ces voitures, ces enroulements, ces déroulements, ces
tortils de flamme, vous les trouverez dans les lanières de feu que déchaînent
les brasiers de Rubens ou d’Emile Verhaeren, chez tous les représentants de ce
groupe humain qui ont magnifié la fête ardente de la vie. Ce qui frémit et
bouillonne dans cette végétation de pierre, c’est la sève de la terre natale et
l’indomptable génie des aïeux. »
M. l’abbé Lestocquoy a entrepris plus spécialement cette
démonstration en ce qui concerne les places d’Arras, dont il décrit très
justement qu’« il n’est rien de plus beau en Artois et …peu de choses plus
rares en Europe. » (L’architecture
civile à Arras et les rapports entre les Pays-Bas et l’Espagne, Mémoires de
l’académie d’Arras 1941, pp. 37-44)
« Espagnoles nos places… voilà qui était devenu une
sorte de dogme populaire et l’une des rares idées en matière d’architecture que
tous les habitants d’Arras se transmettent comme un héritage de famille. De
l’historien de la Gorce au guide du syndicat d’initiative, il n’est question
que de maisons espagnoles.
« Ce n’est pourtant pas que les spécialistes ne s’en
soient occupés… En 1873, l’Académie (d’Arras) mit au courant ce sujet :
« Rechercher ce qui concerne l’historique des places d’Arras, les décrire,
en juger le style, en dire la provenance. » Le travail qui reçut la
médaille d’or, et le méritait, fut un volume de Cardevacque sont l’abbé Van
Drival rendit compte à l’Académie… Ils en ont parlé et résolu la question
définitivement…
« Si l’on a en l’idée dans le peuple d’une influence
espagnole, méridionale, cela vient évidemment des galeries qui bordent nos
places. A la vérité on pourrait dire qu’il n’y a là qu’imitation de la galerie
inférieure de l’hôtel-de-ville, laquelle copie celle de Bruxelles et que l’on
trouve déjà cette disposition dès le XIIIe siècle à l’hôtel de ville de
Bapaume…
« Pour Arras, quelques tableaux anciens, heureusement
conservés, nous montrent en certains endroits des places, des maisons à pans de
bois qui ont à leur partie inférieure une galerie portant sur des poutres de
bois au lieu de nos colonnes de grès.
« Rien de plus convenable pour abriter les boutiques et
particulièrement celles installées dans les caves du grand et du petit marché.
Et rien d’espagnol non plus. Même la galerie de pierre est bien de chez
nous ; car les deux plus anciennes maisons, celles aux pignons à
« pas de moineaux » de la Grand’Place, remontent à 1467 ; les
archives ont conservé leur date de naissance. Et en 1467 l’Espagne n’avait aucun
point de contact avec l’Artois. »
Un autre érudit, M. Lavoine, a, pour sa part, vengé des
prétentions hispanisantes le baillage d’Aire-sur-la-Lys, qu’on n’a pas manqué,
évidemment, de ranger, lui aussi, parmi les chefs-d’œuvre espagnols (Bulletin de la Commission des Monuments
Historiques du Pas-de-Calais, t. V, p. 349)
Une preuve par la négative est d’ailleurs fournie par M.
Paul Parent qui, dans l’important ouvrage où il étudie de près les influences
subies par L’architecture des Pays-Bas
méridionaux aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles (un vol. in-4°, 224 pp.,
Paris-Bruxelles, Van Dest, 1926) n’est même pas amené à coter une seule fois le
nom de l’Espagne.
C’est à son expérience personnelle de l’Espagne que fait
appel M. le chanoine Leman : « Les fameux pignons de maison qu’on
appelle souvent espagnols, ne doivent rien à l’Espagne : nous les trouvons
dans nos villes flamandes bien avant qu’existent ces relations politiques. Je
n’ai pas souvenance d’en avoir vu en Espagne. Pourquoi ne les appelle-t-on pas
tout simplement des pignons flamands ? La vérité c’est que la Flandre a
été longtemps occupée par des étrangers qui ont vécu à côté d’elle sans se
mêler à elle » (Les relations de la
Flandre avec l’Espagne, Revue les
Facultés catholiques de Lille, octobre 1937, p. 18)
Avec Mgr. Lotthé, le débat déborde le terrain de la seule
architecture et s’élargit. Le distingué prélat, à qui ses deux beaux volumes
sur les églises de la Flandre française ont conquis d’emblée une place de choix
chez les historiens de l’art régional, reprend à son compte le vœu émis par le
Vlaamsch Verbond van Frankrijk au cours du Congrès Flamand du 8 août 1937 à
Dunkerque, protestant « contre l’inexcusable manie qui porte trop de
journalistes et écrivains vulgarisateurs (auteurs de guides, brochures
touristiques, etc.) à attribuer, à tout propos et hors de propos, à l’Espagne
une influence que celle-ci n’a exercée en Flandre, ni sur l’architecture, ni
sur le sentiment religieux, ni sur les coutumes populaires, ni sur les noms de
famille, ni sur les mots du langage local, et, moins encore, sur le type
physique des habitants » (E. LOTTHE, Les
églises de la Flandre française au nord de la Lys, Lille, S.I.L.I.C., 1940,
p. 270)
En chacun de ces domaines, la démonstration négative a été
fournie par les spécialistes.
L’influence espagnole sur nos populations est niée par
Eugène Pittard, professeur d’anthropologie à l’Université de Genève, dans son
volume de la collection H. Berr, Les
races de et l’histoire :
« Les voyageurs et les écrivains, qui avaient constaté
l’abondance relative des yeux et des cheveux bruns dans le midi de la Hollande,
avaient, sans plus, attribué cette richesse pigmentaire à une influence
espagnole, datant de l’époque dès après Charles-Quint. A juste raison, les
Hollandais ont protesté contre une telle interprétation. Les enquêtes
anthropologiques modernes leur ont donné des raisons plus démonstratives encore
de ne pas croire à de telles immixtions, trop faciles à inventer de par les
seuls faits historiques. La couleur brune des cheveux et des yeux, dans les
provinces méridionales de la Hollande, est d’une période plus ancienne que la
période espagnole. On peut, sans grande chance de se tromper, la considérer
comme préhistorique, comme datant déjà ainsi qu’en Belgique, des invasions
néolithiques. » (Les races et
l’histoire, Paris, Renaissance du Livre, 1924, pp. 247-248)
Pour ce qui est des dialectes populaires, l’éminent
romaniste de l’Université de Lille, M. Ch. Guerlin de Guer, n’est pas moins
explicite : « Me permettrez-vous, écrit-il au bulletin des Amis de
Lille (numéro du 1er avril 1937) qui, à plus d’une reprise, protesta
avec autant de vigueur que d’esprit contre le mythe hispanique, de vous
remercier de rompre une lance avec les partisans, que je croyais exterminés, de
notre prétendue descendance espagnole ?
« Il peut paraître sans doute exagéré de dire que, sous
Charles-Quint, les Espagnols ne furent pas plus nombreux chez nous que, de nos
jours, les marchands d’oranges. Mais je suis tout des premiers à reconnaître,
avec les auteurs de l’article, qui ni notre sang, ni nos coutumes, ni notre art
ne doivent rien à l’Espagne ; et j’ajouterai : ni notre langue. Il
est pourtant, à ma connaissance, toute une pléiade de bons esprits qui
s’évertuent à nous démontrer que tels ou tels mots du « terroir »
survivent dans notre région comme des témoignages de l’occupation espagnole.
« En principe, la thèse est difficilement soutenable,
car cette occupation, plus administrative que militaire, n’impliquait aucun
contact étroit entre l’occupant et le peuple qui fait la langue.
« En fait, à diverses reprises, on m’a communiqué des
listes de mots populaires de chez nous auxquels on prêtait une origine
espagnole. Pour deux de ces mots seulement, il peut y avoir un doute ; ce
sont : agozi, au sens de « vilain homme, méchant garçon », qui
serait l’espagnol alguazil ; et caracol, au sens de « limaçon »,
toujours vivant en espagnol dans le même sens. Et encore ce dernier est-il
attesté dans des régions de Flandre où il ne peut être question d’influence
ibérique. Sans doute s’agit-il d’un mot qui, comme quelques autres, aurait
pénétré dans le vocabulaire français au début du XVIIe siècle. Pour l’instant
donc, je m’en tiens au seul agozi. »
C’est la même conviction qu’exprime M. Arille Carlier, rédacteur
en chef de la « Wallonie Nouvelle » - le diable lui-même parfois
porte pierre ! – :
« Voyons les traces que la langue de Madrid a pu
laisser dans nos dialectes, le wallon à l’est d’une ligne Braine-le-Comte,
Binche, Beaumont, Chimay, et le picard à l’ouest. (Cette ligne est évidemment
approximative).
« Les demi-savants, ici, ont beau jeu. Ils ne manquent
pas de faire des rapprochements entre certains mots espagnols d’une part,
wallons ou picards de l’autre. Ils oublient que ce sont là précisément des mots
d’origine latine et que des coïncidences sont fatales. Il me souvient d’avoir
un jour été entrepris par un excellent homme qui avait vécu pendant des années
en Estrémadure, et qui voulait à toute force me persuader que la plupart de nos
mots patois venaient en ligne droite de là-bas.
« Sérieusement, j’objectais :
-
Vos parallèles sont frappants, cher Monsieur.
Mais ne pensez-vous pas que ce sont nos mots wallons qui ont été rapportés
là-bas par les soldats du Roi très catholique, après les avoir appris en
Wallonie ?
« Tête de l’interlocuteur. Il n’avait pas réfléchi jusque-là.
« Il me fallut faire appel au latin, au provençal et
aux dialectes romans de France pour le convaincre de sa méprise. Encore ne
suis-je pas certain d’avoir réussi.
« A la vérité, il y a fort peu de mots wallons ou
picards qui nous viennent d’Espagne…
« Au fond de cette croyance aux « résidus »
espagnols provient d’une information superficielle et de rapprochements
enfantins. Nous sommes en plein folklore des demi-civilisés. C’est le même
raisonnement primitif qui fait attribuer par syncrétisme, les monuments romains
aux Sarrazins, les chaussées d’Auguste à la reine Brunehaut. Il paraît assez
vain de lutter contre ces croyances quand elles sont inoffensives. Autre chose
est, évidemment, quand des gens dangereux s’efforcent de créer, au moyen de ces
erreurs, une mystique qui peut avoir de redoutables conséquences
politiques. »
Comme conclusion générale sur l’indépendance de la Flandre à
l’égard de toute influence espagnole, nous pouvons faire nôtre celle que le
chanoine Looten tirait à la fin d’une étude sur les Rapports littéraires entre la Néerlande et l’Espagne (Revue de littérature comparée, n°68,
octobre-décembre 1937, pp 613-630). Avec la hauteur de vues qui lui était
propre et le coup d’aile qui, naturellement, le soulevait au-dessus de son
propos immédiat, le Maître constatait :
« C’est un fait ethnique digne de remarque :
l’influence de l’Espagne ne réussit à pénétrer parmi les rangs ni du clergé, ni
de la noblesse, ni même de la bourgeoisie, sauf de rares exceptions. Le sang
des deux peuples ne se mêle pas pour fonder des familles : une répugnance
instinctive s’y oppose ; moins encore coule-t-il dans les veines du bas
peuple, où pourtant l’on peut noter des cas sporadiques de bâtardise. On s’est
trop affronté dans un passé trop proche pour qu’on puisse sympathiser de cœur…
« Chacun des deux peuples vit cantonné dans les
étroites limites de ses frontières. Entre ces vases clos, il n’y a de
communication que sur le terrain mercantile et pour le trafic des affaires…
« La tapisserie fleurit… à Bruxelles chez les Geubels
et les Raes. A Anvers, l’école de Rubens et de Van Dyck se survit grâce G. de
Crayer, à Lille par les deux Van Oost, à Dunkerque par Jean de Reyn, M. Elias,
A. Leys, etc. Leur manière n’a aucun rapport avec celle du Greco ou de
Velasquez, dont un monde les sépare.
« Ni l’architecture baroque (dite faussement jésuite),
ni la maison bourgeoise à pignons sur rue munis de gradins, ni le mobilier
d’art très remarquable – armoires, bahuts, dressoirs, coffres, chaises, etc. –
n’accusent la moindre provenance espagnole, quoiqu’en prétende une opinion
erronée, dix fois réfutée mais vivace comme les mauvaises herbes. Les habiles
artisans de ces richesses ont leur berceau sur les bords de l’Escaut et de la
Lys, non sur les rives du Tage ou de l’Ebre.
« En résumé, su l’Escurial continue d’imposer ses volontés à la gestion des affaires publiques,
l’Espagne ne rayonne en aucune façon… sur la pensée littéraire ou artistique
des provinces de langue flamande…
« Le domaine spirituel excepté, sur lequel elles purent
fusionner et se former une âme commune, les deux nations restent à une distance
considérable l’une de l’autre. Le fond de leur être est réfractaire à la
transmutation de son essence. Si les romans espagnols, picaresques ou autres,
fournissent à la scène hollandaise des canevas pour ses drames, si le genre scapa y spada et auto plaît aux dramaturges anticlassiques, tous ces modèles
n’agissent que par le dehors : ce sont des exemples que l’on imite plus ou
moins librement, à l’instar du théâtre de Shakespeare, mais sans se les
assimiler par un commerce intime, où imités et imitateurs forment une unité
indivisible…
« Entre ces pays s’est creusé un abime. Ils sont trop
semblables de tempérament pour que l’un soit complémentaire de l’autre ;
obstinés dans leur vouloir, intransigeants dans leurs principes, à la fois
épris d’idéal et de réalisme, ils se heurtent et se repoussent mutuellement.
Cette mésentente foncière s’est aggravée par cinquante ans de tyrannie
espagnole en Flandre, par des flots de sang néerlandais versés à l’époque de la
Révolution du XVIe siècle…
« Comme leurs peuples, les littératures d’Espagne et de
Flandre sont deux grandes isolées : entre elles il y a eu un contact, de
pénétration point. »
La séparation entre les peuples espagnol et flamand ne fut
pas telle toutefois, qu’il n’y eut entre eux de points de contact. Mais
l’influence, ce ne fut pas la Flandre qui la subit, c’est elle, au contraire,
qui l’exerça et c’est l’Espagne qui en porte les marques.
Le nombre des Espagnols que le régime politique amena en
Flandre fut beaucoup moins élevé que le prétend la légende et que le croit le
vulgaire. Cette immigration se limite à quelques officiers et hauts
fonctionnaires. « Cette redoutable infanterie d’Espagne » était
composée, comme toutes les armées du temps, de mercenaires d’origine
cosmopolite, mais dont la plupart était recrutée dans le pays même. Les plus
célèbres de ces bandes étaient celles des « Wallons » et l’on sait
que sous ce nom se groupaient les soldats de métier originaires des Pays-Bas
tout entiers. Quant aux fonctionnaires, la plupart étaient également indigènes.
Seuls quelques postes parmi les plus élevés – et encore pas tous, loin de là -
étaient aux mains de Castillans ou d’Aragonais.
Au surplus, la puissance assimilatrice de notre peuple,
était telle que les Espagnols qui, d’aventure, s’établissaient chez nous, loin
d’hispaniser leur entourage, avaient vite fait de se flamandiser eux-mêmes.
Louis Vivès, né à Valence et, à l’âge de vingt ans, enraciné à Bruges, est
ainsi devenu l’une des figures marquantes de l’humanisme néerlandais, et son
nom demeure inséparable de celui d’Erasme. Il s’était à ce point attaché aux
Pays-Bas qu’il déclina l’offre d’une chaire à l’université d’Alcala pour
pouvoir continuer à professer à Louvain. « Dans ses multiples études et
essais sur la philosophie politique et sociale, nous sommes surpris que le
tempérament méridional fait complétement défaut. Vivès observe les réalités
politiques et sociales telles qu’elles sont avec le regard réaliste d’un
bourgeois natif des Pays-Bas qui se rend compte que sa fortune dépend de la
justesse de son coup d’œil sur les choses. Il n’aime guère l’éclat et de le decorum
de la vie en Espagne à l’apogée de sa gloire
et de sa puissance, et ne se laisse tenter ni influencer par la gloire
vraie ou fausse de la civilisation méditerranéenne. On peut dire en quelque
sorte que, en s’établissant dans les Pays-Bas, il en avait adopté l’esprit et
l’âme d’une façon extraordinairement rapide. » (HJ de Vleeschauwer. Les complaintes de la paix à l’époque de
l’humanisme IV. La complainte de Louis Vivès, Cassandre, 20 février 1944)
Le roi d’Espagne, du reste, ne gouvernait en nos régions
qu’à titre de Comte de Flandre, et le premier souverain qui réunit sur sa tête
les deux couronnes d’Espagne et de Flandre ne fut pas un Espagnol mais un
Flamand. Les historiens discutent encore de savoir si Charles-Quint fut
patriote allemand ou patriote espagnol, et, communément, ceux d’Espagne voient
en lui un Allemand, et ceux d’Allemagne … un Espagnol. A la vérité, le fils de
Philippe-le-Beau, né au Prinsenhof de Gand, ne fut qu’un patriote flamand, et
l’amour des Pays-Bas l’emportait en lui sur tous les autres sentiments
politiques. Nombre de ses gestes et de ses décisions restent inexplicables si
on ne les éclaire à cette lumière. L’idée certes jamais n’effleura son cerveau
que l’Espagne pût influencer la vie nationale de son pays d’origine. Si, dans
un accès de patriotisme flamand, il jura de « mettre Paris dans son
Gand » (et avec un peu plus d’esprit politique, il y serait parvenu au
lendemain de Pavie), ne s’écriait-il pas en contemplant le panorama de sa ville
natale : « Combien faudrait-il de peaux d’Espagne pour faire un gant
de cette grandeur ? »
« Charles-Quint, souligne Mgr. Dehaisnes, aimait la
Flandre et se plaisait à parler le flamand ; et lorsqu’il quitta Bruxelles
à l’âge d’environ 16 ans pour aller prendre possession de la couronne de
Castille, ainsi que le rapporte l’évêque de Badajoz, « il ne savait dire
un mot en espagnol, quoiqu’il le comprit un peu ». Durant les deux années
qu’il passa ensuite en Espagne, il donna toute sa confiance et tout le pouvoir
aux Flamands qu’il avait amenés avec lui, parmi lesquels se trouvait un
peintre, Jacques Van Lathem ; il affecta de conserver le costume, les
habitudes et la langue de la Flandre, ce qui blessa vivement la fierté
espagnole. Sous un prince animé de ces sentiments, l’influence de l’Espagne ne
put guère se faire sentir dans les Pays-Bas » (Cf. Dehaisnes L’Espagne a-t-elle exercé une influence
artistique dans les Pays-Bas ? p.129)
Mgr Dehaisnes s’est abondamment expliqué sur le régime
politique et administratif qui était celui de notre pays sous l’autorité
espagnole. Si longue que soit la citation, elle ne nous apparaît pas ici hors
de propos :
« Les provinces méridionales des Pays-Bas, la Flandre,
le Brabant, le Hainaut, le Cambrésis et l’Artois, n’ont jamais cessé, au moins
jusqu’à la fin du XVIIe siècle, de s’administrer par elles-mêmes. Affaires
d’intérêt général et d’intérêt local, lois et impôts, milices et
fortifications, travaux et édifices publics, tout, excepté les questions
politiques, était du ressort des états généraux, des états provinciaux et des
échevinages.
« Sans doute le pouvoir central exerçait une action au
point de vie de l’administration et de la justice ; mais presque tous ses
représentants étaient originaires de la contrée. Il s’en suivit que l’influence
étrangère ne se faisait guère sentir dans les mœurs, les usages et les
traditions artistiques.
« Il en fut ainsi tout spécialement sous la période de
la domination espagnole, qui n’a d’ailleurs duré dans le Nord de la France,
qu’environ un siècle et demi, depuis 1526 jusqu’en 1648 pour certaines villes,
et 1668 ou 1679 pour d’autres…
« Durant les longs séjours que Charles-Quint dut faire
au-delà du Rhin et parfois au-delà des Pyrénées, le pouvoir fut confié à
Marguerite d’Autriche et à Marie de Hongrie, qui ni l’une ni l’autre n’avaient
vécu en Espagne ; tous les membres du Conseil privé étaient flamands, sauf
deux ou trois qui appartenaient, par l’origine de la famille, à la Bourgogne et
à l’Italie. Il en était de même dans l’ensemble de l’administration…
« Les traditions gouvernementales et administratives
suivies sous le règne de Charles-Quint de 1515 à 1555 se continuèrent, sans
modifications essentielles, sous Philippe II et ses successeurs. Philippe II
qui, durant les douze premières années de son règne, avait fait gouverner les
Pays-Bas par Marguerite de Parme et Granvelle, dont le système était
l’administration de la contrée par la contrée, y envoya, en 1567, un
généralissime qui fut plus que tout autre le représentant des idées espagnoles,
le Duc d’Albe. Mais nous ferons remarquer que l’armée de dix mille hommes
amenée par le terrible duc était principalement formée d’Italiens, et que, sur
les douze membres du Conseil des Troubles, deux seulement étaient
espagnols ; l’ensemble de l’administration resta entre les mains d’hommes
originaires du pays… Il en fut de même sous Don Louis de Requenses, grand
commandeur de Castille, qui n’exerça que trois ans les fonctions abandonnées
par le Duc d’Albe.
« Ce fut le caractère spécial du gouvernement des
Archiducs Albert et Isabelle, qui exercent ensuite la régence jusqu’en 1633,
c’est que, comme Marguerite de Parme, ils laissent le pays s’administrer
lui-même, et si de 1633 à 1648 et à 1668, nous trouvons parmi les gouverneurs
généraux quelques espagnols, il est permis de n’attacher aucune importance à ce
fait, parce qu’à cette époque, l’Espagne entrait déjà en décadence et qu’elle
ne s’occupait des Pays-Bas qu’afin d’y percevoir l’argent dont elle avait
besoin pour lutter contre la France ; elle n’y faisait ni lois, ni établissements,
ni travaux, qui auraient pu introduire ses mœurs et ses usages.
« On comprendra mieux encore la vérité de ces
observations, quand on saura que, de 1526 à 1668, sur la liste des grands
baillis de Flandre et de Hainaut, officiers qui étaient chargés de
l’administration générale de la justice, il n’y a pas un seul nom qui dénote
une origine espagnole. Il en est de même pour les baillis, et aussi, le plus
souvent, pour les gouverneurs des villes et des provinces. Dans la Flandre
Wallonne (sic), par exemple pour le pays de Lille, Douai et Orchies, on ne
trouve pas un seul gouverneur général qui soit originaire d’Espagne… » (L’Espagne a-t-elle exercé une influence
artistique dans les Pays-Bas ? pp 428-130)
Les Flamands, par contre descendent outre-monts. Ils y
occupent des places de choix et sont portés aux suprêmes dignités, tel le
Cardinal Andriaan Floriszoon Boeyens, le futur pape Adrien VI, à qui
Charles-Quint délègue en 1520 son pouvoir sur toutes les Espagnes. Il n’y a
point que nous sachions, d’amiral espagnol inhumé en nos cathédrales de
Flandre. L’honneur était réservé aux amiraux flamands de prendre place dans le
Panthéon des gloires nationales de l’orgueilleuse Espagne. Des sept amiraux que
Dunkerque fournit à la marine du Roi Très Catholique (alors que Jan Baert
lui-même ne parvint pas à ce grade dans celle du Roi Très Chrétien, son
successeur), deux furent enterrés avec la magnificence réservée aux
souverains : Mathieu Maes et Michel Jacobsen, « de zeevos », le
renard de la mer ; le premier repose à Cadix, le second dans le sanctuaire
le plus sacré de l’ « hispanité », dans le chœur de la cathédrale de
Séville, près de Fernand Cortès et de Christophe Colomb.
Les proverbes et dictons anti-flamands qui, au temps de
Charles-Quint, avaient cours en Espagne et que cite le chanoine Looten (C.
LOOTEN, Rapports littéraires entre la
Néerlande et l’Espagne, pp 617-618) attestent la rancœur que les fiers
Castillans éprouvaient de l’invasion de dignitaires flamands.
Le domaine où l’influence flamande en Espagne s’est fait le
plus fortement sentir est tout naturellement celui de l’art. Et, sur ce point
encore, c’est Mgr Dehaisnes qui a, le premier, signalé la contribution que les
Pays-Bas ont apportée « au développement des arts au-delà des Pyrénées. »
Il dresse des listes d’artistes de chez nous qui ont travaillé dans les Etats
ibériques et dont les cours, les évêchés, les monastères se disputent les
œuvres. A leur tête, Jan Van Eyck lui-même, que suivent de longues théories de
peintres, de sculpteurs, de miniaturistes. Les Maîtres flamands qui
n’entreprennent pas le voyage d’Espagne n’y sont pas moins célèbres, ni moins
recherchés ; les églises, les palais, les cloîtres se remplissent de leurs
œuvres, achetées à prix d’or et âprement convoitées.
C’est à leur école que s’assoient les peintres de la
péninsule : Lluis Dalmau, le Catalan, Fernando Gallego, de Salamanque et
maints autres qu’énumère Mgr Dehaisnes. Rubens, plus tard, conseille et dirige
Velasquez, Van Dyck déteint sur Murillo. De tous les musées d’Europe, ajoute
notre archiviste, ce sont ceux d’Espagne qui hébergent le plus d’œuvres
flamandes : à Madrid, par exemple, 62 toiles de Rubens, soit exactement le
double de ce que contient le Louvre, 54 Brueghel, 53 Teniers, etc.
On comprend et on partage la fierté qui soulève Ernest van
der Hallen, l’un de nos meilleurs auteurs de récits de voyage, lorsqu’au long
des galeries du Prado il marche de gloire flamande en gloire flamande :
Van Eyck, « el Flamengo », Jeroen Bosh, « el Flamingo Bosco »,
Van Dyck, « el magnifico, sublimo pintor Flamengo » et Van der
Weyden, et Memling, et Brueghel, et Patenier, et Metsys, et David, et Gossaert,
et Van Orleyn et Jordaens, et Teniers, et Rubens.
« En dépit de tous les consulats et de toutes les
ambassades de « Belgique », c’est l’aristocratie princière de la
culture flamande qui domine en ce palais des arts européens. La Flandre a écrit
ici des centaines de fois le long des murs son nom glorieux. Il résonne en six
langues dans la bouche des guides et des gardiens. C’est, en couleurs, un
cantique épique à ce petit pays qui voulut se mesurer à l’Espagne, c’est-à-dire
avec le monde entier, et qui, encore que stratégiquement et militairement il
dût céder devant ce peuple de millions de soldats et de moines, triompha en sa
vivante culture, de ce pays qui s’en vint chercher en Flandre ses architectes
et ses compositeurs, ses peintres, ses sculpteurs et ses rois…
« Un frisson de fierté me parcourt tandis que, mêlé aux
visiteurs, j’entends vingt fois, cinquante fois de la bouche des gardiens ce
mot : el Flamingo ! Je dois me faire violence pour ne pas
m’écrier : ceci, ici, n’est pas un reste archéologique comme les ruines de
vos canaux d’irrigation visigoths, vos voies romaines, vos églises et vos
maisons mauresques. Le peuple qui a créé ceci, ici, vit encore là-bas au Nord,
avec un vouloir nostalgique, mais puissant et profond comme la vie, de devenir
à nouveau une nation. Ceci, ici, n’est pas l’épopée historique d’une culture
éteinte ; ce n’est pas un mausolée où s’offre en spectacle le renom d’un
peuple mort ; c’est le témoignage d’une puissance de vie, plus forte et
plus imposante que parades d’armées, absolutisme d’Etat et ostentation du
pouvoir. Il y a donc des choses qui sont impérissables comme la vie
elle-même. »
Et à l’Escurial donc, où les mêmes splendeurs picturales
s’accumulent, et d’autres richesses encore :
« Lorsque le religieux Augustin, qui, dans l’immense bibliothèque reçoit les
rares visiteurs, apprend que je suis un compatriote du père du bâtisseur de
l’Escurial, il me regarde avec un étrange étonnement. Il veut avant tout savoir
où en est dans mon pays la question des langues et si le néerlandais existe
encore en tant que langue parlée. Un prêtre bruxellois semble lui avoir
récemment raconté là-dessus des choses plus qu’anormales. Il se réjouit
visiblement de ce que je lui raconte sur la question. Et le voilà qui sort des
piles de manuscrits, d’incunables et de documents enluminés écrits en
néerlandais. « Beautiful books » dit-il en caressant la reliure sombre
d’une magnifique bible gothique avec des notes marginales néerlandaises en
lourde cursive. Oui, mon vieux, gouverneurs, moines fanatiques, farouches
soldats, bûchers, tout cela nous l’avons reçu de chez toi, et en échange tes
ancêtres ont emporté de chez nous les quelques choses rares qui, pratiquement,
vaillent la peine d’un voyage à Madrid… » (Ernest Van der Hallen, Tusschen Atlas en Pyreneen, Leuven,
Davidsfonds, 1938, voir le chapitre : Vlaanderen
in Spaanje, 147-150)
Les observations de Mgr Dehaisnes ont été reprises et
complétées parfois par divers auteurs plus récents.
Dans sa conférence déjà citée, sur Les relations de la Flandre avec l’Espagne (Revue Les Facultés Catholiques de Lille,
octobre 1937, pp. 7-13), M. le chanoine Leman brosse une rapide esquisse de
l’influence flamande sur l’art espagnol. Les artistes de la péninsule qu’a
marqués l’art des Pays-Bas s’appellent légion : Jacomart Baço, disciple
direct de Van Eyck, Juan de la Huerta, qui sculptera à la Chartreuse de
Champmol le tombeau de Jean sans Peur, Bartoloméo Vermejo, qui évoque Van der
Weyden, Jaume Huguet, etc. Au passage nous remarquerons la part plus spéciale
que prennent à ce rayonnement nos provinces : c’est un Jehan de
Valenciennes, tailleur d’images, qui, de 1393 à 1397, décore le grand portail
de la cathédrale de Palma de Majorque ; les livres d’heures, enrichis de
miniatures, proviennent des ateliers de Valenciennes aussi bien que de ceux de
Bruges et de Gand ; les tapisseries d’Arras, de Lille, de Valenciennes
font concurrence à celles de Bruxelles
« Ce que l’Ecole flamande du XVe siècle a appris aux
écoles diverses de la péninsule ibérique, jusque-là dépendantes de l’idéalisme
serein et la naïve fraîcheur du Trecento italien, ce n’est pas seulement,
conclut M. le chanoine Leman, une technique nouvelle, c’est un réalisme
puissant et vigoureux qui ne craint pas d’accentuer les traits des personnages,
de rendre aussi vigoureusement que possible des scènes d’une émouvante horreur.
C’est le souci du détail qui a conduit à décorer les fonds des tableaux, d’où
l’or a disparu, de paysages d’une étonnante vérité, à représenter aussi
finement qu’il est possible des bijoux, des coupes d’or, d’argent finement
ciselées. Ce que les maîtres flamands ont encore développé chez les maîtres
espagnols, c’est l’amour des couleurs vives et éclatantes, le goût des
somptueuses étoffes, des riches brocarts aux broderies délicatement ouvragées,
étincelantes d’or, de pierreries, des cadres architecturaux minutieusement
travaillés. »
M. l’abbé Lestocquoy, comme il est naturel à l’historien de
cette ville d’Arras qui fut l’un des centres les plus réputés de la fabrication
de la haute-lisse, relève l’exportation en Espagne des arrazi :
« Comment oublierions-nous que le XIVe siècle Charles
III de Navarre (1388-1422) avait acheté des tapisseries au hautelisseurs
Nicolas Bataille et Jacques Dourdin, ce dernier bourgeois d’Arras, possesseur
de fiefs à Acq, Agnez et Achicourt, habitant sur la Grand’Place à la maison des
Caudrons…
« On pourrait multiplier les constatations de ce genre,
mais il serait impossible de déceler le moindre courant inverse. Les musées des
anciens Pays-Bas ne conservent pas d’œuvres espagnoles et les textes ne citent
aucun nom d’artistes ibériques. On ne peut pas écrire l’histoire de l’art en
Espagne sans consacrer des chapitres entiers aux influences du nord, mais on
peut passer sa vie au contact de l’art des Pays-Bas sans y trouver le plus
léger point de contact avec le pays de … Philippe II. » (Lestocquoy, L’architecture civile à Arras et les
rapports en les Pays-Bas et l’Espagne, Mémoires de l’Académie d’Arras,
1941, pp. 42-43)
Il y a bien une « école hispano-flamande », mais
en Castille. Il y a des peintres « hispano-flamands », mais ce sont
des Espagnols relevant de la manière flamande, tel cet Antonio Moro auquel
Georges Marlier a consacré naguère une brillante monographie (Bruxelles,
Nouvelle Société d’Editions).
Les rétrospectives d’art ibérique de ces dernières années
ont permis de mesurer l’importance des influences flamandes au-delà des monts.
A l’exposition d’art portugais organisée à Paris en 1931, les tableaux de Nuno
Gonçalves et les tapisseries réalisées d’après ses cartons ont montré combien
le « peintre de l’épopée portugaise », qui probablement est venu
lui-même en Flandre, dépend des maîtres flamands, notamment de Van der Goes. En
1935, les splendides tapisseries, fabriquées à Bruxelles en 1520 et aujourd’hui
propriété de l’Etat espagnol, revenaient pour la durée d’une exposition, dans
la capitale du Brabant, qui reprenait conscience de cette beauté dont elle a
enrichi la lointaine péninsule.
Quant à l’exposition d’art catalan réunie en 1937 à Paris,
au Musée du Jeu de Paume, elle a rappelé que le prestige de la Flandre n’a pas
atteint seulement la peinture castillane, mais a rayonné tout autant sur celle
de Catalogne. Dans un excellent compte-rendu de cette manifestation paru dans
le quotidien bruxellois De Standaard
(26 mars 1397), le critique et essayiste Marnix Gijsen mettait en lumière ce « Nederlandsch
avontuur », cette « aventure néerlandaise » des Primitifs
catalans. Dans les panneaux du Maître de Sant Jordi, les types physiques
eux-mêmes sont purement nordiques et flamands. La décapitation de saint Cucufa
de Maître Alfonso pourrait sans hésitation être attribuée à un Flamand :
on dirait presque un Gérard David. Quant à Lluis Dalmau, envoyé en mission en
Flandre en 1431 par le roi de Valence, sa « Madone aux jurés » est
presque un plagiat du retable de l’Agneau Mystique, qui, lors de son arrivée à Gand,
venait de prendre place à Saint-Bavon.
Comme l’é écrit M. l’abbé Lesctocquoy, « il n’en allait
pas autrement dans l’ensemble de la civilisation intellectuelle de la
péninsule… On ne peut … s’empêcher de songer aux ressemblances qui éclatent
entre ces grandes processions qui font la célébrité de Séville et de Bruges. On
songe parfois à l’Espagne en entrant dans certaines églises belges et en
trouvant des statues tragiques drapées de somptueux manteaux de velours brodé.
Il faut songer que ces manifestations religieuses sont vieilles comme notre
civilisation, on sait bien que ces tableaux religieux aux multiples costumes
qui transforment nos rues en une sorte de théâtre existaient chez nous dès le
XVe siècle, à un moment où nous n’avions nul contact avec l’Espagne.
« Faut-il donc conclure que comme jadis la Grèce
vaincue avait apporté la finesse de sa civilisation à l’Italie, les Pays-Bas
auraient ajouté quelques-unes de ces cérémonies à un pays qui les fit si bien
siennes que nous le concevons seulement avec ses manifestations presque
oubliées chez nous ? » (L’architecture
civile à Arras et les rapports en les Pays-Bas et l’Espagne, Mémoires de
l’Académie d’Arras, 1941, pp. 43-44)
Dans ce corps à corps entre deux peuples dont parle Ernest
Van der Hallen, si, à la différence des Pays-Bas du Nord, la Flandre, saignée à
blanc, eut militairement et politiquement le dessous, culturellement elle
l’emporta. Rien n’était sans doute plus éloigné de la pensée de ses maîtres que
de lui faire subir un impérialisme
culturel. (Il était réservé à d’autres conquérants de vouloir imposer, avec
leur autorité politique, leur civilisation, leur art, leur langue.) L’Espagne
se contenter de veiller aux intérêts de la foi romaine et de … lever des
impôts. Prospère, puissante et forte, elle n’avait pas encore inventé l’Hispania où, déchue, elle refoule
aujourd’hui ses rêves de grandeur.
Ne nous figurons pas une seconde, par exemple, que la
domination de la couronne d’Espagne ait amené chez nous une invasion de livres
espagnols. Au contraire, c’est la Flandre qui répand en Espagne les productions
de ses célèbres typographes, et l’imprimerie, dans la péninsule même, est
importation du Nord.
Nous ne reviendrons pas sur ce que H. van Byleveld écrivait
tout récemment, ici-même, sur le rôle de Nicolas Gombert et de nos compatriotes
à la Carilla flamenca de
Charles-Quint et de Philippe II et sir leur importation dans le développement
de la musique outre-Pyrénées (voir H. van Byleveld. La musique dans les Pays-Bas français, Le Lion de Flandre, mars
1944) : la polyphonie espagnole, illustrée en premier lieu par Vittoria,
est, comme toute la polyphonie européenne, de filiation flamande.
La confection des orgues pour les souverains espagnols était
également, et bien avant Charles-Quint, dès Jean Ier et Alphonse d’Aragon, une
quasi spécialité flamande. Les principaux facteurs portent des noms qui ne
trompent pas : Antoine Moors, Etienne Lethmann, Ludolf Woelemont, Hendrik
van Vorst, Mathys Langhedul, auxquels s’ajoutent Gilbert et Jean de Visé, de
Bruges. Les quatre orgues si réputées de l’Escurial sont l’œuvre de Gillis
Brebos, de Malines, qui, avec ses trois fils, y travailla trente ans durant.
A-t-on jamais connu un organiste espagnol aux Pays-Bas ? A Madrid, Michiel
de Bock, Lodewijk van Heymissen, Guillaume « de Sparanno de
Hollande », Henri Bredemers, Roger Pathie tiennent compagnie, en cette
qualité à Jean d’Arras.
Ce sont naturellement aussi les Flamands qui introduisirent
dans la péninsule l’art essentiellement néerlandais du carillon. Un fondeur de
cloches, Nicolas Le Vache, d’Anvers, s’établit à Lisbonne et dote le château de
Mafra, le Versailles d’Estrémadure, du merveilleux carillon de 110 cloches qui
est le plus puissant instrument campanaire du monde. Aujourd’hui encore c’est
le génie des carillonneurs de la Beiaardschool de Malines qui anime ce
klokkenspeel géant : le dernier titulaire nommé à cette fonction par
l’Etat lusitanien n’est autre que M. Théo Adriaens qui, suivant l’exemple du
Maître Jef Denyn, y donne des concerts réguliers, très goûtés de la société
portugaise et espagnole, et au programme desquels il se plait à placer des
œuvres de compositeurs flamands anciens et modernes.
En un autre domaine encore, celui de la Mystique et de la
spiritualité, la Flandre affirme sa supériorité. La patrie de Thérèse d’Avila,
de Jean de la croix, d’Ignace de Loyola, s’en fut à l’école de Ruysbroeck et de
l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ,
des chanoines de Windesheim et des Frères de la Vie Commune. Les historiens de
la littérature et de la pensée espagnoles, tels Cejador y Franca, Menéndez y
Pelayo, l’ont il y a longtemps remarqué. Dans son introduction à la traduction
de saint Jean de la Croix, le P. Chocarne, dominicain, reconnaît que « la
célèbre école mystique est fille de l’école de Groenendael »
On a pu consacrer un gros volume (Pierre Groult, Les mystiques des Pays-Bas et la littérature
espagnole du seizième siècle, Louvain, Uystpruyst, 1927), que l’auteur
lui-même reconnaît n’être que fragmentaire et incomplet, à dépister ces
influences. Les œuvres de Ruysbroeck et de ses disciples : Thomas Hemerken
van Kempen (dit a Kempis), Denijs van
Rijckel, dit le Chartreux, Gérard Gerbolt van Zutphen, Henri Herp, Jean Mombaer
franchissaient les « ports » des Pyrénées. Elles si répandent soit en
latin, soit en traduction castillane. La plupart des écrivains mystiques
espagnols ont été fortement influencés par leur lecture. M. Groult étudie à
titre d’exemple, Francisco de Osuna, qui séjourna aux Pays-Bas et s’y fit
éditer, Luis de Grenada et plus spécialement Juan de Los Angeles. Par
l’intermédiaire de Garcia de Cisneros, abbé de Montserrat, le renouveau de
Windesheim détermine la réforme bénédictine de Castille et de Catalogne. Ignace
de Loyola s’étant initié à la vie spirituelle de Cisneros, il y entre en
contact avec nos auteurs, si bien que les Exercices
et toute la spiritualité ingnatienne sont redevables, à leur origine, de
Zutphen et de Mombaer, comme l’a démontré en de patientes études de critiques
textuelles, le jésuite lillois Henri Watrigant.
Si entre le folklore d’Espagne et celui de Flandre, il y eu
un contact, c’est, ici encore, le peuple de Brueghel et d’Uilenspiegel qui a,
dans ces relations, joué le rôle actif. Les géants de procession ? Nous ne
possédons pas de précisions sur la date de leur apparition en Espagne. Par
contre, « plusieurs d’entre eux avaient, suivant acte authentique, droit
de cité chez nous avant l’an 1496, c’est-à-dire antérieurement au mariage de
Philippe-le-Beau avec Jeanne de Castille et, par conséquent, avant qu’il fût
question de domination espagnole en Flandre. » (Jules Beck, Reuses de Flandre et Gigantes d’Espagne,
Bulletin de l’Union Faulconnier, 30 juin 1900) Les plus anciens de la tribu
sont signalés à Alost dès avant 1447, à Namur en 1449, à Lille en 1454, à
Audenarde en 1456, à Ath en 1460, à Louvain en 1463, à Termonde en 1468, à
Lierre en 1469, à Tirlemont et à Anvers en 1470, à Douai en 1480, à Ypres en
1483, à Malines, Nieuport et Hasselt en 1490, à Venloo en 1492…
Il importe du reste de réduire à ses exactes proportions
l’importance des « géants » d’Espagne. La péninsule en compte
exactement, en tout et pour tout, trois groupes, à Barcelone, à Saragosse et à
Valence. Nous voilà loin de la famille nombreuse de nos reuzen ! En 190,
Jules Beck en dénombrait déjà une centaine et l’on sait que leur cohorte n’a
fait qu’augmenter depuis. Ces mannequins géants constituent une particularité
des Pays-Bas. On ne les rencontre ni en France, ni en Italie, ni en Allemagne,
ni dans les régions scandinaves. Si l’on fait exception pour quelques villes
d’Angleterre (Londres, Salisbury, Chester, Burton) et pour les … trois villes
d’Espagne ci-dessus nommées, les géants processionnels font partie
exclusivement du décor des lage landen
bij de zee.
Une origine espagnole des ommegangsreuzen est donc exclue et il est beaucoup plus plausible
que ces sont des Espagnols qui ont transplanté chez eux ces manifestations du
folklore nordique qu’ils avaient appris à connaître pendant leur séjour dans
leurs possessions des Pays-Bas. Tel est l’avis de Jules Beck dans l’étude que
nous avons déjà citée. Telle est aussi l’opinion du spécialiste le plus connu
de la question, le Dr C. De Baere, dans ses deux brochures : Onze Ommegangsreuzen
(Standaard-Boekhandel, Brussel, 1930, p.9) et Onze Vlaamsche Reuskens (De Nederlandsche Boekhandel, Antwerpen,
1941, pp 16-17)
C’est le parti qu’adopte avec la plus grande netteté le
célèbre folkloriste Arnold van Gennep : « Il est entendu que je n’y
vois aucune influence italienne ou espagnole et qu’au contraire j’admets que
les Géants processionnels de l’Espagne, vu aussi leur date d’émergence
historique, sont des transports de la Flandre dans la péninsule
ibérique. » (A. van Gennep, Le
folklore de la Flandre et du Hainaut français, T.I, Paris, Maisonneuve,
1935, p.168)
Il n’est pas jusqu’à l’âme du peuple qui, en quelques-unes
de ses expressions les plus authentiques, ne trahisse, sous une forme
singulière et assez inattendue, l’influence de nos « pays de par
deçà ». Les Espagnols « se délectent de flamenquisme » nous assure Henry de Montherlant (Séville la vivante). La danse espagnole
caractéristique entre toutes, ajoute-t-il, est la flamenca – revanche sur la « danseuse espagnole »,
imaginée en Flandre par Victor Hugo ! – et le chant populaire par
excellence, surtout dans le sud de la péninsule, le canto flamenco.
Danse et chant expriment un style de vie dans la désignation
duquel revient, avec une insistance trop marquée pour être fortuite,
l’évocation de la Flandre. Nous ne sommes pas suffisamment initiés au « cuadro flamenco » pour décider si
le contenu de ce cycle typiquement espagnol répond à la nature et à la manière
flamandes. Cornelius Conijn, qui, dans le numéro de septembre 1936 de la revue
néerlandaise Elsevier, étudie ce
phénomène de folklore plus spécialement andalou, serait porté à croire que la
Flandre, en l’occurrence, n’a été que le canal par lequel est parvenu en
Espagne une formule exotique. Il n’en demeure pas moins que l’ensemble musical
et chorégraphique par quoi l’étranger désigne ce qu’il découvre de plus
original dans l’art populaire hispanique et qui, développé au théâtre, a donné
naissance à certaines manifestations caractéristiques de la culture nationale,
s’appelle « el arte flamenco »,
l’art flamand.
Cette étiquette flamande, ainsi affichée là où sans doute on
ne s’attendait guère à la trouver, s’achève de témoigner que, loin d’avoir été
soumis à une influence ibérique, ce sont les Pays-Bas qui ont fortement marqué
de leur empreinte la civilisation des peuples de la péninsule.
Ce n’est pas toute fois que ne nous ne devions rien à
l’Espagne. L’objectivité nous oblige à le reconnaître, à la suite de M. E.
Lepinay qui, aux journées médicales de Bruxelles en 1938, raconte comment les
Pays-Bas connurent pour la première fois les ravages de la syphilis :
« C’était en 1496. On venait de décider l’union de
l’Archiduc d’Autriche, prince des Flandres, Philippe-le-beau, et de l’Infante
Jeanne d’Aragon.
« Pour conduire leur fille dans les Flandres, où
l’attendait son fiancé, les rois catholiques firent équiper, au port de Laredo
en Biscaye, une flotte de vingt voiles, qui appareilla le 22 août, sous la
conduite de don Fabrique Enriquez, amiral de Castille.
« Cette flotte, battue par de continuelles tempêtes,
aborda le 11 septembre à Middelbourg et, de là, la princesse et sa cour se
rendirent à Lille par petites journées où l’archevêque de Cambrai célébra le
mariage le 18 octobre.
« Mais hélas ! la suite noble de celle qui devait
devenir Jeanne-la-Folle, mère de Charles-Quint, apportait avec elle la
« Lues Ispanica » et c’est elle qui l’introduisit dans les Pays-Bas
et dans les Flandres, en cadeau de noces, peut-on dire.
« Et c’est pourquoi à Gand, comme à Leyde, on ne la
désigna plus alors que sous le nom de Spaansche
Pokken. »
Tel est, si nous en croyons le Courrier médical du 4 mars 1938 qui résume cette communication de
M. Lepinay sur l’évolution de la syphilis marocaine, le seul
« cousinage » dont l’authentique histoire permette de faire état
entre les Espagnols et les Flamands. Ce n’est tout de même point sans doute en
ce sens que l’entrevoyait l’imagination de Victor Hugo lorsqu’il chantait cette
Noble Flandre où le Nord se réchauffe engourdi
Au soleil de Castille et s’accouple au Midi !
L. BEEKEMAN
Merci pour cet exposé. J'étais moi-même intrigué par cette soi-disante influence architecturale que l'on ne retrouve par ailleurs pas en en Espagne. Il suffit juste en effet de reprendre la chronologie des occupations et la manière d'occuper pour avoir des doutes. J'ai moi-même relayé cette dite influence avec un aplomb de connaisseur de ma région ! Donc merci pour cette contribution qui nous donne à relire le présent à l'aune de l'histoire.
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