samedi 4 mai 2019

Le sort des Lilloises pendant la Grande Guerre


In René Deruyck – Lille : 1914-1918 dans les serres allemandes – LA VOIX DU NORD éditions, Lille, 1992


 
Des gamines traitées comme des filles de mauvaise vie
 
Le monde fut frappé d’horreur, dans une époque où les pires exactions furent commises, pour deux raisons principales : les Allemands s’ingénièrent à déporter les personnes du sexe faible, et le traitement qu’elles subirent fut abominable ; à ces jeunes filles, dont certaines, souvenons-en, n’avaient pas 17 ans, on fit subir le dégradant examen médical, auquel on astreignait les filles publiques, menées au dépôt.
 
Les Allemands, dont l’infamie n’eut pas de borne, en la conjoncture, avaient fait accréditer la rumeur que ces colonnes étaient formées de péripatéticiennes. On imagine le désarroi de ces épouses, mères ou jeunes filles, arrachées à leur foyer, d’être confrontées au mépris de ces gens qui eussent dû, au contraire, compatir à leurs malheurs. A Montigny, par exemple, à un peu plus de deux kilomètres de Marle, dans l’Aisne, elles furent accueillies par « Tiens, voilà le reste des bordels de Lille qui nous arrive ! … » Ces terribles calomnies furent également répandues dans le monde. Ainsi le venin est-il distillé dans un article de la Gazette de Cologne dans son numéro 791, daté du 6 août 1916 : « Je pense que ces jeunes gens des deux sexes, qui ne voulaient pas travailler ici et furent envoyés au loin, traînaient aux alentours et faisaient du scandale : tel le peuple de la périphérie des villes industrielles, des polissons à figures d’apaches, d’épaisses et insolentes drôlesses. »
 
Les témoignages convergent : les traitements infligés à l’élément féminin furent ignominieux, dans tous les domaines. Des femmes et des jeunes filles de toutes conditions furent entassées dans des wagons, où elles étaient mêlées aux hommes. Le voyage fut long, sans qu’elles eussent à boire ou à manger, où, à l’arrêt, certaines comme Marie X…, au récit duquel j’ai beaucoup emprunté, durent effectuer leurs besoins naturels, sous l’œil égrillard de soldats.
 
Mangées par la vermine durant un voyage interminable, qui les mena dans l’Aisne ou les Ardennes, elles furent logées dans des endroits inimaginables, comme un poulailler, précipitamment quitté par la volaille, mais toujours propriété des chats-huants et des rats. Marie X… fut accompagnée chez le médecin, par un sous-officier, du nom de Hickel, alléché par la perspective de voir la jeune fille en tenue légère. Sa fermeté finit par obtenir du médecin qu’il renvoyât l’odieux personnage, lequel ne cessa de la poursuivre de ses assiduités, sans oser, heureusement, de la violenter. Sa compagne de misère, Jeanne B… fut, elle, aux prises avec un gendarme et elle ne dut parfois son salut qu’à la fuite. Pendant toute une nuit, un militaire tenta de forcer la porte des jeunes filles, mortes de peur.

 
La prostitution organisée publiquement
 
« Parfois, avoue Marie, nous n’étions pas encore les plus malheureuses. A B…, village tout proche de notre hameau, cent cinquante femmes sont logées ou plutôt parquées dans un grenier. Elles couchent pêle-mêle sur la paille. Elles sont dévorées de vermine. Là, la prostitution est organisée publiquement. Chaque soir, sur le pas de la porte, des sortes d’enchères s’organisent ; les soldats font l’appel des femmes qu’ils désirent pour la nuit
 
« Charlotte, trois tablettes de chocolat »
 
« Louise… un mark et une tablette »
 
Les malheureuses sortent de la paille où elles sont nichées, suivent veux qui les appellent. Pour s’excuser, les Allemands affirment que leurs prisonnières sont toutes des prostituées. Ils mentent. Nous savons qu’ils ont enlevé indifféremment les femmes honnêtes et les filles publiques. » Mais ce qui a le plus déprimé Marie et Jeanne, ce fut l’indicible contempteur des autochtones, convaincus qu’il s’agissait bien de filles à soldats, « de femmes à boches », comme ils disaient.
 
Le travail était très pénible, d’autant plus pour Marie, frêle jeune fille de 20ans, arrachée à un nid douillet à un nid douillet, où elle n’avait jamais été assujettie à des travaux lourds. Quel que fut le temps, les déportées œuvraient dans les champs dès sept heures du matin, retrouvant seulement le crépuscule venu, leur misérable habitat, fourbues et meurtries, avec un quart d’heure d’arrêt, matin et après-midi et deux heures au cœur du jour… Jamais, le moindre véritable repos, ne fut-ce qu’une demi-journée, le dimanche, ne leur était accordé. Des coups de bâton eu de cravache s’abattaient sur la femme dont la cadence faiblissait ; celle qui se mutinait était jetée quinze jours dans un cachot obscur, ou « on les met dans une cave avec de l’eau jusqu’aux genoux ; on l’y laisse plusieurs heures, plusieurs jours, jusqu’à ce qu’elles cèdent. ».
 
A Le Fréty-Saint-Gorgon, le sévice préféré était celui dit de la « cloche ». lourde boite, dans laquelle on ne pouvait s’asseoir, installée dans une salle obscure de la mairie, elle était destinée à la récalcitrante, qui ne recevait, pendant sa punition, que du pain et de l’eau. Une Fivoise, qui, à bout de force, avait refusé de se rendre à son travail, fut astreinte à trois jours de « cloche ». L’un des secteurs les plus horribles fut celui de Montigny-les-Marle dirigé par quelques brutes lubriques ; après leur harassant labeur dans les champs, les pauvres femmes devaient encore, le soir, se défendre contre les tentatives, plus ou moins poussées, des voyous sous uniforme.
 
Les déportées étaient nourries et payées, pour autant qu’on puisse dire, mais de façon très diversifiée. Marie X… ne parle pas d’argent, mais précise qu’elle ne recevait sa pitance que du Comité d’Alimentation : un peu de riz, des haricots et du saindoux, à quoi s’ajoutaient un quart de litre de lait par jour, dû par la fermière, et un demi-litre mensuel de farine. Maria Vanhaute, quinze ans et demi, demeurant rue des Noirs, à Fives, fut enlevée en compagnie de ses deux tantes. Pendant son séjour à Bonne-Fontaine, Maria reçut, pour cinq semaines de dur labeur – huit heures de travail effectif toutefois – deux francs vingt, puis à Le Fréty-Saint-Gorgon, dix centimes de l’heure.
 
Il ne semble pas que la paie eût dépassé 1 F par jour, de laquelle étaient déduits les frais d’approvisionnement, supportés, rappelons-le par le Comité, dont l’évaluation, selon les critères allemands, varia invraisemblablement. C’est ainsi que certaines femmes rentrèrent chez elles, après les six mois où elles s’éternisèrent aux travaux forcés des champs, avec un actif de 17 à 20 F ; mais d’autres, étaient débitrices !...
 
La libération survint en automne. Tous, hélas ! ne rentrèrent pas. Charles Vanheurverswyn, fils d’un médecin de la rue Pierre Legrand, à Fives, brillant élève du lycée Faidherbe, fut sauvagement assassiné le 6 novembre 1916, dans l’immeuble des établissements Flipo, où, au terme de sa réquisition, il attendait avec d’autres jeunes gens sa libération. Trop bruyants au gré de certains Allemands, ils furent pris à parti par les bourreaux, et Vanheurverswyn, qui n’était pour rien dans le chahut, mais disposait d’un incontestable ascendant sur ses compagnons, fut frappé avec la crosse d’un fusil, avant de succomber sur un coup de baïonnette.
 
D’autres déportations furent mises en œuvre. En novembre 1916, 200 notables de la région furent expédiés à Holzminden, dans le Grand-duché de Brunswick, en Basse-Saxe « Parce que – dixit les occupants – le gouvernement français n’avait pas respecté l’accord de l’échange des prisonniers civils. » En mai 1917, ces prisonniers furent libérés, sur l’intervention du roi d’Espagne.
 
Les mêmes motifs furent invoqués, en janvier 1918, pour l’internement de 600 personnalités des régions sous domination allemande, puis de 400 autres, dont des femmes, les premiers en Lithuanie, d’abord à Milejgany, puis à Roon, pas très loin de la capitale Wilna, les seconds à Holzminden.
 
Enfin, aux débuts du mois d’octobre 1918, peu avant que l’occupant jouât la fille de l’air, une proclamation du 30 septembre obligea les hommes de 15 à 60 ans – on finit par ramener l’âge à 55 ans – à répondre à un ordre de rassemblement. Quelques 20.000 hommes partirent en direction d’Ascq, pour une destination inconnue. La faiblesse de la surveillance suscité de nombreuses fuites ; il y eut, cependant, de criminelles réactions : quelques-uns furent abattus en tâchant de se sauver. Ils parvinrent en Belgique, où ils vécurent comme ils le purent, avec l’aide d’une population accueillante, avant de rentrer dans la capitale des Flandres françaises, dans des conditions toujours aussi précaires, l’armistice signé.

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