In René Deruyck – Lille :
1914-1918 dans les serres allemandes – LA VOIX DU NORD éditions, Lille,
1992
Des gamines traitées
comme des filles de mauvaise vie
Le monde fut frappé d’horreur, dans une époque où les pires
exactions furent commises, pour deux raisons principales : les Allemands
s’ingénièrent à déporter les personnes du sexe faible, et le traitement
qu’elles subirent fut abominable ; à ces jeunes filles, dont certaines,
souvenons-en, n’avaient pas 17 ans, on fit subir le dégradant examen médical,
auquel on astreignait les filles publiques, menées au dépôt.
Les Allemands, dont l’infamie n’eut pas de borne, en la
conjoncture, avaient fait accréditer la rumeur que ces colonnes étaient formées
de péripatéticiennes. On imagine le désarroi de ces épouses, mères ou jeunes
filles, arrachées à leur foyer, d’être confrontées au mépris de ces gens qui
eussent dû, au contraire, compatir à leurs malheurs. A Montigny, par exemple, à
un peu plus de deux kilomètres de Marle, dans l’Aisne, elles furent accueillies
par « Tiens, voilà le reste des
bordels de Lille qui nous arrive ! … » Ces terribles calomnies
furent également répandues dans le monde. Ainsi le venin est-il distillé dans
un article de la Gazette de Cologne
dans son numéro 791, daté du 6 août 1916 : « Je pense que ces jeunes gens des deux sexes, qui ne voulaient pas
travailler ici et furent envoyés au loin, traînaient aux alentours et faisaient
du scandale : tel le peuple de la périphérie des villes industrielles, des
polissons à figures d’apaches, d’épaisses et insolentes drôlesses. »
Les témoignages convergent : les traitements infligés à
l’élément féminin furent ignominieux, dans tous les domaines. Des femmes et des
jeunes filles de toutes conditions furent entassées dans des wagons, où elles
étaient mêlées aux hommes. Le voyage fut long, sans qu’elles eussent à boire ou
à manger, où, à l’arrêt, certaines comme Marie X…, au récit duquel j’ai
beaucoup emprunté, durent effectuer leurs besoins naturels, sous l’œil
égrillard de soldats.
Mangées par la vermine durant un voyage interminable, qui
les mena dans l’Aisne ou les Ardennes, elles furent logées dans des endroits
inimaginables, comme un poulailler, précipitamment quitté par la volaille, mais
toujours propriété des chats-huants et des rats. Marie X… fut accompagnée chez
le médecin, par un sous-officier, du nom de Hickel, alléché par la perspective
de voir la jeune fille en tenue légère. Sa fermeté finit par obtenir du médecin
qu’il renvoyât l’odieux personnage, lequel ne cessa de la poursuivre de ses
assiduités, sans oser, heureusement, de la violenter. Sa compagne de misère,
Jeanne B… fut, elle, aux prises avec un gendarme et elle ne dut parfois son
salut qu’à la fuite. Pendant toute une nuit, un militaire tenta de forcer la
porte des jeunes filles, mortes de peur.
La prostitution
organisée publiquement
« Parfois, avoue
Marie, nous n’étions pas encore les plus malheureuses. A B…, village tout
proche de notre hameau, cent cinquante femmes sont logées ou plutôt parquées
dans un grenier. Elles couchent pêle-mêle sur la paille. Elles sont dévorées de
vermine. Là, la prostitution est organisée publiquement. Chaque soir, sur le
pas de la porte, des sortes d’enchères s’organisent ; les soldats font l’appel
des femmes qu’ils désirent pour la nuit
« Charlotte, trois tablettes de chocolat »
« Louise… un mark et une tablette »
Les malheureuses
sortent de la paille où elles sont nichées, suivent veux qui les appellent.
Pour s’excuser, les Allemands affirment que leurs prisonnières sont toutes des
prostituées. Ils mentent. Nous savons qu’ils ont enlevé indifféremment les
femmes honnêtes et les filles publiques. » Mais ce qui a le plus
déprimé Marie et Jeanne, ce fut l’indicible contempteur des autochtones,
convaincus qu’il s’agissait bien de filles à soldats, « de femmes à
boches », comme ils disaient.
Le travail était très pénible, d’autant plus pour Marie,
frêle jeune fille de 20ans, arrachée à un nid douillet à un nid douillet, où
elle n’avait jamais été assujettie à des travaux lourds. Quel que fut le temps,
les déportées œuvraient dans les champs dès sept heures du matin, retrouvant
seulement le crépuscule venu, leur misérable habitat, fourbues et meurtries,
avec un quart d’heure d’arrêt, matin et après-midi et deux heures au cœur du
jour… Jamais, le moindre véritable repos, ne fut-ce qu’une demi-journée, le
dimanche, ne leur était accordé. Des coups de bâton eu de cravache s’abattaient
sur la femme dont la cadence faiblissait ; celle qui se mutinait était
jetée quinze jours dans un cachot obscur, ou « on les met dans une cave avec de l’eau jusqu’aux genoux ; on l’y
laisse plusieurs heures, plusieurs jours, jusqu’à ce qu’elles cèdent. ».
A Le Fréty-Saint-Gorgon, le sévice préféré était celui dit
de la « cloche ». lourde boite, dans laquelle on ne pouvait
s’asseoir, installée dans une salle obscure de la mairie, elle était destinée à
la récalcitrante, qui ne recevait, pendant sa punition, que du pain et de
l’eau. Une Fivoise, qui, à bout de force, avait refusé de se rendre à son
travail, fut astreinte à trois jours de « cloche ». L’un des secteurs
les plus horribles fut celui de Montigny-les-Marle dirigé par quelques brutes
lubriques ; après leur harassant labeur dans les champs, les pauvres
femmes devaient encore, le soir, se défendre contre les tentatives, plus ou
moins poussées, des voyous sous uniforme.
Les déportées étaient nourries et payées, pour autant qu’on
puisse dire, mais de façon très diversifiée. Marie X… ne parle pas d’argent,
mais précise qu’elle ne recevait sa pitance que du Comité d’Alimentation :
un peu de riz, des haricots et du saindoux, à quoi s’ajoutaient un quart de
litre de lait par jour, dû par la fermière, et un demi-litre mensuel de farine.
Maria Vanhaute, quinze ans et demi, demeurant rue des Noirs, à Fives, fut
enlevée en compagnie de ses deux tantes. Pendant son séjour à Bonne-Fontaine,
Maria reçut, pour cinq semaines de dur labeur – huit heures de travail effectif
toutefois – deux francs vingt, puis à Le Fréty-Saint-Gorgon, dix centimes de
l’heure.
Il ne semble pas que la paie eût dépassé 1 F par jour, de
laquelle étaient déduits les frais d’approvisionnement, supportés, rappelons-le
par le Comité, dont l’évaluation, selon les critères allemands, varia
invraisemblablement. C’est ainsi que certaines femmes rentrèrent chez elles,
après les six mois où elles s’éternisèrent aux travaux forcés des champs, avec
un actif de 17 à 20 F ; mais d’autres, étaient débitrices !...
La libération survint en automne. Tous, hélas ! ne
rentrèrent pas. Charles Vanheurverswyn, fils d’un médecin de la rue Pierre
Legrand, à Fives, brillant élève du lycée Faidherbe, fut sauvagement assassiné
le 6 novembre 1916, dans l’immeuble des établissements Flipo, où, au terme de
sa réquisition, il attendait avec d’autres jeunes gens sa libération. Trop
bruyants au gré de certains Allemands, ils furent pris à parti par les
bourreaux, et Vanheurverswyn, qui n’était pour rien dans le chahut, mais
disposait d’un incontestable ascendant sur ses compagnons, fut frappé avec la
crosse d’un fusil, avant de succomber sur un coup de baïonnette.
D’autres déportations furent mises en œuvre. En novembre
1916, 200 notables de la région furent expédiés à Holzminden, dans le
Grand-duché de Brunswick, en Basse-Saxe « Parce que – dixit les occupants – le gouvernement français n’avait pas respecté l’accord de l’échange des
prisonniers civils. » En mai 1917, ces prisonniers furent libérés, sur
l’intervention du roi d’Espagne.
Les mêmes motifs furent invoqués, en janvier 1918, pour l’internement
de 600 personnalités des régions sous domination allemande, puis de 400 autres,
dont des femmes, les premiers en Lithuanie, d’abord à Milejgany, puis à Roon,
pas très loin de la capitale Wilna, les seconds à Holzminden.
Enfin, aux débuts du mois d’octobre 1918, peu avant que
l’occupant jouât la fille de l’air, une proclamation du 30 septembre obligea
les hommes de 15 à 60 ans – on finit par ramener l’âge à 55 ans – à répondre à
un ordre de rassemblement. Quelques 20.000 hommes partirent en direction
d’Ascq, pour une destination inconnue. La faiblesse de la surveillance suscité
de nombreuses fuites ; il y eut, cependant, de criminelles
réactions : quelques-uns furent abattus en tâchant de se sauver. Ils
parvinrent en Belgique, où ils vécurent comme ils le purent, avec l’aide d’une
population accueillante, avant de rentrer dans la capitale des Flandres
françaises, dans des conditions toujours aussi précaires, l’armistice signé.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire