par Étienne DEJONGHE
in : MEMOR (mémoire de l'occupation et de la résistance en
zone interdite) bulletin
d'information n° 12 décembre 1990.
[…]
L'arme séparatiste
L'idée selon laquelle le Nord et le Pas-de-Calais étaient
une ancienne marche
germanique qu'il s'agissait de reconquérir n'était pas
nouvelle. On la trouvait dans les
ouvrages des auteurs pangermanistes du siècle précédent et,
avant eux, dans les
écrits de certains romantiques. Le chancelier
Bethman-Hollweg et Streseman
l'avaient reprise en 1915 quand ils avaient voulu définir
les buts de guerre de
l'Allemagne impériale. La défaite de la France en 1940
réveilla les vieux appétits. La
volonté de les satisfaire inspira les projets de traité de
paix élaborés à la hâte, à
Berlin au ministère de l'intérieur (projet Stuckart) et par
les groupes industriels. De
même le Deutschland Aussland Institut constitua en juillet
1940 un dossier sur les
fondements et ethniques de l'État français dans lequel
cartes et rapports prouvèrent
à l'envi que la soi-disant grande nation n'était en fait
qu'un assemblage artificiel de
races diverses. Cela était vrai en particulier des
départements du Nord où le vieux
fond germanique avait été enrichi par l'apport de
l'émigration belge et celle plus
récente des polonais « Volksdeutche » dont une mission avait
découvert avec
ravissement l'existence : « ils sont plusieurs milliers
politiquement récupérables du
fait que les mauvais traitements des français les ont à
jamais guéris de toute
fraternisation internationale ».
Sur le terrain , il est manifeste que les officiers et les
administrateurs allemands, qu'il
fussent ou non nazis, partageaient au début, les vues des
extrémistes flamands.
« Nous étions persuadés » confia plus tard le conseiller
militaire Carlo Schmid au
secrétaire de la Chambre de Commerce de Lille, « que nous
étions en présence d'un
pays flamand qu'il fallait rééduquer ». Avec stupeur, les
habitants de la région
découvrirent que les affiches allemandes apposées sur les
murs étaient trilingues.
Dans quelques Frontstalags, des prisonniers français
d'origine flamande reçurent
promesse d'être libérés contre reconnaissance de leur vraie
nationalité. mais
l'euphorie de la victoire semblait autoriser des expériences
plus audacieuses. C'est
ainsi que l'O.K.H. avait interdit le retour dans
l'arrondissement de Dunkerque, des
réfugiés portant un non à consonance latine et que l'O.F.K.
songea un moment à
installer dans sa circonscription des écoles
néerlandophones, qui seraient servies
pas des maîtres venus de Belgique. Bref, la conjoncture ne
pouvait être meilleure
pour l'abbé J.-M. Gantois décidé à relancer son mouvement
séparatiste : le vlaamsch
verbond van Frankrijk (la ligue flamande de France).
La relance du Vlaamsch Verbond van Frankrijk
Il existait depuis 1853 dans le Nord, un comité flamand de
France, qui, comme toutes
les sociétés savantes fondées à cette époque, cultivait
l'amour de la « petite patrie »,
de sa langue et de sa religion. Composée de notables, soumis
à l'influence du clergé
qui lui fournissait ses membres les plus actifs et ses
érudits les plus célèbres, il avait
combattu la République centraliste et laïque, mais sa
fidélité à la « Grande Patrie »
était restée sans faille. Sa philosophie était en somme un
mélange de Barrès
(l'enracinement) et de la morale traditionnelle (il y a une
gradation dans l'amour : on
aime d'abord sa famille, puis sa province, puis la France).
C'est en réaction contre ce comité, trop loyaliste et trop
guindé à son goût, que l'abbé
Jean-Marie Gantois, entouré de jeunes prêtres, avait créé en
1926 le Vlaamsch
Verbond van Frankrijk. Son but originel ? redonner au peuple
flamand de France,
une conscience nationale ce qui impliquait une double
exigence : débarrasser la
ligue de la tutelle cléricale qui serait une entrave à son
recrutement et à sa liberté
d'action (c'est pourquoi Gantois se contenta du poste de
secrétaire général, laissant
la présidence et les autres fonctions à des laïcs) ; éviter
le combat politique source
de division, mettre l'accent sur le travail culturel, seul
moyen de ranimer chez les
flamands l'orgueil de leur appartenance. Mais les objectifs
de l'association ne
tardèrent pas à se radicaliser sous l'influence d'une part
des mouvements
flamingants de Belgique (le Verdinaso en 1931, le Vlaamsch
National Verbond en
1932) d'autre part de la « Weltansschauung hitlérienne. En
1936, Gantois était
devenu ouvertement séparatiste. Il appelait de ses voeux, la
formation d'un "État
Thiois", une grande Neerlande qui s'étendrait jusqu'aux
rivages de la Somme et dont
les fondements ne seraient plus la langue, mais la race,
l'histoire et les données
naturelles. Un ouvrage qu'il publia cette année là sous le
pseudonyme d'Arnold
Dedeene permet de mesurer dans quel sens avait évolué sa
pensée.
Intitulé "Le règne de la race", ce livre défendait
l'idée que la race deviendrait au XXe
siècle le fondement des États et que cette révolution des
temps modernes se ferait
au profit du germanisme et par le germanisme, celui-ci
entendu au sens le plus
compréhensif du mot… Les Pays-Bas y auraient leur place.
Cette conception raciale
poursuivait-il, n'était en rien antichrétienne. Au contraire
« c'est le racisme qui est
dans la tradition du christianisme, c'est le racisme qui
honore l'oeuvre divine ». Ainsi
que le proclame sagement un proverbe africain « li Bon Dieu
en a fait li café et li lait,
y en a pas fait le café au lait ». La théorie de la
supériorité de la race aryenne dans
l'ordre humain est l'évidence même. « Le baptême dote l'âme
de prérogatives
spirituelles inconnues dans son état antérieur, mais il ne
saurait modifier en rien le
sang et la race… un juif baptisé cesse d'être de religion
israélite, mais il ne se
transforme pas pour cela en occidental. Il reste ce qu'il
est, un Sémite, un annamite
chrétien reste un annamite ! un nègre baptisé n'en reste pas
mois un nègre ». C'est
pourquoi en s'opposant au mélange du sang et en prônant le
chacun chez soi,
l'Allemagne nouvelle revenait aux sources du germanisme dont
les valeurs avaient
toujours coïncidé avec les valeurs chrétiennes, car le
germanisme avait été de tout
temps le meilleur rempart du christianisme contre l'individualisme
latin destructeur.
Loin de sombrer dans le paganisme, comme l'en accusait avec
légèreté l'Église
romaine, le Reich d'aujourd'hui « se fondait en réalité sur
le christianisme le plus
solide et sur l'idée de Dieu ». A l'image de son chef qui ne
cessait de se référer à la
divine providence.
Si paganisme il y avait, c'était dans la République
française qu'on le rencontrait. Et
l'auteur de se livrer contre elle à une de ces charges qui
deviendront coutumières
sous l'occupation, y dénonçant tour à tour la statolatrie
jacobine, la latinolatrie des
intellectuels, « l'idéologie bassement démocratique de
l'égalitarisme ethnique ».
« Les avocats nègres siègent au Palais Bourbon, sont promus
sous secrétaires
d'État… Les jeunes gens à la caserne connaissent la honte de
se mettre au garde à
vous devant des fils d'esclaves… Ils sont livrés dans la
fleur de l'âge au bon plaisir
de brutes syphilitiques, à peine extraites de leur bled
algérien et élevées au grade de
sergents de l'armée française. Leurs soeurs sont promises en
mariage à quelques
adonis congoléen, anthropophage dans sa jeunesse. Un vaste
État noir se forme
ainsi de Paris à Tombouctou ».
Bien entendu, Gantois se gardait bien de développer
ouvertement ses thèses, dans
la revue de l'association (le lion de Flandre). Elles y
transparaissaient néanmoins. En
outre ses déplacements et ses liaisons (avec les
séparatistes bretons notamment)
étaient suivis de près par les services de la sûreté, de
sorte qu'en septembre 1939 la
ligue fut dissoute et ses publications interdites.
L'invasion trouva l'abbé vicaire à la paroisse Notre Dame de
Roubaix. Le 18 juin,
alors que l'armistice n'était pas encore signé, celui-ci et
le Docteur Pétri et son adjoint
Reese du groupe « Volkstum und Kultur » de l'administration
militaire de Bruxelles, à
qui ils remirent un mémoire dans lequel ils développaient
leurs thèses thioises. A leur
grand dépit, l'autorisation de relancer le mouvement se fit
attendre. C'est que le
docteur Pétri, jugeant leur prétentions territoriales
excessives et non fondées (elles
s'étendaient bien au-delà du coin flamand jusqu'à l'Artois
et le Boulonnais), avait
émis un avis défavorable(1). En outre, les hostilités se
prolongeant, le Führer avait
interdit en septembre 1940, toute allusion dans la presse et
autres médias au sort
futur des régions subordonnées au commandement de Bruxelles.
Il était en effet
inutile d'alarmer outre mesure Vichy, au risque d'étouffer
ses velléités collaboratrices.
Le secrétaire du Vlaamsch Verbond van Frankrijk ne se
découragea pas pour autant.
puisque l'administration militaire éprouvait des réticences
à son égard, il chercha et
obtint l'appui d'autres instances : la Propaganda Abteilung
et la section subversion de
l'Abwerh. C'est par leur canal qu'il envoya directement à
Berlin, début décembre un
nouveau mémorandum accompagné de la fameuse lettre
d'allégeance au Führer.
À l’époque l'abbé avait sauté le pas. En novembre 1940,
après une entrevue difficile
avec le Cardinal, il avait abandonné ses charges pastorales
(il est vrai que sa
situation auprès de ses paroissiens était devenue intenable,
il recevait des menaces
de mort, des tracts le dénonçaient comme un « boche »et un «
traître »). Début
décembre, une note de l'Abwehr à la Militärverwaltung de
Lille nous apprend que,
Gantois ayant décidé de se consacrer à la politique, elle ne
le comptait plus parmi
ses « hommes de confiance » (V. Leute) et qu'il serait bon
de lui accorder toutes
facilités (laissez-passer permanents etc.…) pour accomplir
se tâche.
Début 1941, l'autorisation tant désirée arriva, mais avec
une nette réserve. Le
mouvement pouvait renaître et relancer ses publications, à
condition de se cantonner
strictement au domaine culturel(2).
Les mois passants, les autorités d'occupation s'étaient en
effet aperçues que si la
carte de la « Flamenpolitik » était jouable en Belgique, il
n'en allait pas de même
dans le Nord de la France où la population entièrement
"romanisée" avait perdu sa
conscience « Volk » : vouloir la réveiller en pleine guerre
n'aurait pour résultat que de
susciter des désordres et de « gêner la Militarverwaltung
dans sa mission ».
D'ailleurs, chaque fois qu'un incident ou un article
réveillait tant soit peu la peur de l'annexion dans les deux départements, le
gaullisme et l'anglophilie, déjà plus forts ici
qu'ailleurs, en profitaient. La situation était en 1941,
devenue si tendue que l'O.F.K.
avait jugé nécessaire de desserrer l'isolement de la zone
interdite et d'autoriser une
propagande « national-française », car même les partis
collaborateurs (introduits en
juillet) n'acceptaient pas que l'on « toucha à la France une
et indivisible ».
Le Vlaamsch Verbond van Frankrijk reprit donc ses activités
et relança ses
publications (le lion de Flandre, de Torrewachter - (le
guetteur de la tour)) sous la
surveillance méfiante de la Pro-sta de Lille. Il y eut
souvent des litiges, mais chaque
fois, Gantois fit appel à Bruxelles qui lui donna gain de
cause.
Étienne DEJONGHE
1 — Sur cet épisode, consulter Éric Defoort, "Une
démarche flamingante auprès de Hitler, 1940-1941,
in "L'occupation en France et en Belgique
1940-1944", actes du colloque de lille, Revue du Nord, tome
1, n° spécial hors série 1988.
2 — Le mot "culturel" doit être entendu au sens
large. Les attaques antifrançaises du lion de Flandre
sont à notre connaissance, les plus violentes qui aient paru
en France sous l'occupation. Pour en savoir plus, E. Dejonghe, "Un
mouvement séparatiste dans le Nord et le Pas-de-Calais sous l'occupation"
in Revue d'histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1970.
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