In Jubé de La Pérelle (1765-1824) – Le Temple de la Gloire, ou les fastes militaires de la France depuis le
règne de Louis XIV jusqu’à nos jours, 1819-1820
14 juin 1658
Cromwell, couvert du sang de Charles Ier, gouvernait
despotiquement l’Angleterre, sous le titre de Protecteur, et la rendait florissante. La France et l’Espagne
briguaient, à l’envi, son alliance, et Cromwell avait donné la préférence à
Louis XIV, parce que ce prince avait consenti à chasser de ses Etats ses
cousins, les enfants du roi d’Angleterre, les petits-fils de Henri IV, et à
conquérir Dunkerque pour le protecteur. Ce traité, conclu par Mazarin, avait
été ratifié par l’envoi d’ambassades solennelles, et par le présent d’une épée
magnifique que le roi de France offrait au redoutable protecteur, tandis que
Charles II sollicitait vainement la main de l’une des nièces du cardinal ;
Turenne, chargé du siège de Dunkerque, l’avait commencé dès
le 25 de mai, en même temps qu’une flotte anglaise, forte de dix-huit à vingt
voiles, bloquait la ville, et l’empêchait de recevoir aucun secours par mer.
Six mille hommes d’infanterie, commandés par le lord Lockart, grossissaient
l’armée française, et avaient déjà concouru à la prise de Mardyck, emporté en
quatre jours, et consigné aux Anglais, pour gage de la remise prochaine de
Dunkerque.
Le marquis de Leyde, gouverneur de la place, homme brave, et
à la tête d’une bonne garnison, avait déjà fait deux sorties vigoureuses,
lorsque parurent les secours qu’il attendait. Ils étaient menés par le prince
de Condé et par Don Juan d’Autriche, bâtard de Philippe IV et d’une comédienne,
capitaine déjà illustré par ses campagnes de Naples, de Sicile et de Catalogne,
mais qu’un grand affront attendait à Estremos, en Portugal, et que des
intrigues de cour devaient un jour faire mourir de chagrin.
Puisqu’on s’était déterminé à combattre, l’intention de
Condé, prince du sang français, et paré alors de l’écharpe espagnole, était
d’attaquer Turenne dans ses lignes : le maréchal ne lui en laissa point le
loisir. Dès qu’il eut reconnu l’ennemi, et vu le pont qu’il avait jeté sur le
canal de Furnes, il devina ses projets, et résolut de les prévenir.
Ayant laissé M. de Pradel, faisant fonction de
lieutenant-général, avec quatorze compagnies de Gardes-Françaises, et six
escadrons, à la garde des tranchées, et le général du Bouzet, marquis des
Marins, à la garde du camp, il alla s’emparer des plus hautes dunes, les
fortifia à la hâte, et forma son armée sur deux lignes, dont la gauche, appuyée
à la mer, était flanquée par des vaisseaux anglais, et dont la droite joignait
le canal, occupant ainsi plus d’une lieue d’étendue.
La première ligne de cette armée était composée de onze
bataillons placés au centre, et de quatorze escadrons à chacun des deux ailes.
Sept bataillons et dix-huit escadrons formaient la deuxième ligne, et Turenne
avait placé, derrière l’infanterie de la première ligne, quatre escadrons de
gendarmerie, pour la soutenir, en cas de besoin. Prévoyant, en outre, que le
gouverneur de Dunkerque en manquerait pas de tenter une sortie pendant la
bataille, il avait laissé, en réserve, et à une assez grande distance de
l’armée, quatre escadrons sous les ordres du marquis de Richelieu (Jean-Baptiste
Amador Vignerot du Plessis), chargé de porter secours où il serait nécessaire.
Le marquis de Créqui eut le commandement de l’aile droite,
le marquis de Castelnau celui de l’aile gauche, MM de Gadagne et de Bellefonds
commandèrent le centre ; mais les Anglais furent placés sous les ordres du
général Lockart, et les Suisses sous les ordres de leur colonel-général,
Eugène-Maurice, comte de Soissons, fils du prince Thomas de Savoie-Carignan, et
père du célèbre prince Eugène.
Après avoir donné ordre à tout, après avoir tout prévu,
Turenne s’enveloppe dans son manteau, s’endort tranquillement sur le sable, et
il fallut le réveiller, comme Alexandre, au moment du combat.
On n’était pas su tranquille chez l’ennemi.
Don Juan et le prince de Condé se hâtaient de ranger leurs
troupes en bataille ; mais ils n’avaient pas pu appuyer leur droite à la
mer, parce que les vaisseaux avaient reçu de Turenne l’ordre de balayer la
plage, et que leurs batteries auraient pris en flanc tous les corps qu’elles
auraient pu apercevoir. Il avait donc fallu s’éloigner du rivage, et occuper
tout le reste du terrain par une seule ligne d’infanterie, formant en arrière
quatre lignes de cavalerie. Les deux frères de Charles II servaient de
lieutenants-généraux à don Juan qui commandait la droite, et qui avait laissé
la gauche au prince de Condé. Celui-ci occupait les marais avec sept lignes de
cavalerie, et il avait placé ses bataillons à la gauche de ceux du général
espagnol. Parmi les officiers français qui, par ambition, par légèreté ou par
mécontentement, avaient partagé la défection, on distinguait les comtes de
Coligny, de La Suze, de Meilles, de Guitaud, de Persan et de Boutteville, et
les marquis de Romainville, de Ravenel et de Rochefort. Il y avait déjà
plusieurs jours que le maréchal d’Hocquincourt, armé, comme eux, contre sa
patrie, et qui s’était enfermé dans Dunkerque, avait été tué à l’une des
sorties commandées par le gouverneur.
Don Juan avait fait occuper, en avant de sa droite, une dune
assez élevée et un second bataillon soutenait ce poste avancé. Condé avait
établi cinq ponts, avec des barques, sur le canal et sur les fossés dont la
prairie, située sur sa gauche, était entrecoupée.
Turenne, sachant que l’artillerie des ennemis n’était point
encore arrivée, se hâta de commencer, et les fit canonner avec un grand
avantage. Ceux-ci se contentaient de serrer leurs rangs à mesure que le boulet
les éclaircissait, espérant que, si les Français quittaient leurs positions et
s’avançaient pour combattre, ils ne pourraient éviter de se mettre en désordre,
sur un terrain aussi inégal.
Le maréchal n’en ébranla pas moins ses troupes, mais en
recommandant aux deux ailes de marcher fort lentement, et de ne charger que
lorsque l’infanterie serait à portée de combattre en même temps. Cet ordre
n’aurait sans doute pas été donné si les Espagnols avaient eu du canon.
Il n’y avait qu’un quart de lieue de distance, et l’on
employa trois heures à faire ce chemin ; car les grands généraux de ce
siècle n’avaient point découvert, ou plutôt retrouvé l’importance du pas égal,
et l’on était, sans cesse, occupé à rectifier les alignements que rompaient, à
chaque instant, les monticules qu’il fallait affranchir. Le canon tirait sur
les ennemis dès qu’il se trouvait sur la hauteur des dunes, et l’on fit cinq
décharges dans le cours de cette longue marche.
Etant enfin arrivé, sur les huit heures, à la portée de
l’ennemi, le vicomte ordonna au général Lockart de faire élever, par ses
Anglais, la dune où deux bataillons espagnols étaient retranchés.
Les Anglais s’y portèrent avec courage, les derniers rangs
poussant les premiers, et tous s’accrochant même aux armes des ennemis pour
s’emparer du terrain. Cette première attaque étant reçue avec vigueur,
Schomberg qui, dès l’âge de seize ans, avait combattu à Nördlingen, et qui
commandait l’aile gauche de la seconde ligne, y prit un des trois bataillons
anglais placés dans cette ligne, et le mena au secours de Lockart. L’émulation
ajoute à la valeur ; les assaillants deviennent furieux, ils culbutent les
Espagnols, et plantent leurs drapeaux sur cette dune. Le reste de l’infanterie
s’avance à droite et à gauche des Anglais, et repousse l’infanterie ennemie,
tandis que le marquis de Castelnau marchant, avec sa cavalerie, le long du
rivage, va prendre en flanc la droite, commandée par Don Juan, et la met en
déroute.
Mais le marquis de Créqui, ayant attaqué, par une marche
parallèle, le prince de Condé, et ayant d’abord fait ployer cette aile gauche,
s’était exposé trop avant, avec quatre escadrons. Condé, profitant de cette
faute et de la profondeur de sa propre cavalerie, l’avait bientôt repoussé
vigoureusement, et il allait pénétrer, le long du canal jusqu’à Dunkerque,
lorsque Turenne accourut sur le terrain, avec le comte de Bussi-Rabutin et des
troupes fraîches. Ils enveloppèrent les escadrons du prince, les chargèrent de
tous côtés et les enfoncèrent en plusieurs endroits. Malgré cette attaque
générale, Condé rallia ses gens jusqu’à trois fois, avec Boutteville, Meilles
et Coligny ; mais ses escadrons rebutés l’abandonnèrent ; les
volontaires qui l’avaient suivi restèrent seuls à ses côtés ; son cheval
fut tué sous lui, et il eut été fait prisonnier, si M. de Groussoles ne lui eût
donné le sien, et ne se fut sacrifié pour le sauver. Boutteville, Meilles,
Coligny, furent moins heureux : ils tombèrent au pouvoir des Français.
Boutteville s’était soustrait à leur poursuite, deux fois, en faisant franchir
à son cheval deux watergangs, fossés pleins de bourbe ; mais étant tombé
dans un troisième fossé, on eut le temps de faire un détour pour le rejoindre
et pour le prendre avec l’un de ses officiers qui s’efforçait vainement de le
tirer de ce bourbier.
Ce guerrier, depuis sa sortie de Vincennes, n’avait cessé de
se distinguer par sa bravoure et par son génie, dans un parti où il était
douloureux pour la France de voir un Montmorency engagé. Sa réputation s’était
accrue par le convoi qu’il avait fait pénétrer, en 1654, dans les lignes
d’Arras, en présence de trois armées françaises ; par les sièges de la
Capelle et de Valenciennes qu’il contribua, si puissamment, à faire lever, en
1655 et en 1656 ; par la prise du maréchal de La Ferté-Sennectère que sa
présomption avait perdu, devant cette dernière place ; par la brusque
attaque de Saint-Guillain ; par la délivrance de Cambrai et surtout par
l’enlèvement du convoi d’Arras, aux portes même du camp du maréchal de Turenne
qui assiégeait Saint-Venant en 1657. Boutteville ne tarda pas à être échangé
contre le maréchal duc d’Aumont, tombé au pouvoir des Espagnols en voulant surprendre
Ostende.
Les ennemis furent poursuivis jusqu’aux portes de Furnes.
Bussi-Rabutin avait coupé la retraite et fait mettre bas les armes à un
régiment entier d’infanterie qu’il arrêta sur un des ponts préparés, sur le
canal, par le prince de Condé. On se rendit maître de toutes les barques de
munitions qu’ils avaient amenés pour leur subsistance : toute leur
cavalerie fut détruite, et leur armée tellement dissipée qu’ils ne purent
réunir six mille hommes tout le reste de cette campagne. Turenne et les officiers
français eurent beaucoup de peine à arracher à la férocité anglaise une foule
de soldats qui demandaient à se rendre, et que les insulaires voulaient
égorger.
Les Français firent quatre mille prisonniers, et perdirent
peu de monde dans cette bataille décisive, livrée contre le sentiment du prince
de Condé qui aurait préféré de se retrancher le long de la colline, de se
borner à intercepter les convois nécessaires à la subsistance des troupes du
maréchal, et qui prévoyait tout le parti que Turenne tirerait, en cas
d’attaque, de la présence de des vaisseaux anglais.
Mais dès qu’on fut décidé à combattre, pourquoi le prince,
appuyé sur le canal, ne donna-t-il point à Don Juan une partie de ses escadrons
qui ne pouvaient être utiles à gauche, et qui auraient arrêté les avantages de
MM. de Varennes et de Castelnau contre la droite des Espagnols ? Cette
disposition semblait d’autant plus essentielle, que la nature du terrain ne
laissait aucune espérance de connaître les évènements d’une aile à l’autre, et
de pouvoir, de si loin, à travers les dunes, secourir la partie faible de cette
armée, ou plutôt de ces deux armées ; car on voit là, deux généraux en
chef trop indépendants l’un de l’autre, et peut-être fort peu d’accord entre
eux ?
Condé n’avait point douté de l’issue de cette journée ;
car ayant demandé au plus jeune des deux princes anglais, si jamais il s’était
trouvé à une bataille, et le duc de Glocester ayant répondu que non, eh
bien ! reprit le prince de Condé, dans une heure, vous allez voir comment
on en perd une.
On dit que Turenne, mettant à profit la hauteur des dunes,
avait envoyé des officiers à la gauche et à la droite, pour y annoncer
mutuellement les succès de l’autre aile : avis prématuré qui devait
produire une émulation utile et réciproque.
La ville de Dunkerque, dont le brave gouverneur venait de
mourir des suites de ses blessures, capitula huit jours après la bataille. Les
Français eurent à regretter le marquis de Castelnau-Mauvissière, atteint d’une
balle, dans la tranchée, transporté à Calais, et nommé maréchal de France, le
20 juin, vingt-cinq jours avant sa mort. Sa courte carrière, car il n’avait que
trente-huit ans, était pleine de gloire et de belles actions. Jacques II de
Castelnau était petit-fils du célèbre Michel de Castelnau, employé, sous
Charles IX et Henri III, dans des négociations importantes, et dont Le
Laboureur a publié les Mémoires.
Mazarin, après la bataille, aurait bien voulu éluder le
traité conclu avec Cromwell, et celui-ci en parla durement à l’ambassadeur de
France qui protesta de la loyauté du ministre ; mais Cromwell, tirant de
sa poche la copie de l’ordre secret donné par Mazarin à Turenne d’établir à
Dunkerque un gouverneur français, dit, d’un ton sévère, à l’ambassadeur :
« Faites savoir au cardinal que je ne suis point homme à être trompé, et
que si, une heure après la prise de Dunkerque, in ne remet pas la place à un
général anglais, j’irai, en personne, demander les clefs des portes de
Paris. »
Dunkerque fut remis à Lord Lockart, Ecossais, qui avait épousé
la nièce de Cromwell. C’était ce général auquel Turenne, avant de combattre,
avait voulu expliquer les motifs qu’il avait d’en venir aux mains, et qui avait
répondu : « Je m’en rapporte à M. le maréchal, marchons ; et si
j’en reviens, je m’informerai de ses raisons. » ce fut lui qui,
ambassadeur de la République d’Angleterre, après la mort de Cromwell, et se
tenant à Saint-Jean-de-Luz, non loin des conférences pour la Paix des Pyrénées,
tandis que Charles II était incognito
à Fontarabie, disait hautement qu’il était l’ambassadeur du parti qui
prévaudrait, et le très humble serviteur des événements. Aussi fut-il conservé
dans les mêmes fonctions par Charles II. Les Etats ont beaucoup de serviteurs
de cette espèce !
Turenne qui, avant le combat, avait donné un gage de sa
modestie, prouva sa fermeté après la victoire. Le cardinal imagina de le prier
d’attester, par écrit, que tout le plan de la bataille avait été conçu par
Mazarin, et pour prix de cette complaisance, il offrait les plus grands
avantages pour la famille et la personne du maréchal. « Vous pouvez,
répond Turenne, employer tout autre moyen pour convaincre l’Europe de votre
capacité militaire, je n’estime pas assez
la Gloire pour vous démentir ; mais il m’est impossible d’autoriser un
mensonge par ma signature. »
Que de réflexions font naître une aussi étrange proposition,
et une aussi noble réponse !
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