In A. Chatelle : « L’effort
belge en France pendant la guerre (1914-1918) », Firmin-Didot et Cie,
Paris, 1934, 3221 pages, pp 93-94
Le G.Q.G. belge s’était transporté
dans la soirée du 13 octobre de Nieuport à Furnes ; le ministre de la
guerre voulant rester à proximité de l’armée et de ses bases de ravitaillement
où tout était à créer, allait installer le même jour son quartier général à l’hôtel
de ville de Dunkerque, M. Augagneur, ministre de la Marine, y vint le saluer au
nom du gouvernement de la République.
Depuis le début d’octobre, la
grande métropole maritime des Flandres françaises avait d’abord vu arriver dans
ses murs une dizaine de milliers de jeunes gens belges rassemblés dans la
région de Furnes. Ils avaient été aussitôt embarqués en bon ordre à bord de six
grands transports français pour aller achever leur instruction dans l’ouest de
la France.
Puis nos Dunkerquois assistèrent
ensuite au passage d’un grand nombre d’autos belges surchargées de passagers et
de bagages, et de poussière. Jamais ils n’en avaient vu autant.
Certains soirs, la place Jean
Bart, n’était plus assez vaste pour les contenir toutes. Elles ne faisaient
dans la ville qu’un bref séjour et ne tardaient pas à repartir vers l’inconnu.
Le 13 octobre apparurent des
bandes de soldats, des troupes de forteresse qui avaient réussi à échapper à la
capitulation des forts d’Anvers. Les hommes surgissaient de tous côtés, hâves,
fatigués, affamés, les uniformes couverts de boue ou de poussière. Depuis cinq
ou six jours, ils marchaient en désordre, les unités mélangées ; ils
avaient généralement abandonné leur équipement en cours de route, mais tous
avaient conservé leur fusil et quelques cartouches.
En quarante-huit heures, ils furent
vingt-cinq mille dans les rues de Dunkerque. Pour les ravitailler, l’intendant
militaire français Laurent, à la demande de M. de Broqueville, prit l’initiative
de leur faire distribuer les approvisionnements de siège de la place.
La population dunkerquoise allait
être témoin d’un spectacle encore plus pitoyable. Le jeudi 15 octobre arriva la
masse des réfugiés. Jamais Dunkerque ne reverra ce que nous avons vu ce jour-là.
Qu’on se figure la ville remplie de fugitifs arrivant dans les dunes, suivant
le rivage ; les routes de Furnes et de Calais étaient couvertes d’une
foule immense d’hommes, de femmes, d’enfants, les uns à pied, les autres en
charrettes, en vélo, d’autres encore ave des voitures à bras chargées de
meubles, surmontées parfois d’objets les plus inattendus dans un pareil cataclysme ;
bien souvent l’on apercevait une cage avec des oiseaux, des poupes – ces enfants
des enfants, – des paniers ficelés d’où
sortaient les miaulements plaintifs d’un chat apeuré.
Pierre Hamp écrira dans son livre :
la Peine des hommes :
« Des chevaux de labour
tiraient des chariots où dormaient sur des ballots des femmes chanceuses, qui
avaient pu sauver tout leur linge. D’autres s’étaient enfuies avec leur tablier
de cuisine, un torchon à la main, par la porte de la cour, comme les Allemands
entraient par celle de la rue. »
Les hommes portaient dans des
sacs le linge et les objets les plus précieux, des femmes avaient les plus
petits enfants dans les bras tandis que les aînés suivaient, accrochés aux
jupons de leur mère. Toutes les classes de la société fraternisaient dans la
misère.
Bien que la saison fût déjà
avancée, beaucoup d’hommes étaient coiffés de chapeaux de paille. Des jeunes
femmes étaient en costume d’été… L’après-midi, la pluie se mit à tomber.
Des malheureux pataugeaient dans
l’eau, chaussés de simples espadrilles et ce flot de réfugiés éperdus
traversaient la ville sans arrêt, fuyant vers Gravelines, vers Calais.
Les rues étaient pleines d’infortunés
à la recherche d’un gîte pour la nuit. On en vit sonner aux portes pour
demander d’une voix rauque : « du pain, une tartine, s’il vous plait… »
ou implorer la permission de dormir par terre n’importe où, pourvu que ce ne fût
pas dans les rues.
Des gens pleuraient en les voyant
passer.
Des centaines de barques de pêche
entrèrent dans le port, venant avec des réfugiés et les familles des hommes d’équipage,
d’Ostende, de Nieuport et de La Panne.
De tous les côtés, la vue d’arrêtait
sur des scènes navrantes. En face de l’église Saint-Eloi, une femme d’aspect
misérable était assise sur le trottoir, entourée de cinq ou six enfants affamés.
Un jeune enfant mourut sur le sein de sa mère, un autre naquit sur la grande
route. Devant l’hôtel de ville, sur les marches de la Bourse, des centaines d’hommes
gisaient pêle-mêle, épuisés.
Le major Méeus, qui devait
devenir commandant de la place belge de Dunkerque, fit le 14 octobre la route à
pied de Nieuport à Dunkerque
« … Jamais, nous-a-t-il dit,
je n’oublierai ce jour triste entre tous, où nous primes le chemin de l’exil. Il
bruinait comme en Bretagne, le ciel semblait unir sa tristesse à la nôtre ;
de longues files de misérables emportant sur de pauvres charrettes tout leur
bien gagnaient la France hospitalière… et c’est ainsi que lentement, la mort
dans l’âme, nous arrivâmes à Dunkerque un mercredi, jour de marché. »
Devant cette débâcle inoubliable,
la population dunkerquoise, en proie à une profonde émotion, décupla sa générosité
traditionnelle. Dans presque toutes les maisons l’on hébergea des femmes, des
enfants, des familles entières et on les réconforta le mieux que l’on put :
moralement et physiquement.
Le maire, Henri Terquem, fit
aménager tous les bâtiments municipaux, les écoles. Les églises elles-mêmes ouvrirent
leurs portes. On y étendit de la paille et tant bien que mal des milliers de
personnes s’y réfugièrent.
La municipalité improvisa des distributions
de pain, de soupe, de pommes de terre cuites, de lait et de boissons chaudes. En
quelques jours, plus de 30.000 repas gratuits furent ainsi distribués.
Enfin pour éviter toute contestation
entre réfugiés et commerçants, le gouverneur n’hésita pas à prendre un arrêté –
d’ailleurs parfaitement illégal – instituant le cours forcé des monnaies
belges et françaises dans toute l’étendue du camp retranché.
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