In A. AUDIGANNE – Les
Populations ouvrières et les industries de la France, études comparatives,
2 volumes, tome Ier, Paris, Capelle libraire-éditeur, 1860
REGION DU NORD
La zone septentrionale de la France, qui est le siège d’une
si grande activité manufacturière, peut être scindée en deux parties. La
première comprend, outre la Flandre proprement dite, les anciennes provinces de
l’Artois et de la Picardie ; on doit y rattacher encore deux annexes
importantes : la fabrique de Saint-Quentin et celle de Sedan. La seconde
division embrasse toute la riche et industrieuse Normandie.
Chapitre I : Les ouvriers de la Flandre
Le pays que nous embrassons dans ce chapitre s’étend des
frontières de la Belgique à l’embouchure de la Somme, et il englobe les cinq
départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l’Aisne et des
Ardennes. C’est la partie de la France où la grande fabrication manufacturière
s’exerçant dans de vastes ateliers domine le plus. Toutes les industries
textiles, hormis celle de la soie pure, qui n’y parait qu’à l’état de rare
exception, y ont une très large assiette.
Le travail des métaux, les
constructions mécaniques y comptent aussi des ateliers importants, notamment à
Lille et à Denain, mais cet élément industriel ne saurait être comparé, ni sous
le rapport du nombre de bras qu’il emploie, ni sous celui des affaires dont il
est le sujet, au travail de la laine, du coton et du lin. On en peut dire
autant de deux autres industries d’un genre spécial, l’extraction de la houille
et la fabrication du sucre de betteraves.
Quant à la première, il suffit, pour
en apprécier l’importance, de nommer les mines d’Anzin, dans le département du
Nord, auxquelles sont venues s’ajouter, dans le Pas-de-Calais, des
exploitations qui, comme celles de Lens, donnent déjà des résultats marquants et en promettent de plus
considérables (La première découverte de la houille dans le Nord date de
l’année 1720. Ce fut quatorze ans plus tard, en 1734, que la houille grasse fut
découverte à Anzin. On vit ensuite durant tout le cours du dernier siècle se
succéder une foule de compagnies qui dépensèrent de très fortes sommes dans des
recherches improductives. La prospérité des exploitations dans ce district
houiller appartient tout entier à notre siècle : elle a suivi les
développements de l’industrie manufacturière. Le nombre des ouvriers occupés
dans le bassin du Nord est de 10.000 à 12.000 tant à l’intérieur qu’à
l’extérieur des mines, mais l’immense majorité travaille à l’intérieur.). Nous
ne nous arrêtons pas ici cependant aux ouvriers de la houille, parce que nous
serons tout naturellement amenés à en parler, à l’occasion du groupe industriel
de Saint-Etienne et de Rive-de-Gier. La seconde des industries spéciales, la
fabrication du sucre, se rapporte plus à l’intérêt agricole qu’à l’intérêt
industriel proprement dit. Les fabriques de sucre ne sont en mouvement que
durant quelques mois chaque année, à partir du mois d’octobre jusqu’au mois de
mars ; les ouvriers qu’elles emploient sont rendues à l’agriculture pour
le reste de l’année. On tend même à restreindre de plus en plus la période de
travail, car il a été reconnu qu’au bout d’un certain temps la betterave perd
de sa richesse saccharine. Les distilleries où l’on traite cette racine pour en
extraire l’alcool, et qui appartiennent au même ordre de travail, marchent
toute l’année, mais elles n’ont pas besoin d’un personnel nombreux.
Dans la contrée la plus septentrionale de la France, le
traitement des matières textiles domine bien effectivement toute autre
application industrielle. De tous les côtés s’élèvent des usines vouées à
quelque travail de ce genre. La laine, on la file à Roubaix, à Tourcoing, à
Sedan, à Amiens, etc. ; on la tisse en étoffes drapées et foulées, fines
ou communes, à Sedan, à Abbeville, etc. ; en étoffes légères et non
foulées d’une variété infinie, à Roubaix et aussi au Cateau, à Amiens, à
Saint-Quentin, etc. Des milliers d’ouvriers se pressent dans les filatures de
coton existant sur différents points de la contrée, principalement à Lille et
dans sa banlieue où l’on trouve plus de cinq cent mille broches à filer ou à
retordre. D’innombrables métiers dans le Nord, l’Aisne, le Pas-de-Calais, etc.,
transforment ensuite les fils en cent tissus divers purs et mélangés. La
filature et le tissage du lin se pratiquent sur une très grande échelle à Lille
et dans les environs. Le département du Nord est en quelque sorte la terre
classique de l’industrie linière en France (La filature mécanique du lin, dont
la découverte a rendu impérissable le nom de Philippe de Giard, est pratiquée
par soixante-dix établissements dans la seule agglomération lilloise (juillet
1859). On ne saurait estimer à moins de 250.000 le nombre de broches dans l’agglomération
de Lille). Entre ces diverses fabrications, le premier rang appartient à
l’industrie cotonnière qui est, si je puis m’exprimer ainsi, plus industrielle
qu’une autre. Pour une quantité donnée de matière et de produits, elle demande
le plus au travail de l’homme ; en outre, elle est celle qui a le plus
servi à initier notre pays aux grandes applications mécaniques.
On ne pourrait évaluer à moins de 500.000 sur une population
totale de 1.200.000 âmes, le nombre des individus vivant du travail manufacturier
dans le département du Nord. Les quatre autres départements du même groupe,
considérés en bloc, n’en comptent pas moins de 250.000. A quel régime est
soumise toute cette milice de l’industrie ? Parlons en premier lieu du
département du Nord. Quelques multipliées qu’y soient les fabriques, tout le
travail n’y est pas absolument concentré. Si la filature, la teinture, les
apprêts ont lieu dans les établissements, le tissage, quoique s’effectuant de
plus en plus à la mécanique, s’exécute encore en grande partie, pour la laine
du moins, chez l’ouvrier. A Lille même, c’est le système du travail en atelier
qui règne presque sans partage. Dans les environs, à Roubaix, à Tourcoing, à
Armentières, à Halluin, les fabricants tout en ayant quelquefois des ateliers
de tissage, donnent une masse énorme d’ouvrage dans les campagnes environnantes
à une nombreuses clientèle de tisserands. Sur un point déjà un peu écarté du
centre de ce groupe, au Cateau, une seule maison de filature et de tissage, la
plus importante il est vrai, de la France entière, et qui s’est
particulièrement fait connaître dans la fabrication du mérinos, tient à sa
solde plus de douze cents ouvriers réunis dans ses ateliers, et environ douze
mille au dehors. (On sait que le grand établissement du Cateau a été fondé par
l’un des plus éminents manufacturiers de notre temps, M. Paturie, à qui ses
rares facultés et d’incontestables services avaient si justement valu les plus
hautes distinctions sociales – Sur l’industrie du département du Nord, en général,
on ne consultera pas sans intérêt un document déjà ancien, mais rempli de de
détails précis, nous voulons parler d’une Analyse
de la situation industrielle du département, publiée par le jury du Nord, à
l’occasion de l’exposition nationale des produits de l’industrie en 1849.).
Si nous passons aux autres départements, nous voyons d’abord
que dans le Pas-de-Calais et dans la Somme, la situation, en ce qui concerne
les industries textiles, est à peu près la même que dans le Nord : travail
en atelier pour les ouvriers des filatures, travail tantôt en atelier et tantôt
à domicile pour les ouvriers du tissage. Notons tout de suite qu’ici comme dans
la plupart des pays de tissage à domicile, les tisserands ne vont que rarement
chercher eux-mêmes la besogne chez le fabricant. Ils reçoivent d’ordinaire les
chaînes à tisser de la main de contremaîtres spéciaux dans chaque partie, qui
sont, à vrai dire, les commissionnaires des négociants ou des manufacturiers. –
La fabrication des tulles qui s’est implantée, comme on sait, avec tant de
succès à Calais ou plutôt à Saint-Pierre-lez-Calais, mais qui s’est vue menacée
de subir une émigration des fabriques, durant ces derniers temps, par suite de
causes diverses, - s’opère dans les établissements mêmes (v. notre livre L’industrie contemporaine, ses caractères et
ses progrès chez les différents peuples, page 445- Le tulle-Nottingham et
Calais – On consultera avec intérêt une brochure intitulée Lettre sur l’industrie tullière en France, par M. Liévin Delhaye,
ainsi qu’un Rapport fait à la chambre
de commerce de Calais et à la chambre consultative des arts et manufactures de
Saint-Pierre-lez-Calais au nom d’une commission déléguée à l’exposition
universelle de Londres en 1851.). Au régime du travail en atelier appartiennent
également toutes les industries métallurgiques, de même que beaucoup
d’industries diverses, comme les fabriques de produits chimiques, les fabriques
de papier, les fabriques de sucre, etc.
Une distinction est à faire entre les deux départements que
nous avons rattachés à la zone flamande, celui de l’Aisne et celui des
Ardennes. Dans le premier, le travail à domicile est plus répandu que travail
en atelier ; dans le second, il en est autrement. Les tissus légers de
Saint-Quentin occupent bien plus de bras dans les campagnes que dans les usines
situées au chef-lieu de ce district ou dans les environs (Il convient de
rattacher au mouvement industriel de Saint-Quentin, quoiqu’il soit situé dans
l’Oise, le bel établissement d’Ourscamps pour la filature et le tissage du
coton.). A Sedan, la draperie accorde une plus large part au travail aggloméré
qu’au travail à domicile. Pour le tissage même, c’est à peine si le quart du
travail s’effectue chez l’ouvrier, tout le reste est fait en fabrique.
Ces distinctions étaient indispensables pour qu’on pût avoir
une idée exacte de l’état des choses dans la région la plus septentrionale de
la France. Mais, malgré la place que tient le travail à domicile, le signe
saillant du régime industriel n’en réside pas moins dans le travail en commun
au sein d’établissements plus ou moins populeux. Ce n’est pas même ici, c’est
plutôt dans la seconde division de la région du Nord, dans la Normandie, qu’il
y aura lieu d’étudier parallèlement les deux systèmes. Pour le moment,
l’attention demeure captivée par les grands centres de population, par les
grandes agglomérations de travailleurs. Ce sont les ouvriers embrigadés dans
ces fabriques dont il faut étudier la situation.
II. Mœurs et caractères -
Institutions
1° Lille et le pays
lillois –
Dans cette contrée que baignent les eaux de la mer du Nord et de
la Manche, une première distinction doit être faite entre les cités
commerçantes du littoral et les villes manufacturières de l’intérieur. Ces
dernières sont infiniment plus accessibles au mouvement des idées bonnes ou
mauvaises, vraies ou fausses, qui peuvent agiter une époque. Dans les
ports, l’intérêt commercial règne exclusivement : on est négociant avant
tout. Le commerçant ne vit pas seulement dans le pays où il est né, il disperse
son existence sur tous les coins du monde. On dirait que dans les cités
maritimes, le sol tient moins qu’ailleurs à la plante des pieds ; les
pensées comme les intérêts y sont naturellement cosmopolites. C’est le vieil
esprit de Tyr et de Carthage toujours subsistant à travers les siècles. Je ne
prétends pas dire, dans une région où l’on garde la mémoire
d’Eustache-de-Saint-Pierre, que le terrain soit rebelle aux sentiments
généreux, aux nobles inspirations : je veux indiquer seulement
qu’entraînées incessamment sur les mers à la suite de la fortune, les âmes y
sont moins faciles à engager sur l’océan des idées.
Pour les cinq départements dont nous nous occupons dans ce
chapitre, nous pouvons dire que tous les traits de la physionomie de la
population ouvrière se résument dans cinq villes industrielles d’une importance
diverse. Lille, Calais, Amiens, Saint-Quentin et Sedan. Dans le département du
Nord, si nous prenons la cité lilloise comme champ principal d’études, ce n’est
pas que nous entendons méconnaître l’importance de telle ou telle autre ville,
Roubaix par exemple. Rien ne serait plus injuste. C’est la fortune croissante
de Roubaix, ce sont les applications si variées, si ingénieusement modifiées
par les fabricants de cette ville suivant les exigences du goût public, qui ont
amené le développement des filatures lilloises. Il était juste de reconnaître
ce fait dont la trace est acquise à l’histoire industrielle du département du
Nord. Mais nous nous arrêtons à Lille, parce que c’est là que viennent forcément
se rattacher les principaux fils de la vie manufacturière de tout le district,
parce que les agglomérations d’ouvriers y sont plus considérables qu’ailleurs,
enfin parce que les influences qui ont agi sur la question du travail y ont
revêtu des aspects plus singuliers et amené des effets plus significatifs.
Au premier abord, rien de bien vif ni de bien saisissant
dans le caractère de la population lilloise. La masse, qui a de la droiture
dans l’esprit et de la générosité dans les sentiments, est peu instruite et en
temps ordinaire très volontiers apathique. Sous un ciel froid et pluvieux, la
vie ne se passe guère au grand jour de la rue ou de la place
publique. Entre les murailles d’une ville fortifiée, on ne saurait
s’attendre à trouver de ces vastes promenades, où le peuple va chercher des
perspectives riantes propres à ravir l’imagination. Sur les remparts ou sur
l’esplanade, partout l’horizon est resserré. Il ne s’étendra pas beaucoup plus
loin, même lorsqu’aura été abattue la partie des fortifications destinée à être
reportée à une plus grande distance. Il n’y a pas ici, comme à Rouen, à
Bordeaux, à Nantes, un beau fleuve dont les rives attirent toujours une partie
des habitants et forment une sorte de rendez-vous général. Il faut sortir des
portes de la cité, traverser les longs faubourgs, devenus quelquefois des
villes de 12.000 âmes, comme Wazemmes et aujourd’hui englobés dans une seule
circonscription municipale, avant de rencontrer de larges espaces. Que dans des
conditions pareilles, le goût du peuple lillois ne le pousse pas vers la vie en
plein air, rien de plus facile à comprendre. Quand il fait beau, à l’heure où
les ateliers se ferment, les ouvriers se promènent quelques instants dans les
rues centrales, mais ce n’est pas là évidemment qu’ils occupent la plus grande
partie de leurs loisirs. Cependant, on reconnaît vite en eux les hommes qui ne
se plaisent point dans l’isolement, qui aiment au contraire se rapprocher les
uns des autres.
Doués d’un caractère sympathique, les lillois sont portés à
s’aider mutuellement ; ils affectionnent les réunions en tout genre et
recherchent les occasions de passer en commun les heures qui ne sont pas
données au travail. Rebelle à l’esprit d’individualisme, le sol lillois est
très favorable à l’esprit d’association ; aussi les sociétés y sont-elles
le moyen à l’aide duquel s’est exercée de tout temps l’influence morale. C’est
dans leur sein que se révèle le véritable caractère de la population et qu’on
peut mesurer le niveau de développement des esprits. Que dans notre temps,
cette tendance ait eu des occasions de se produire sous un jour particulier et
même de se fourvoyer, c’est incontestable. On s’est néanmoins, suivant nous,
complétement mépris quand on a prétendu reconnaître dans un grand nombre de
manifestations de ce genre l’influence
du socialisme contemporain. L’inclination locale était bien
antérieure. Certes, il y a dix ans
environ, en 1849, en 1850, à l’époque où nous nous appliquions à étudier, au
point de vue morale et politique, la situation de ce centre industriel que nous
avons depuis si souvent revu, le nom du socialisme était mêlé à toute
discussion sur les institutions locales concernant les ouvriers. Toutefois,
bien qu’on pût alors diviser les associations existant à Lille en deux grandes
catégories, celles qui se ressentaient plus ou moins de l’influence socialiste
et celles qui la combattaient, l’esprit traditionnel n’était, en réalité,
modifié qu’à la surface. Cette division ne répondait qu’à un état
accidentel : elle ne serait plus admissible aujourd’hui. La seule qui soit
d’accord avec les faits se rapporte à l’élément religieux. Ainsi on trouve à
Lille, d’un côté des associations qui sont fondées sous l’inspiration plus ou
moins directe d’une idée religieuse, et d’un autre côté des associations
reposant sur d’autres bases. Bien que les premières soient renfermées dans un
cercle relativement fort restreint quant à l’action qu’elles exercent sur la
masse des ouvriers de la fabrique, elles n’en méritent pas moins de notre part,
à raison de leur objet, une attention spéciale. On ne saurait, d’ailleurs, trop
rendre justice aux intentions qui les dirigent. Aussi nous nous en occuperons
d’abord.
On compte à Lille cinq associations de cette espèce :
la société de Saint-Joseph, la société Saint-Vincent-de-Paul, celle de
Saint-François-Xavier, celle de Saint-François-Régis et une société de
patronage pour les jeunes ouvriers.
En parlant de la société de Saint-Joseph, un des hommes de
la ville de Lille qui s’occupe avec le zèle le plus éclairé des associations
religieuses, nous disait : « C’est un estaminet catholique. »
Pris en bonne part, ce mot est exact. La société de Saint-Joseph n’a point pour
objet des exercices religieux ou un enseignement moral : elle se propose
de fournir à ses membres un moyen de
passer honnêtement et agréablement la soirée du dimanche et celle du lundi, alors
que les ateliers sont fermés. Elle possède à Lille une vaste maison pour
l’hiver, et une villa à un ou deux kilomètres de l’enceinte actuelle pour les
jours trop rapides de l’été ; tous les jeux habituels des cercles sont
réunis dans l’établissement de Lille, tous les exercices champêtres dans la
maison de campagne. Une courte prière faite en commun, au moment où les portes
se ferment, et à laquelle on n’est pas obligé d’assister, rappelle seule, mais
rappelle clairement, que l’association se rattache à une idée religieuse. On
s’en rapporte, quant au résultat, à cette règle générale, que toute institution
suit la loi de son origine. Le nombre des membres est d’environ un
millier. Quoique la société soit formée d’éléments divers, la bonne
intelligence et une sorte de cordialité n’ont jamais cessé de régner entre eux.
Les discussions politiques sont défendues dans le sein de l’association qui
vise à moraliser le plaisir et à diminuer la clientèle du cabaret. Mais les
ouvriers, aussi bien ceux des filatures que ceux des ateliers métallurgiques,
n’y sont pour ainsi dire point représentés. Ce n’est pas qu’ils condamnent
l’institution, du moins d’après ce que nous avons pu voir ; seulement ils
paraissent se défier de l’influence même sous laquelle elle s’est constituée.
La confrérie de Saint-Vincent-de-Paul est fortement établie
à Lille ; ses rapports avec la classe populaire méritent qu’on s’y arrête.
Disons d’abord que là, comme dans tant d’autres villes de France, c’est par
l’exercice de la charité qu’elle arrive aux masses ; elle visite les
familles pauvres et distribue des secours soit en nature, soit en argent. Oui,
comme le disait le président de la confrérie lilloise dans une circonstance
solennelle, l’accomplissement d’une pareille tâche réclame cette éternelle
jeunesse du cœur, toujours ardente, toujours infatigable, et le dévouement qui
puise en lui-même sa récompense. Voilà ce qui est juste de reconnaître. Il faut
ajouter toutefois que l’ardeur et le dévouement ne suffisent pas pour
l’accomplissement de cette difficile tâche. Elle réclame, en outre, l’attention
la plus vigilante au point de vue de la conduite privée et à celui de
l’économie industrielle. Dès que le secours ne s’adresse pas seulement à des
enfants, à des vieillards ou à des infirmes, un danger s’y mêle aussitôt. Si
l’aide prêtée prend une place périodique dans le budget de la famille, on est
exposé à ce que son chef tienne compte de ce supplément lorsqu’il fait lui-même
sur son gain la part de ses dépenses personnelles, ou si l’on veut la part de
ses plaisirs. Quand un ouvrier reçoit des secours, on dit de lui à Lille qu’il est à la charité. Aux yeux de
beaucoup, ce mot là revêt tout de suite une signification fâcheuse : il
fait mettre en suspicion l’habileté ou le courage de l’individu auquel on
l’applique. Il est à la charité, donc
c’est un mauvais ouvrier. Conséquence évidemment forcée dans sa généralité,
cruelle même en face des événements inopinés et calamiteux qui peuvent
atteindre la vie privée, ou de certaines circonstances particulières, qui
peuvent survenir, mais qui a pour elle, il faut l’avouer, certaines
présomptions. Il n’est pas absolument faux de voir quelque indice défavorable
dans le fait qu’un homme valide en est réduit à vivre de secours. D’ailleurs,
c’est ainsi que les choses se passent, l’ouvrier secouru trouve plus
difficilement du travail que celui qui vit ses propres ressources. De si
sérieuses considérations ne sauraient manquer de fixer l’attention des hommes
qui se dévouent à des œuvres de charité. Elles modifient certainement
l’appréciation du côté économique du rôle pris à Lille par la Société
Saint-Vincent-de-Paul.
L’enseignement chrétien, ici, est le but de la société
Saint-François-Xavier. Les réunions, qui ont lieu le dimanche soir, comprennent
des exercices pieux et des instructions sur des sujets relatifs à la religion
ou à la morale religieuse ; ces conférences pourraient d’adresser aux
ouvriers, mais le nombre de ceux qui les écoutent est insignifiant. Le
personnel de la société, déjà très restreint, demeure stationnaire. Cette
immobilité tient peut-être à ce que pour devenir, et surtout rester sociétaire
de Saint-François-Xavier, il faut déjà être fort avancé sur la voie chrétienne.
Si le sujet habituel des instructions roulait dans un cercle moins spécial, il
y aurait là le germe d’une influence plus sérieuse sur l’éducation des masses.
– Quant à la société de Saint-François-Régis, elle a un but tout
différent : elle a été fondée en vue de faciliter la légitimation des
enfants naturels ; les succès qu’elle obtient sont eux-mêmes une preuve évidente
des désordres malheureusement existants. Quoique les chefs d’usine se soient
préoccupés de plus en plus de la discipline des ateliers, au point de vue de la
morale, le rapprochement des âges et des sexes y est trop souvent la source
d’une précoce altération des mœurs. Quand le seuil de la fabrique est franchi,
qui peut prévenir les conséquences des relations qui s’y sont formées ? Il
en résulte de fréquents concubinages. Dans un espace de douze années, la
société de Saint-François-Régis est intervenue dans plus de deux mille huit
cents mariages, et elle a procuré la légitimation de plus de 1.000 enfants. Son
concours consiste à se charger elle-même d’une partie des formalités légales, à
faire venir à ses frais des localités éloignées, les actes de l’état civil ou
les pièces nécessaires dans cette grave circonstance de la vie. La loi qui
accorde en pareil cas aux indigents la remise des droits de timbre et
d’enregistrement est pour elle d’un utile secours. Bien placés pour juger au
mérite de cette œuvre, le conseil municipal de Lille et celui de l’ancienne
commune de Wazemmes l’ont inscrite au budget communal. Une association qui agit
ainsi sur la constitution de la famille parmi la population ouvrière
n’appartient plus seulement au domaine de la charité privée, elle a en quelque
sorte un caractère public. Le sentiment chrétien qui la dirige ne doit que la
rehausser encore devant l’opinion.
L’Œuvre des Apprentis
prend les fils des ouvriers au moment où ils sortent de l’école : elle les
place en apprentissage et s’applique à les préparer pour la vie réelle, dans
laquelle ils vont bientôt avoir un rang à tenir. Dans des réunions du soir, des
instructions religieuses auxquelles on a mêlé des chants, tentent à soutenir et
à développer le sens moral. Inaugurée au mois de novembre 1849, cette
institution a été parfaitement accueillie. Le nombre des jeunes ouvriers
patronés a suivi une marche progressive. En s’appliquant à un âge où les
impressions reçues se gravent si profondément dans le cœur, une tutelle
bienveillante et éclairée peut obtenir des résultats qu’il serait bien
difficile d’espérer plus tard. Il est
aussi impossible d’avoir de bons citoyens sans une éducation morale que
des citoyens utiles sans une instruction spéciale. Réunir à l’apprentissage
d’un métier un enseignement propre à élever l’âme, c’est agir à la fois selon
l’intérêt de chaque individu et selon l’intérêt de la société toute entière.
Ces diverses associations rendent d’incontestables
services ; mais embrassent-elles tous les éléments de la vie de l’homme
ici-bas ? Satisfont-elles à tous les instincts légitimes de l’âme ?
Non, certes ; elles n’y prétendent pas ; elles ont un rôle défini et
circonscrit, où le meilleur côté du cœur trouve un aliment. L’individu,
considéré comme membre d’une grande association politique lui impose des
devoirs, mais qui en même temps lui confère des droits, n’y est pas, et il ne
pouvait pas y être compris. Il y a tout un ordre d’intérêts et que
préoccupations qui échappe à de telles institutions. C’est peut-être à cause de
cela qu’elles n’ont pas gagné plus de terrain. Est-ce une raison pour ne pas
applaudir au bien très réel qu’elles produisent ? Parce que tout le champ
n’a pas été défriché, devons-nous dédaigner la moisson qui couvre une partie de
sa surface ? Notre âge voudrait-il prendre jalousie des œuvres provenant
du sentiment religieux ? Ce serait commettre un anachronisme sans excuse.
Il y a là, au contraire, d’excellents exemples, sauf à les compléter par des
applications d’un autre genre. Si nous sommes profondément convaincus qu’on
agit sagement dans les institutions de charité en prenant conseil des
enseignements de l’ordre économique, nous croyons tout aussi fermement que dans
les fondations qui naissent au sein même de l’industrie, il est utile d’écouter
les inspirations du sentiment de charité.
En fait d’associations formées en dehors de l’idée
religieuse, la ville de Lille nous offre des types très divers. Nous y avions
trouvé jadis une société fort connue sous le nom de l’Humanité. Quoiqu’elle n’existe plus, il importe d’en dire
quelques mots soit à cause de son organisation singulière, soit à cause des
souvenirs qu’elle a laissés. Nous avons en outre rencontré à Lille des sociétés
de secours mutuels, d’un caractère tout spécial, des sociétés chantantes et un
grand nombre de petites réunions isolées. Ces institutions sont curieuses à
étudier sous plus d’un rapport.
La Société de
l’Humanité, fondée le 7 mai 1848, se proposait de procurer à ses membres, à
bon compte et en bonne qualité, la viande de boucherie, le pain, les vêtements
et le chauffage. Il est vrai que, dans l’intention des fondateurs, on y voulait
joindre une caisse de secours et une caisse de retraites ; mais ce sont-là
des hors-d’œuvre. Les dispositions du règlement qui y étaient relatives, n’altéraient
pas le caractère essentiel de l’association, le seul, selon nous, par lequel
elle pouvait produire de sensibles avantages. D’après les statuts, cette
société ouvrait ses rangs à ceux qui se présentaient, pourvu que leur moralité ne fût pas entachée. La cotisation exigée
de chaque membre était de 15 centimes par semaine. Le nombre des sociétaires
avait atteint le 1.432 au mois de juin 1851 ; mais comme le chef de
famille était seul inscrit, ce chiffre représentait une masse très considérable
de personnes. Les associés étaient divisés par groupes de vingt, chaque groupe
nommait un vingtainier. Placée sous
la direction d’un président élu chaque année, l’association était administrée
par une commission générale qui se réunissait au moins une fois par mois et se
divisait en sous-commissions ayant chacune ses attributions spéciales :
les subsistances, l’habillement, la comptabilité, etc.
Quels bénéfices la société procurait-elle à ses membres en
échange de leurs modiques cotisations ? Réalisait-elle son programme en
faisant payer moins cher les objets de consommation habituelle, sans rien
sacrifier sur la qualité. Lorsque nous la visitions, en 1850, après une
expérience de deux années, on pouvait déjà juger de ses œuvres. Pour le pain, l’habillement
et le chauffage, la société n’achetait pas elle-même les matières premières,
elle avait traité avec des fournisseurs particuliers qui vendaient aux
sociétaires à un prix réellement inférieur au prix courant les articles de leur
commerce. Ainsi, pour le pain, le rabais était de 2 cent. ½ par kilog. Quant à
la viande, la société faisait acheter elle-même les animaux qu’elle abattait,
et vendait en détail dans quatre boucheries ; c’est ici surtout que son
action est intéressante à suivre. A Lille, où la viande de boucherie n’était
pas tarifée, les bouchers se refusaient obstinément, avant l’institution de l’Humanité, à établir des catégories de
viandes, on cherchait à vendre les morceaux les
moins estimés aussi chers que les autres. Pressés par la concurrence de
la société, les bouchers avaient compris qu’il n’était plus possible de
résister à un vœu souvent et inutilement exprimé jusque-là. Ils avaient donc
admis des différences de prix entre les viandes ; c’était un service rendu
par l’Humanité à toute la population
laborieuse de Lille considérée dans son ensemble. A ses membres munis de leur
carte, l’institution offrait un avantage plus direct : tandis que la
viande de bœuf de la première catégorie se vendait chez les bouchers 65 c. le
demi-kilogramme, la société la donnait à 50 c. La baisse était proportionnelle
pour les qualités inférieures. De plus, une cuisine, tenue avec une propreté
remarquable distribuait de la viande cuite et du bouillon à un prix très
modéré.
Toutes ces opérations entraînaient nécessairement une
comptabilité développée et minutieuse. On ne pouvait prendre trop de soin pour
mettre en évidence la régularité des comptes ; la partie de la population
à laquelle s’adressait l’Humanité est
d’autant plus accessible au soupçon qu’elle est moins en mesure de procéder par
elle-même à des vérifications régulières. J’ai vu les livres de la société,
j’ai pu juger du système de ses registres à souche, de ses livrets et de ses
cartes ; si la société pouvait être frustrée, ce n’était pas faute de
précautions. Les écritures étaient parfaitement établies, et les constations
relatives à chaque genre d’affaires s’opéraient avec une prodigieuse facilité.
Cependant, l’association portait en elle des éléments dissolvants contre
lesquels elle aurait eu besoin de se prémunir avec une attention des plus
vigilantes : elle devait savoir résister, par exemple, à la tendance qui
la poussait à élargir démesurément le cercle de ses opérations. Une question
réglementaire, celle du crédit à faire aux associés pour le paiement du pain,
vint d’un autre côté provoquer des discussions orageuses et amena plusieurs
démissions. Exploitée par la rivalité jalouse du commerce de détail, qui se
montrait facile en matière de crédit pour ramener vers lui la faveur des familles
ouvrières, cette question menaçait d’agir comme un dissolvant au sein de la
société ; mais l’Humanité devait
craindre par-dessus tout la politique pénétrer dans ses rangs. Je commence par
le dire : dans les salles où se réunissait la commission directrice, dans
la cuisine où se distribuaient les viandes cuites, partout, en un mot, où
plusieurs associés pouvaient se rencontrer, la défense des discussions
politiques était inscrite en gros caractères. Cependant, éclose au lendemain de
la révolution de février, il était impossible que cette association ne se
ressentît pas de l’influence qui passionnait les esprits. Elle était dès lors
tenue en suspicion par la police locale. On la regardait comme un foyer
d’agitation. Tout en faisant la part aux principes dangereux qui s’y
glissaient, nous pensons qu’on s’était exagéré la portée de leur influence. La
société devait échapper au socialisme par plus d’un côté. D’une part, elle ne
prétendait s’imposer à personne ; créée au profit de la grande famille
ouvrière, elle laissait chacun libre d’utiliser son concours ou de s’en passer.
Pour se soutenir et prospérer, elle avait besoin que le calme régnât dans le
pays et l’activité dans le travail. Néanmoins, les craintes que concevaient
beaucoup de personnes à l’époque où nous visitions cette société, sur le danger
que la politique lui faisait courir, ont été bientôt justifiées par
l’événement : l’institution a été mise en interdit.
Toutefois, l’application défectueuse faite accidentellement
d’un principe n’empêche pas que ce principe ne soit susceptible de produire des
avantages dans des circonstances plus propices.
Les sociétés de secours mutuels, nés des sentiments les plus
instinctifs de la population, existent depuis longtemps à Lille. Quelques statuts en vigueur attestent une
durée de trois siècles. A l’origine, l’intention religieuse s’y mêlait
étroitement. Nous voyons un grand nombre des associations contemporaines porter
encore le nom d’un saint, et plusieurs conserver en tête de leur charte ces
mots : A la plus grande gloire de
Dieu et du glorieux saint N…. Il importe de voir ces institutions sous leur
caractère traditionnel, c’est-à-dire telles qu’elles se trouvaient encore à la
veille du régime légal constitué ces dernières années, et dont nous aurons à
parler à la fin de notre ouvrage. A ce moment-là, les sociétés lilloises sont
de deux sortes : les unes réunissant tous les ouvriers d’un même
établissement, sans distinction d’âge ni de sexe. Elles sont obligatoires, et
leurs statuts font partie intégrante du règlement de la fabrique. Les autres se
composent d’ouvriers de toutes professions et de tout atelier, et sont
facultatives. Les premières, d’une création plus récente d’ailleurs, et qui
sont taillées sur le même modèle, ont pour aliment, outre les cotisations
hebdomadaires de leurs membres, le produit de retenues ou amendes de toute
nature payées dans l’atelier. Avant 1848, les amendes encourues pour absence ou
retard, par exemple, profitaient au chef de l’établissement, par cette raison
que, les frais généraux marchant toujours, il éprouvait, par la faute de
l’ouvrier, une perte évidente. Ce raisonnement pouvait être exact
rigoureusement parlant ; néanmoins, on était choqué de voir le patron
s’adjuger cette indemnité prélevée sur le salaire de l’ouvrier ; il en
était de même des retenues pour mauvais ouvrage qui exposaient sans cesse à
d’injurieux soupçons la bonne foi des chefs d’établissements. Le mode actuel de
pénalité, en donnant au chef une position plus haute, est infiniment plus
propre à faire naître la bonne harmonie entre des intérêts divers.
Les sociétés de la seconde catégorie ont seulement pour
ressource la mise volontaire de chaque associé, fixée à 20 ou 25 centimes par
semaine, et perçue à domicile par un receveur désigné quelquefois dans les
vieux règlements sous le nom de clerc
ou valet. Ressort principal de
l’association, le receveur touche sur le montant des cotisations une remise qui
peut être évaluée à 10 pour cent de la recette totale. Certains statuts, qui portent
le cachet de leur temps, lui allouent en outre une ou deux paires de souliers,
ou une seule paire et un ressemelage. Un receveur peut desservir plusieurs
sociétés. Dans un rapport présenté en 1849 à la chambre de commerce de Lille au
nom d’une commission spéciale, on disait qu’il existait une centaine de
sociétés de secours mutuel, composées chacune d’un nombre de membres fort
inégal, variant de 30 à 120. A elles toutes, les sociétés lilloises
présentaient un effectif de 7.000 à 8.000 membres. Il était généralement admis
qu’une société ne pouvait en comprendre plus de cent quarante. On n’était pas
reçu sociétaire avant l’âge de 16 ou 18 ans, ni après 48, et même dans quelques
sociétés après 40 ans. Ces petites individualités étaient organisées, du reste,
avec le soin le plus minutieux. Chaque association avait à sa tête une
commission administrative composée, sans compter le receveur, de 8 membres,
dont un président et un vice-président qui étaient presque toujours les plus
anciens membres, quatre autres commissaires étaient désignés sous le nom de
maîtres ou économes ; tous étaient nommés par voie d’élection et pour deux
ans. Quant aux deux derniers membres, qui n’étaient que suppléants, on les
appelait suppôts ; ils n’étaient
autres que les deux maîtres sortant chaque année d’exercice. Ces détails
montrent que le système avait profondément pénétré dans les mœurs. Aussi tout
se passait fort simplement. Les contestations étaient rares dans le sein de
chaque société, la comptabilité y étant tenue d’une manière globalement
satisfaisante ; les abus, tels que les simulations de maladie, étaient
facilement prévenues et réprimées, grâce à la surveillance qu’exerçaient sans
peine dans des cercles aussi étroits les sociétaires eux-mêmes. Il est utile de
savoir qu’un ouvrier n’était admis à faire partie que d’une seule société, mais
sans compter celle de l’établissement même où il travaillait. Le nouveau régime
créé pour les sociétés de secours mutuels a nécessairement amené des
modifications dans cet ordre de choses, toutefois sans l’effacer entièrement
(Quatre sociétés sont placées sous le régime de l’approbation à Lille même, où
l’un d’elles est fort nombreuse. Il y en a une autre également très florissante
à Wazemmes qui fait maintenant partie intégrante de l’agglomération lilloise.).
Les sociétés mutuelles de Lille avaient ce caractère
singulier, qu’elles étaient formées à la fois pour l’assistance et pour le
plaisir. Autre trait qui les distinguait : elles ne duraient qu’une année
et recommençaient ensuite un cours tout nouveau. Voici comment on
procédait : un sociétaire tombait-il malade, on lui payait sous les
conditions déterminées une indemnité de 5 à 6 francs par semaine, indemnité qui
diminuait et s’éteignait au bout d’un certain temps. Puis au mois de mai, à la
Saint-Nicolas, tous les associés se partageaient entre eux les excédents des
recettes sur les dépenses. Cette épargne était généralement consacrée à fêter
ce grand patron de la filature. Durant cette solennité, appelée en patois la
fête du broquelet (fuseau), les
ateliers sont fermés trois jours, les patrons donnent habituellement quelque
gratification aux ouvriers qui n’ont pas encouru d’amende dans le courant de
l’année. Après cette interruption traditionnelle du travail, les sociétés de
secours mutuels recommençaient à opérer leurs versements dans la caisse
épuisée.
Pour confirmer ce que nous disions tout à l’heure au sujet
de l’influence plus ou moins effective qu’aurait exercée le socialisme sur
l’esprit des associations lilloises, nous devons faire remarquer qu’avec le
fractionnement de ces associations, et le but spécial qu’elles se proposaient,
cette influence n’avait pu que difficilement avoir prise sur elles. Les
receveurs sont presque des fonctionnaires, qui tiennent à leur emploi et se trouvent
ainsi engrenés dans l’ordre social. De plus, il n’y avait pas eu lieu pour le
socialisme de prendre la défense de ces institutions, car, loin d’être
attaquées, elles étaient vues avec une faveur générale.
Passons aux sociétés chantantes. La population lilloise se
complait trop dans les réunions de tout genre pour ne pas aimer les chants qui
les animent et qui sont un des plus sûrs moyens d’éveiller à la fois un même
écho dans les âmes. Les sociétés chantantes germent ici spontanément tout comme
les sociétés de secours mutuels. Affranchies en fait de la nécessité d’une
autorisation préalable après la révolution de février, elles s’étaient
extrêmement multipliées. Une décision du préfet, qui vint rappeler les
dispositions légales relatives aux réunions, avait eu pour effet d’en diminuer
un peu le nombre. L’autorité locale coulait pouvoir connaître leurs mouvements,
elle cherchait à prévenir les écarts ; mais évidemment sans avoir
l’intention de réagir contre les satisfactions d’un goût populaire. Les destinées
de la chanson survivront aux discordes de notre temps.
Quels sont les chants en faveur auprès des sociétés
lilloises ? Nous nous reportons au moment même où la liberté sous ce
rapport était pour ainsi dire absolue, c’est-à-dire durant les années qui suivirent
la révolution de 1848. Certes, à Lille comme partout, il y eut alors une place
pour nos fameuses chansons patriotiques, qui, comme l’ardente Marseillaise, ont tant de fois gonflé
les poitrines. Ce n’était pourtant là que des chansons de circonstance, et
moins d’une année après le 24 février, ils ne figuraient déjà plus dans les
répertoires quotidiens. Les chansons de Béranger en avaient disparu depuis plus
longtemps. Les compositions plus récentes de M. Pierre Dupont et dont
l’inspiration moins relevée s’attaque à des motifs plus rapprochés de la vie
quotidienne, ont été, au contraire, assez fréquemment répétées en chœur.
Cependant la préférence marquée des ouvriers était acquise, comme elle l’est
toujours, à des chansons ayant une autre origine, à des chansons nées dans la
localité même, et qu’on nous permettra d’appeler des chansons du cru, composées
en patois par des poètes lillois. Ce sont celles-ci qui retentissent
incessamment dans les sociétés chantantes.
Le patois de Lille a des charmes particuliers pour les
oreilles populaires. A défaut d’harmonie, il se prête, comme notre vieux
français, à des tours de phrase très naïfs et très faciles à comprendre. Lille
compte de nombreux chansonniers, en tête desquels marchent MM. Desrousseaux et
Danis, tous les deux poètes drolatiques et burlesques, et qui ont également
publié plusieurs recueils de chansons. Beaucoup d’ouvriers composent aussi des
chants patois qui sont imprimés sur des grandes feuilles volantes et se vendent
généralement à un assez grand nombre d’exemplaires. Les idées mises en œuvre
dans toutes ces dernières poésies n’ont rien de bien original ; ce sont le
plus souvent de nouvelles paroles sur des thèmes très connus ; mais il s’y
trouve des couplets assez drôlement tournés et des scènes de la vie habituelle
fort plaisamment rendues. Presque jamais on n’a touché à la politique, qui est
généralement restée exclue des réunions chantantes. Les sujets sont pris dans
la région de la fantaisie, ou bien tirés de quelque circonstance de la vie locale.
Tout devient matière à chanson : une fête, un concert, un ballon lancé,
etc. Ainsi, en 1851, une société musicale de Lille recrutée dans différentes
classes sociales et désignée sous le nom bizarre de société des Crick-Mouls, dont personne n’a pu me dire
l’étymologie, est conviée à un concours de musique ouvert par la ville de
Troyes. Les enfants de Notre-Dame-de-la-Treille (Notre-Dame-de-la-Treille est
la patronne de la ville de Lille), si hospitaliers chez eux, trouvent très
parcimonieuse l’hospitalité des Champenois. Leur déconvenue forme tout de
suite, pour M. Desrousseaux, le sujet d’une chanson piquante intitulée : L’Garchon Girotie au concours de Troyes.
La réception que firent à leurs hôtes les habitants de Troyes est dépeinte en
ces termes :
Les canteux
(chanteurs) d’la Belgique et d’Lille,
Tout aussi
bien q’les Parisiens,
Comm’ des
vrais quiens (chiens) dins des jus d’quilles,
Ont été
r’chus par les troyens !
……..
L’auteur, en finissant, juge ainsi les habitants de la cité
champenoise :
M’n opinion
su leu caractère,
J’vas vous
le dire ichi sans façon,
I sont gais
… comme un pauv’ chim’tière,
Puis … comm’
des gardiens d’prigeon !
Sous ce titre M’Cave
et min Guernier (ma cave et mon grenier), un ouvrier a composé quelques
couplets à propos d’une discussion parlementaire qu’on se rappelle peut-être et
qui était relative aux habitations des ouvriers de Lille. Je cite encore
quelques passages de cette chanson, soit pour donner une idée plus complète du
patois, soit parce qu’elle renferme une peinture très significative de
certaines préférences de la population ouvrière, c’est l’apologie de la cave
aux dépens du grenier.
On a lu su
la gazette,
Dins ches
derniers jours,
Su les cav’s
et les courettes,
Gramin
(beaucoup) d’longs discours,
J’ai bien compris
à m’manière,
Qu’on nous
f’rot aller,
Pour
respirer la bonne air,
In haut d’un
guernier.
Pindant chés
parlemintages,
J’ai été fin
surpris ;
J’ai vu des
grands personnages,
Des savants
de Paris …
Ches
monsieux ont mis d’s’intraves
Dins min p’tit
métier,
Y me f’rot
sortir de m’cave
Pour m’mette
au guernier
….
Y m’ont dit,
chés gins habiles :
« Vo
cave est malsain. »
J’y vivos
avé m’famille
Sans besoin
d’médecin…
Allons, y
n’y a point d’répliques,
Du moins
j’intindrai
Les anches
canter des cantiques
Pa d’sus
d’min guernier ;
Le sentiment exprimé dans cette chanson est véritablement
celui des masses. Les ouvriers de Lille aiment mieux descendre cinq ou six
marches que monter deux étages. J’ai vu des chambres bien aérées restées
inoccupées, quand des caves se louaient dans le voisinage à plus haut prix. La
cave permet d’exercer un petit métier ; les habitudes indolentes du peuple
lillois trouvent leur compte dans ces réduits en communication si facile avec
la voie publique. Toutes détestables que soient ces habitations, il faut, si on
veut s’en faire une exacte idée, qu’on sache qu’il n’y a pas ici, comme à Paris
ou à Lyon par exemple, des maisons de six étages bordant des rues étroites. Les
maisons ne sont pas hautes ; les rues sont généralement larges et
disposées de manière que l’air y circule et s’y renouvelle avec facilité. Ce
sont les caves situées dans quelques cours rétrécies du quartier Saint-Sauveur
que M. Blanqui aîné avait particulièrement en vue dans son écrit sur les
classes ouvrières en 1848 (Dans cet écrit, M. Blanqui visait, il est juste de
le rappeler, à tempérer l’ardeur des passions ; mais il avait sur plus
d’un point tiré des conséquences générales de faits tout particuliers et qu’il
colorait à l’aide sa brillante imagination.).
Aujourd’hui, grâce aux efforts de l’édilité municipale, les
caves reconnues malsaines ont à peu près toutes cessé d’être habitées ;
mais l’ouvrier chassé de son logis souterrain par une philanthropie inopportune
y jette encore un œil plein de regret lorsqu’il monte péniblement l’escalier de
sa mansarde.
Avec les habitudes invétérées de la population lilloise, le
logement exerce peu d’influence sur le côté moral de la vie. On ne reste pas
chez soi, et eût-on un palais pour demeure, on ne s’y tiendrait peut-être pas
davantage, s’il fallait y demeurer sans compagnie. Les ouvriers ont des
réunions, des espèces de cercles où ils passent les heures de loisir dans les
nombreux estaminets ou cabarets de la ville, dont les volets verts se
présentent plus agréablement à l’œil que les devantures rougeâtres des
guinguettes de la banlieue parisienne. Le cabaret n’est pas seulement un lieu
où l’on va boire, bien qu’on s’y enivre trop souvent ; c’est avant tout un
lieu où l’on se réunit. Les mêmes visiteurs fréquentent habituellement les
mêmes maisons. Quelquefois les ouvriers d’un même atelier prélèvent un sou par
semaine pour leur cercle, afin de pouvoir y aller quand ils le veulent, sans
être obligés d’y rien consommer..
L’idée d’un prélèvement organisé sur le salaire est tout à
fait entrée, comme on le voit, sans les mœurs de la population lilloise ;
mais ce prélèvement a moins pour objet de mettre en commun une certaine
quantité des chances de la vie que de donner satisfaction au côté sympathique
de l’âme. Tout en s’unissant, on garde sa personnalité et son libre-arbitre. Ce
système de cotisations qui se reproduit à tout moment, qui revient pour le
carnaval, pour les danses durant l’hiver, etc., donne naissance à une infinité
de petites caisses gérées par un trésorier et autour desquelles il se passe
parfois des faits propres à jeter une lueur nouvelle sur les habitudes
populaires. Quelques-unes de ces caisses consentent à prêter au sociétaire qui
le demande une partie de la somme par lui versée, ainsi, à l’époque de l’année
où on a payé cinq francs, on peut être admis à en emprunter trois. Ce prêt
n’est pas gratuit ; il n’y a pas de banquier qui vende le crédit aussi
cher. L’emprunteur doit donner un liard par semaine et par franc, ou
cinquante-deux liards par an, c’est-à-dire 65 pour 100 d’intérêts. Que devient
cet intérêt ? Il profite à la masse, et, à l’époque fixée pour le partage,
celui des sociétaires qui n’a rien emprunté touche une somme supérieure à son
propre versement. Les ouvriers ne se gâtent pas, comme on peut en juger, les
uns les autres ; cependant, nous ne voyons dans ce procédé qu’une dureté
extrême ; n’en résulte-t-il pas des abus plus graves ? Nous ne
voudrions pas affirmer, après les renseignements que nous avons recueillis, que
certains trésoriers peu scrupuleux n’aient jamais, quand le partage de la
caisse était accompli, à faire au même taux, pour leur propre compte, ces prêts
à la petite semaine.
Cette habitude de l’association a eu pour effet d’accoutumer
les ouvriers lillois à s’occuper de leurs intérêts, à mettre en commun leurs
pensées, sinon d’une manière suivie, du moins dans toutes les circonstances un
peu importantes. Il y a peu de régions en France où on trouve les ouvriers
préoccupés d’une façon aussi systématique de ce qu’ils considèrent comme leur
intérêt collectif. Il y a peu de régions, par exemple, où après la révolution
de février, les discussions des assemblées politiques sur des questions
relatives au travail, aient eu autant de retentissement. Que sur de pareilles
questions l’erreur soit facile, surtout de la part d’hommes généralement peu
instruits, que des influences étrangères à l’ordre industriel aient pu jadis
imposer des opinions toutes faites, cela n’est pas contestable. Cependant,
l’attention donnée par les ouvriers lillois à leurs intérêts est un signe qui
loin d’avoir en lui-même quelque chose de blâmable, témoigne au contraire d’un
utile mouvement d’esprit et qui n’a besoin que d’être éclairé. Sous l’influence
des faits industriels et des événements politiques de notre temps, cette
tendance a eu des effets très réels. Par malheur, ces effets n’ont guère abouti
jusqu’à ce jour qu’à diviser fortement les intérêts, quoique plus de réflexion
doive infailliblement en amener la conciliation. Nulle part en France la
distance n’est plus large entre les deux éléments principaux qui concourent à
la production. La séparation est absolue : la défiance, une défiance
sourde mais toujours active, a pris siège au fond de l’âme des ouvriers. C’est
à ce groupe industriel que se rapportent sans contredit le plus directement les
observations présentées à la fin de cet ouvrage (tome II, livre 8e,
chapitre VI) sur les districts où malgré le calme extérieur règnent encore chez
les ouvriers, à l’égard des patrons, des dispositions à peu près aussi hostiles
qu’autrefois. Ajoutons tout de suite que peu de centres manufacturiers
réclament avec autant d’urgence l’application systématique des moyens indiqués
plus loin comme propres à amoindrir les ressentiments anciens, et à concilier
des intérêts beaucoup moins opposés au fond qu’on ne s’est plu à le dire.
Dans la grande communauté industrielle de Lille, comme
partout où il se produit, il faut s’accommoder de ce fait que les ouvriers se
préoccupent de leur existence collective. Telle institution, fort heureusement
créée ou renouvelée dans notre temps, a pour objet de donner satisfaction, sous
une certaine forme et sous l’égide de la loi, à ce sentiment-là. On reconnaîtra
de plus en plus, nous l’espérons du moins, à mesure qu’on avancera dans cet
ouvrage, que la ligne décrite est bien la seule route sûre à prendre
aujourd’hui. Qu’on réprouve ou non, d’ailleurs, ces vives préoccupations des
ouvriers touchant les moyens d’améliorer leur sort, elles existent occultes ou
patentes ; elles ont pénétré jusque dans les entrailles de notre société
industrielle. Il faut donc les accepter. Tâcher d’éclairer les populations
laborieuses et de mettre la vérité à la portée de leur esprit, c’est une
nécessité qui découle de ces prémisses. Tant qu’aucune idée un peu générale n’a
pénétré dans l’âme d’une population, tant que la masse se laisse docilement
conduire au travail sans s’interroger sur son rôle, l’ignorance est peut-être
un moyen de domination, moyen fort peu honorable, il faut en convenir ;
mais, aussitôt que des agrégations d’hommes commencent à réfléchir sur leur
état, le développement du sens moral peut seul assurer la paix dans la société.
Il faut alors arriver à faire comprendre aux intérêts la raison des inégalités
sur lesquelles un regard superficiel peut aisément faire illusion.
Si l’on prend les choses telles qu’elles sont aujourd’hui
dans le pays lillois, on peut dire que, malgré son apathie en temps ordinaire,
la population ouvrière s’y habitue à raisonner. « L’esprit de nos ouvriers
n’est pas ouvert et prompt, - me disait un fabricant qui les a maintes fois
entendu débattre de leurs affaires, car il a été pendant de longues années
membre du conseil des prud’hommes de Lille, - cependant, il ne résiste presque
jamais à une explication un peu patiente. Quand un ouvrier a eu tort, on
l’amène sans trop de difficulté à le reconnaître lui-même. » Ce bon sens
naturel n’a besoin que d’être exercé. C’est avec une pensée analogue qu’un
ancien manufacturier du département du Nord, dont les libérales intentions
envers les travailleurs de l’industrie reposent sur une profonde connaissance
de leur état moral et physique, avait pris l’habitude de recommander qu’on
s’occupât d’eux activement, mais sans le leur dire, qu’on leur fit du bien
constamment, mais sans chercher à s’en prévaloir. Rien de plus propre, en
effet, à dissiper la défiance que l’application soutenue d’un pareil
programme ; rien de plus propre à faire naître sinon un accord absolu et
invariable, au moins l’harmonie des volontés dans les circonstances les plus
ordinaires.
2° Calais – Amiens –
Saint-Quentin – Sedan
Dans les deux villes de Calais et d’Amiens, le mouvement des
idées et des faits ne se présente point avec des traits aussi animés, aussi
larges que dans la capitale de l’ancienne province de la Flandre. Les signes
généraux vont en se rapetissant. On ne retrouve plus là cet esprit flamant
fortement attaché à ses traditions, surtout à des traditions d’anciennes
franchises municipales, quoique ouvert en une certaine mesure aux aspirations
particulières à notre temps.
En commençant par Amiens, nous devons dire que cette
fabrique est à coup sûr un des centres manufacturiers de la région du nord où
le mouvement est le moins entré dans les habitudes générales. On y frappé du
contraste existant entre une belle cité où de larges perspectives s’ouvrent de
tous côtés, où se déploient des boulevards spacieux, des promenades
magnifiques, et une fabrique que sa nature semble porter à trop se renfermer en
elle-même, et à craindre de chercher dans une initiative hardie les moyens d’un
nouvel épanouissement. Les fabricants d’Amiens ont montré, par exemple, une
lenteur extrême pour se décider à l’emploi des agents mécaniques dans la
confection des velours pour meubles. Cette hésitation avait le fâcheux résultat
de laisser cette industrie spéciale dans des conditions d’infériorité tout à
fait injustifiables. Félicitons-nous qu’on ait enfin commencé de rompre avec
l’ancienne routine ; l’initiative prise, et paraît d’ailleurs devoir se
développer, mérite des encouragements. Les masses se ressentent des
dispositions de l’industrie locale. Aussi est-il vrai qu’elles participent
moins peut-être qu’en aucune autre ville du Nord de la France au mouvement
général de la société. Quoique sans élan propre, la population s’est toujours
montrée extrêmement accessible au contrecoup des événements extérieurs. Qu’une
émotion un peu profonde se fit jadis sentir à Paris, on était exposé à ce
qu’elle eût aussitôt son retentissement au chef-lieu du département de la Somme.
Ainsi on n’avait même pas une compensation pour l’engourdissement constaté. Le
désordre ne trouvait pas pour obstacle la réflexion qui contrôle les faits et
s’exerce à calculer les hasards du lendemain.
Que les salaires soient élevés, tel est bien à Amiens, comme
ailleurs, le désir qui émeut le plus les ouvriers, mais ce désir s’est montré
dans ses manifestations tout à fait impuissant à se régler et à se limiter,
même au point de vue de l’intérêt le plus prochain. En voici un exemple ;
le chef d’une des nombreuses teintureries établies sur les cours d’eau qui
coupent la ville d’Amiens me racontait que ses ouvriers, trouvant trop faible
leur salaire accoutumé de 9 francs pour six jours de travail, étaient venus lui
demander de le porter à 12 fr. « J’étais disposé, nous disait-il, à
consentir à cette demande parce que l’ouvrage allait bien dans ce
moment-là ; j’y mis seulement pour condition que les autres fabricants de
la ville accorderaient la même augmentation ; mon exemple et mon adhésion
devaient, d’ailleurs, exercer un certain poids sur la décision de ces derniers.
Que firent cependant mes ouvriers ? Ayant obtenu si facilement de moi une
réponse favorable, ils imaginèrent d’aller plus loin et de réclamer en même
temps que l’accroissement du salaire, une diminution dans la durée du travail. Le
moment était au moins mal choisi. Je m’élevai contre cette nouvelle prétention.
Les deux exigences réunies offrirent un excellent prétexte à ceux des patrons
qui ne voulaient ni de l’une ni de l’autre, pour les repousser toutes les deux.
Il en résulta des tiraillements, des retards ; en fin de compte, nos
ouvriers, pour ‘avoir su ni se borner ni se contenir, obtinrent à grand’peine,
dans un très petit nombre d’établissements, 10 fr. ou 10 fr. 50 c. par semaine,
tandis que, dans la plupart, les salaires restèrent à 9 francs.
Jusque dans des temps qui nous touchent, les sociétés de
secours mutuels étaient restées inconnues dans la ville d’Amiens. Au mois de
décembre 1851, on était parvenu à en constituer une qui paraissait présenter
quelques conditions de durée, mais qui renfermait beaucoup trop d’éléments
étrangers à la fabrique proprement dite. On a gagné du terrain de ce
côté ; nous signalons ce fait comme un bon indice. Il existe maintenant à
Amiens (1er janvier 1859) quatre sociétés privées qui sont
exclusivement composées d’ouvriers, l’une pour les imprimeurs sur étoffe ;
l’autre pour les tisseurs, l’autre pour les fileurs, la dernière enfin pour les
teinturiers en coton. Nous aimerions à voir ces associations, qui à elles
quatre ne comptent guères plus de 300 membres, se fondre dans une seule grande
société. Il n’y a qu’une fusion qui puisse leur garantir une existence forte et
durable. En dehors de ces quatre groupes, une société s’est constituée dans la
même ville, sous le nouveau régime de l’approbation. Elle offre des conditions
bien plus rassurantes que les quatre sociétés privées : le nombre des
sociétaires participants dépasse 1.300, sur lesquels, circonstance utile à
noter, on trouve 526 femmes. – Nous ne voudrions pas omettre de signaler une
louable initiative prise dans le département de la Somme pour récompenser les
ouvriers de l’industrie qui se font remarquer par la découverte de quelques
mécanismes ou appropriations utiles, ou par de longs services dans le même
établissement. Le Conseil général s’est libéralement associé à cette pensée en
accordant des allocations réitérées. L’Etat n’a pas non plus refusé ses
encouragements. La première distribution des récompenses avait eu lieu, le 8
janvier1854, en présence de tous les fonctionnaires et corps constitués du
chef-lieu du département ; la dernière date du mois d’août 1858. Cette
solennité doit se renouveler tous les trois ans (v. Fête de l’Industrie à Amiens, brochure in-8°, 1858, et aussi Compte-rendu des travaux de la chambre de
commerce d’Amiens, par M. Daveluy, président (mai 1859).).
Il y a toujours eu dans la fabrique de Calais, ou pour
parler plus précisément de Saint-Pierre-lez-Calais, - car c’est dans cette
dernière localité que se sont établies la plupart des usines, - un peu plus
d’élan industriel que dans le chef-lieu de la Somme. Ce n’est pas là cependant
un foyer d’action bien énergique. L’aspect de cette cité est du reste des plus
monotones. Les longues et larges rues de Saint-Pierre, tracées toutes en ligne
droite par Vauban, au point de vue de la défense de la place de Calais, offre
un vide que le mouvement de l’activité locale n’est pas assez considérable pour
remplir. Sous le rapport des institutions dont nous parlions tout à l’heure,
l’avantage n’appartient pas néanmoins au groupe de Calais. On y trouvait bien,
il y a une dizaine d’années, quatre sociétés de secours mutuels qui avaient des
réunions périodiques, et dans lesquelles les cotisations variaient de 10 à 15
centimes par semaine ; mais ces sociétés, quoiqu’étrangères par leur
nature à la politique, avaient paru recéler quelques germes d’agitation, et
elles ont disparu ; si bien qu’au commencement de l’année 1850, il
n’existe à Calais ni sociétés approuvées ni sociétés privées. A Saint-Pierre,
une société s’est formée sous le régime de l’approbation, mais elle ne compte
même pas 150 membres. Aucun mouvement un peu sérieux ne se dessine dans le sens
des institutions économiques destinées aux ouvriers de l’industrie locale.
Dans tous les temps on a remarqué que, lorsque les métiers
étaient en mouvement, lorsque l’ouvrier pouvait gagner sa vie, la grande masse
des ouvriers calaisiens étaient faciles à conduire. Jamais d’ailleurs, on ne
les a vus afficher des prétentions systématiques, même vagues et obscures, par
rapport à l’exploitation des fabriques de tulle ou des autres ateliers de la
localité. Leurs vues ne s’étendaient pas aussi loin ; malgré cela, les
cœurs s’ouvraient aisément à un sentiment d’envie contre les chefs
d’établissements. La source du mal était là. Durant les jours où la question du
travail était liée à une question d’ordre public, il était facile de tirer
parti de cette disposition intime pour passionner les masses. On avait à
reprocher, du reste, dans ce district, comme dans beaucoup d’autres, d’avoir
trop négligé d’éclairer les intelligences, d’avoir trop négligé de venir en
aide au travail pour quelqu’une de ces créations nous nous plaignions tout à
l’heure de ne pas trouver encore aujourd’hui d’éléments suffisants sur le sol
calaisien.
Les caractères sont plus singuliers et plus marqués dans les
deux grandes annexes de la zone septentrionale de la France, Saint-Quentin et
Sedan, qu’à Amiens et Calais ; mais le mouvement, qui est loin d’égaler,
d’ailleurs, celui que nous avons vu régner à Lille, se produit sous d’autres
formes que dans la Flandre proprement dite.
A Saint-Quentin d’abord, on chercherait vainement cet esprit
de corporation si vivace parmi les ouvriers lillois. C’est l’individualisme qui
domine. Point de sociétés religieuses qui s’appliquent à réunir en un faisceau
les inspirations de chacun ; point de ces anciennes sociétés de secours
mutuels qui font servir une épargne collective en soulagement d’un malheur
particulier ; point de ces sociétés chantantes, de ces sociétés de plaisir
où les âmes se livrent aux mêmes impressions et semblent se toucher par la
communauté des sentiments. On est encore bien plus éloigné de l’idée de ses
associations à ressorts complexes qui pourvoient à telle ou telle branche des
consommations domestiques. Subsistant avec leur salaire quand le travail
marche, ou secourus par la charité publique durant les moments de crise, les
ouvriers de Saint-Quentin n’éprouvent le besoin de rien mettre en commun dans
les relations ordinaires de la vie. Le cabaret est, en dehors de l’atelier, le
seul lieu qui les rassemble ; encore n’y vont-ils pas comme à un cercle où
ils doivent trouver d’autres hommes et passer en compagnie les heures de
loisir ; le cabaret est pour eux, avant tout, un lieu où l’on vend à
boire. L’ivrognerie est le grand vice de tout ce district industriel, et le
plaisir de boire la jouissance préférée. Comme le vin est cher dans le pays, on
s’enivre avec de la bière ou avec des boissons alcooliques de mauvaise qualité,
qui donnent à l’ivresse un caractère particulier de pesanteur et
d’abrutissement. On aurait pu s’attendre, au premier abord, en
n’apercevant ici de sociétés d’aucune
espèce, que le vide laissé par l’esprit d’association serait rempli par
l’esprit de famille ; mais non, c’est le cabaret qui accapare toutes les
heures que le travail laisse disponible. La ville de Saint-Quentin est entourée
de promenades verdoyantes ; bâtie sur le flanc d’un coteau, elle est
dominée par une plateforme couverte d’arbres magnifiques, et d’où la vue peut
s’étendre sur une immense vallée. Ces lieux si propres à charmer les regards,
l’ouvrier ne les fréquente guère, et jamais il n’y conduit sa famille. Tandis
qu’il passe son temps au dehors, la mère et les jeunes enfants restent à la
maison. Deux manières de vivre aussi distinctes entraînent deux catégories de
dépenses dans le maigre budget du travailleur. Si la nourriture de la famille y
a son chapitre, le cabaret doit y avoir le sien ; or, comme c’est le client
du cabaret qui préside au partage, il consacre trop souvent une somme bien
faible aux besoins domestiques, gardant pour lui quelquefois plus que la moitié
de son gain. La femme s’arrange comme elle peut, c’est-à-dire que le foyer
reste sans feu, et que les enfants couverts de haillons mendient sur la voie
publique.
Avec de pareilles dispositions, quelle prévoyance serait
possible ? L’ouvrier sans doute est plus heureux quand il gagne davantage,
puisqu’il a plus de moyens de satisfaire ses goûts, mais il ne pense guère plus
à se préparer des ressources pour le lendemain. Avant 1848, la moyenne des
salaires dans la fabrique de Saint-Quentin, en tenant compte des hommes, des
femmes et des enfants, était de 20 à 22 sous par jour ; en 1848, sous le coup
de la crise qui paralysa tant de métiers, les salaires à 18 sous pour monter
ensuite à 40 ou 45 durant les années si productives de 1849 et 1850. Eh
bien ! à l’époque où la rétribution est la plus élevée, on cherche aussi
vainement l’idée des épargnes qu’à l’époque où elle est la plus faible. Cette
population paraît, d’ailleurs, douée d’excellents instincts : visiblement
touchée du bien qu’on lui fait, elle sait au besoin témoigner sa
reconnaissance. Il n’est pas besoin de beaucoup d’efforts de la part des chefs
d’établissements pour gagner la sympathie de leurs ouvriers : qu’ils
s’occupent un peu d’eux, cela suffit. Les inclinations des masses ne sont ni
turbulentes, ni agressives et au moment où les troubles de 1848 retentissaient
encore dans le pays, Saint-Quentin s’endormait chaque soir fort tranquillement,
sans avoir chez elle un seul soldat en garnison.
La classe ouvrière de cette ville ainsi disposée, qu’a-t-on
fait pour elle ? Considérée indépendamment du district dont elle est le
centre, la ville de Saint-Quentin renferme un nombre beaucoup plus considérable
de de commerçants, de commissionnaires, que de manufacturiers. L’esprit
commercial y domine l’esprit industriel ; c’est par le commerce des
batistes et des linons que cette ville, dont la population a monté en quarante
années de dix mille à vingt-cinq mille âmes, avait commencé sa rapide fortune.
Or, le commerce est déjà un peu éloigné des ouvriers, auxquels il ne se même
pas directement. Livré à ses spéculations, comment serait-il porté à s’occuper d’une
classe dont il ignore bien souvent le véritable état ? Voulons-nous dire
ici que les travailleurs de l’industrie sont entièrement abandonnés à
eux-mêmes, sans que personne songe à les aider et à les soutenir ?
Non : quelques hommes généreux ont même su prendre une initiative
intelligente qui a trouvé de l’écho et dans la municipalité et dans la
population aisée ; mais cette action, d’ailleurs assez récente, est restée
circonscrite dans un cercle peu étendu ; elle pourrait s’ingénier davantage
à trouver les moyens d’atteindre à la source du mal. Quand les écoles
communales étaient reconnues insuffisantes, pourquoi la ville continuait-elle
jusqu’en 1851 à fermer systématiquement sa porte aux frères de la Doctrine
chrétienne ? Craignait-on que les ouvriers n’envoyassent pas leurs enfants
dans ces classes ? L’expérience accomplie dans d’autres villes de fabrique
démontrait déjà combien cette appréhension était erronée. Il était regrettable
qu’on ne recourût pas à tous les moyens propres à améliorer l’état des choses.
Avons-le, il y avait là un levain de vieille hostilité contre la robe des
frères ignorantins, hostilité empruntée à un autre temps et qui contrastait
avec les tendances libérales de notre génération.
Un société de dames, dite Société de la Providence, a été instituée pour venir au secours de
quelques familles au moyen de prêts gratuits d’objets mobiliers, notamment
d’articles de literie. Dans une contrée où le mobilier des indigents est
déplorablement négligé, où il n’est pas rare de voir un même lit servir à cinq
ou six personnes, cette œuvre est sans doute d’une incontestable utilité.
Resserrée toutefois dans des limites étroites, elle ne pouvait avoir une
influence bien significative. Encourager l’idée de l’épargne, en faciliter, en
guider de plus en plus l’application, c’est là un devoir pour les chefs de
l’industrie comme pour tous ceux dont la fortune a favorisés de ses dons.
Depuis l’institution du nouveau régime des sociétés de secours mutuels, on
n’est arrivé qu’à des résultats très faibles. En l’absence de toute société
privée, on n’a réussi qu’à former une seule société approuvée, et encore ne
comprend-elle qu’une centaines de membres.
Un autre mode d’action nous avait paru largement approprié
aux besoins de la localité, parce qu’il attaquait l’ouvrier dans le
retranchement du vice le plus répandu. Ce mode consistait dans la destination
temporairement donnée à des terrains communaux voisins de la ville.
Saint-Quentin possède une assez grande étendue de terres situées près de ses
boulevards et qu’elle avait l’intention d’aliéner ; en attendant des
acquéreurs, on avait imaginé de diviser ces terrains en petits lots et de les
donner gratuitement à des ouvriers pour les cultiver. Le nombre de ces lots
était de quatre à cinq cents ; pour en obtenir un, on devait adresser une
demande à une commission spéciale prise dans le sein du conseil de la
cité ; les allocations étaient faites pour un an. A Saint-Quentin, où le
chômage du lundi est universel, on voit tout de suite quels heureux effets peut
produire une mesure qui fournit à l’ouvrier une occupation attrayante et
productive. Les heures données à la culture sont soustraites au cabaret et, par
suite, aux fâcheuses influences qui s’y produisent. Il faut savoir qu’à
l’époque où les questions relatives au travail étaient étroitement liées à la
politique, on voyait la discussion prendre le cabaret pour théâtre ; les
maîtres de l’opinion étaient les cabaretiers. Ils choisissaient leur journal,
et le commentaient à leur manière. Bien que les ouvriers de la ville sussent
presque tous lire, ils lisaient peu la polémique ou les nouvelles et se
contentaient du commentaire qu’on leur en faisait. C’est au cabaret, par
exemple, qu’ils entendaient les prédications socialistes. Au fond, cependant,
les ouvriers restaient complétement en dehors de ces idées-là : il n’y
avait point de place dans leur esprit pour l’idée de révolutionner l’industrie
en lui imposant l’association de tous les éléments qui concourent à la
production, mais dans les actes de la vie politique ils auraient volontiers
obéi à cette même influence qui leur répugnait instinctivement dans l’ordre
économique.
La pensée du socialisme s’était au contraire fait jour en
une certaine mesure dans une fabrique où
l’état des esprits, considéré dans son ensemble, est bien plus
satisfaisant qu’à Saint-Quentin, nous voulons parler de Sedan, qui a si
merveilleusement perfectionné certains de ses produits. Sans doute, les
ouvriers n’y comprenaient guère plus qu’à Saint-Quentin les théories
socialistes, mais ils se laissaient séduire par de vagues perspectives
d’association, qu’on s’efforçait d’y rattacher, quoiqu’elles en soient au fond
tout à fait indépendantes.
Dans aucune autre ville du nord de la France, on ne trouve,
au point de vue moral, autant de contrastes que dans cette industrieuse cité
des Ardennes. Sous beaucoup de rapports les habitudes y sont satisfaisantes.
L’ivrognerie a pu être extirpée, grâce au bon sens des populations et à la
fermeté des chefs d’usine. Un ouvrier ivre est à Sedan une singularité. On y
affectionne la vie de famille, le plaisir préféré consiste dans des promenades
qui ont un objet tout spécial. Beaucoup d’ouvriers louent sur les anciennes
fortifications de la ville un petit jardin dont le prix varie de 10 à 15 francs
par an ; ils s’y rendent tous les dimanches pendant l’été avec leurs
femmes et leurs enfants. On y dine sur un coin de gazon, et le père ramène le
soir sa famille au logis, cent fois plus heureux, cent fois mieux préparé à
reprendre son travail le lendemain que s’il avait passé sa journée au cabaret.
Les parents apportent un soin particulier à l’éducation de leurs enfants. Un
fait digne d’être mis en relief se produit sous ce rapport. La municipalité
sedanaise, qui, en 1848, avait eu le tort de rayer du budget communal les
écoles de la Doctrine chrétienne, entretenait trois classes d’enseignement
mutule complètement gratuites ; les ouvriers n’y envoyaient pas leurs
enfants. Ils préféraient les écoles des frères, où il y avait pourtant des
dépenses à supporter. Le choix résultait d’une volonté en quelque sorte
instinctive, et sans qu’il s’y mêlât, d’ailleurs, la moindre pensée de se
mettre en opposition avec le conseil municipal.
Autre trait. Les pratiques religieuses ne sont pas
entièrement abandonnées. Un grand nombre d’ouvriers fréquentent l’église le
dimanche. A une époque où, dans les moments de presse, les fabriques
n’arrêtaient pas leurs métiers ce jour-là, quelques chefs d’établissements
avaient proposé à leurs ateliers de travailler jusqu’à une ou deux heures, sauf
à se reposer le restant de la journée ; les ouvriers aimèrent mieux, au
contraire, demeurer plus tard à la manufacture et d’avoir dans la matinée le
temps d’aller à la messe. En 1851, le cardinal-archevêque de Reims visitait
Sedan pour la première fois depuis son installation ; on lui préparait une
réception solennelle. Les ouvriers demandèrent eux-mêmes à quitter l’atelier
pour se rendre au-devant de lui, et ils se présentèrent sur son passage dans
une respectueuse attitude, malgré les recommandations d’une feuille locale qui
leur conseillait de se placer au-dessus de ces vaines fantasmagories. Cependant, il ne faudrait pas croire qu’en
dehors du domaine spirituel, le clergé ait de l’influence à Sedan ; toute
tentative pour étendre son action soulèverait une réaction immédiate. Aussi
n’y-a-t-il jamais eu dans cette ville d’institutions religieuses destinées,
comme ailleurs, à Lille par exemple, aux ouvriers de l’industrie ; elles
auraient été mal accueillies.
Abordons maintenant des faits d’une autre nature. Durant les
premiers mois de 1848, la population ouvrière de cette fabrique ne se laissa
pousser à aucun excès. Des démonstrations menaçantes s’étant produites contre
la maison d’un ancien et honorable manufacturier qui avait longtemps occupé une
place dans les conseils de l’Etat, les ouvriers de la fabrique y établirent un
poste jour et nuit pendant un mois, afin de prévenir le retour de ces scènes
affligeantes, auxquelles pas un d’entre eux n’avait participé. Longtemps même
ils résistèrent à des sollicitations venues du dehors pour les embrigader en
vue de balancer l’influence des chefs d’établissements. C’est seulement plus
tard qu’un dissentiment profond, qui touchait à l’application de la loi sur la
durée du travail, mêlée à tort à la question du salaire, éclata entre eux et
les patrons. Les ouvriers choisirent des délégués et se mirent au chômage
pendant quatre jours. Une caisse centrale, dont ils s’efforcèrent d’entourer
d’un certain mystère l’existence et le régime, fut alors créée par eux. Le
minimum des versements était de 50 centimes par mois ; beaucoup d’ouvriers
payaient volontiers 50 centimes par semaine. Quelle était la destination réelle
de cette institution ? Sous prétexte d’aider les ouvriers quand l’atelier
chômait, elle avait pour principal objet de les soutenir, s’ils jugeaient à
propos de faire grève pour résister à telle ou telle prétention des fabricants.
Nous ne voudrions pas affirmer que les fonds n’aient jamais reçu d’application
politique. Serrés autour de leur caisse centrale, les ouvriers sedanais
accueillent peu à peu, à dater des derniers mois de l’année 1848, des pensées
d’associations qui les flattaient et les abusaient. Honnêtes et laborieux, ils
répugnaient à tout projet de spoliation ; ils ne recherchaient pas
l’agitation pour elle-même ou parce qu’ils s’imaginaient pouvoir vivre sans
rien faire. Que voulaient-ils donc ? A quelles impulsions
cédaient-ils ? En allant au fond des choses, on retrouve dans leurs
opinions la trace de la doctrine de M. Louis Blanc, mêlée peut-être à je ne
sais quel lambeau de la doctrine fouriériste. Exploiter le travail de la
fabrique sedanaise par associations d’ouvriers après avoir indemnisé les
propriétaires actuels, tel est à peu près l’idéal auquel tendaient les
aspirations de la masse laborieuse. Je n’ai guère vu d’agglomérations
d’ouvriers où cette tendance se formait aussi méthodiquement.
Quelques créations particulières contribuèrent à égarer les
esprits en offrant aux yeux, sur une petite échelle, l’image de ce qu’on
désirait. Ainsi les ouvriers avaient établi une épicerie commune, dire épicerie sociétaire, cherchant à payer
moins cher les denrées de consommation quotidienne. Ils avaient choisi parmi
eux un gérant auquel on allouait un traitement fixe, ce gérant achetait les
marchandises en gros et les revendait au détail presque à prix coûtant. Il en
résultait pour les consommateurs une assez notable économie. La pensée de cette
création qui ressemble en petit à l’Humanité
de Lille, est bonne en elle-même ; elle est simple et elle n’était pas
difficile à réaliser. Les ouvriers s’étant astreints à s’approvisionner tous
dans l’épicerie sociétaire et à payer les achats comptant, il suffisait d’un
très petit capital pour commencer l’opération sans avoir de risques à courir.
Un tel établissement n’aurait mérité que des sympathies, s’il ne s’y était mêlé
l’attention visible d’offrir un modèle d’organisation générale. Cette
circonstance effraya quelques esprits et suscita peut-être trop vivement les
soupçons de l’autorité locale. Un jour, le gérant fut arrêté ; on
l’accusait de se livrer à une propagande anarchique et d’être un comptable
infidèle. Tous les papiers de la société furent visités sans qu’on découvrit
pourtant la trace d’une propagande quelconque ; des experts ayant examiné
les livres, les trouvèrent en règle. L’épicerie sociétaire et son chef
acquirent dès lors un nouveau crédit chez les ouvriers. Ces derniers furent
portés à s’exagérer davantage la signification d’une expérience aussi étroite.
On ne considère que le coin du pays sur lequel on vit, on ne se rend aucun
compte des conditions générales du mouvement social, et on se figure que la
France entière pourrait être gérée comme un magasin d’épiceries ! Voilà
mise à nu l’erreur des ouvriers de Sedan. Faute de savoir se limiter à des institutions
qui les touchent de près, ils compromettent le bien auquel ils pouvaient très
légitimement prétendre. Disons toutefois que leur erreur était tempérée par des
habitudes de travail, par l’honnêteté des sentiments et par les mœurs des
familles.
III. Sur quelques traits communs à toute la contrée
Si, au moment de quitter l’industrieuse arène que forment la
Flandre française et les provinces voisines, nous jetons un regard sur
l’ensemble des pays parcourus, nous pourrons remarquer quelques points saillants
qui se dégagent de l’ensemble des situations. Une première observation se
présente par rapport à l’épanouissement des questions relatives au travail
après la révolution de 1848. Aussitôt que les ateliers, un moment fermés,
purent se rouvrir, aussitôt que la production reprit son essor, l’agitation
perdit du terrain. Dans les grands centres industriels, l’amélioration fut même
très promptement obtenue, la population laborieuse y fut soustraite sans trop
de peine à l’influence qui avait amené un universel chômage des usines avec la
misère à la suite. Dure leçon qui n’a pas été perdue pour les classes ouvrières
du nord de la France ! On voyait déjà dans les années qui suivirent la
révolution de 1848 que, si la masse conservait la mobilité d’une mer, dont une
tourmente politique pourrait encore bouleverser les flots, elle avait du moins
échappé à cet esprit d’agitation quotidienne, qui, au lendemain du 24 février,
la rendait accessible à tous les entraînements.
Le socialisme, qui s’empara bientôt de la question
industrielle, ne se présenta pas dans cette région en déployant franchement son
drapeau et en étalant aux regards ses principes et son but. Comme doctrine
sociale, il demeurait un livre fermé pour les ouvriers, incapables de se
reconnaître dans le dédale des sectes qui le composaient, et cela même dans les
centres où, comme à Sedan, il avait revêtu l’aspect le mieux approprié aux
tendances locales. Le plus souvent il s’était voilé sous la critique de l’ordre
économique existant. L’immense majorité de la population résistait
instinctivement à une application excessive des idées d’association.
L’individualité humaine est un sentiment si naturel et si invincible qu’elle
refuse, même chez les esprits les plus incultes, même devant les plus
séduisantes promesses, de se prêter à des caprices qui la méconnaissaient.
Chacun tient à ce qu’il a. Le plus pauvre comprend que son travail est sa
richesse. Or, pour appliquer ses facultés et recevoir le prix de ses labeurs,
il a besoin de rester lui-même, et, au sein d’une société régulière, de
conserver sa personnalité et sa liberté. Quand le principe de l’association est
appliqué de manière à augmenter la force de l’individu, à accroître les
garanties dont il a besoin pour se développer légitimement dans sa ligne, suivant
la loi de sa nature, ce principe est non seulement inattaquable, mais encore il
doit être regardé comme éminemment favorable à la civilisation. C’est un titre
pour notre temps, devant l’histoire, que d’avoir réalisé des applications
nouvelles dans ce sens-là. Au milieu des aveuglements qu’explique trop bien
l’état si imparfait de l’instruction populaire, surtout en face de problèmes
aussi complexes que ceux qu’on agitait, c’était bien en ce sens que se
dessinaient les vagues aspirations de la masse des ouvriers. Aujourd’hui
encore, au sein de la plupart des agglomérations manufacturières de la région
septentrionale, il nous a semblé qu’avec une assez grande confusion dans les
idées sur beaucoup de points, il y avait toujours cette croyance que l’association
est un moyen de bien-être et une garantie pour l’équitable application du
principe de liberté du travail ; mais il y a bien loin de là aux anciennes
prédications socialistes. Nous l’avons indiqué déjà, et ne nous craignons point
d’insister sur un point aussi essentiel : une des tâches imposées à notre
temps consiste évidemment à diriger cette croyance vers des voies sûres pour la
satisfaction des intérêts légitimes.
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