In A. Bailly – Les
Grands Capétiens 1180-1328 – Arthème Fayard, Paris, 1952
« De l’été de 1213 au
printemps de 1214, la lutte fut à la fois acharnée et incertaine.
Philippe-Auguste avait regagné Paris, mais en laissant sur place son fils
Louis, comme commandant en chef de ses troupes. La situation était
sérieuse : les Anglais tenaient la mer, et les Lorrains, les Hollandais et
les princes rhénans, envoyaient des renforts à Ferrand. Celui-ci put reprendre
les villes et la plus grande partie des territoires dont s’était emparé le Roi
de France. Ce fut une guerre sans merci. Pendant que les Français ravageaient,
brûlaient et pillaient les terres de Flandre, Ferrand se vengeait sur l’Artois
et la Picardie. Il put même, grâce à des complicités locales, s’installer dans
Lille où ses partisans étaient plus nombreux que ceux du roi de France.
Accepter cette défaite eût été
pour Philippe-Auguste une grave humiliation. Il ne pouvait la tolérer et se
hâta de marcher sur Lille, qu’il prit du reste sans peine : Ferrand,
épouvanté, s’était enfui à sa seule approche. Le roi décidé alors de faire un
mémorable exemple : la ville fut incendiée, ses forts rasés, ses fossés
comblés ; quant aux habitants, la plupart furent massacrés et les survivants
vendus comme esclaves.
Cette sauvage destruction d’une
ville ancienne, si riche et si populeuse, ne pouvait produire des impressions
d’horreur et de terreur, mais elle ne modifia pas, au fond, l’allure des
évènements : ils demeurèrent assez inquiétants pour le roi de France. La
coalition se fortifiait de jour en jour, l’or anglais, les renforts anglais se
déversaient sur le continent. C’était de la part de tous les coalisés, mais de
la part surtout de Jean sans Terre, un effort intense et furieux. Il s’agissait
d’obtenir une décision qui mit fin, par la ruine de la dynastie capétienne, à
ce duel d’où jusqu’alors elle était sortie constamment victorieuse. Jean sans
Terre, fort de ses alliances, jouait cette fois le tout pour le tout. Une
nouvelle défaite eût sanctionné pour toujours les abandons auxquels il avait dû
consentir, mais une victoire eût été pour lui une révision des arrêts du
destin : le roi de France, écrasé, dominé, rejeté dans les humbles limites
du domaine capétien, devrait donc se courber sous l’hégémonie anglaise.
C’était
donc la phase décisive et implacable de l’éternel conflit.
Philippe-Auguste le savait :
il mesurait l’immensité du risque ; il voyait se jouer le sort de la
France et le sien, et il tendait vers le dénouement du drame de toutes les
puissances de son génie et de sa volonté.
Le plan des coalisés était
grandiose : il consistait en une marche convergente, vers le centre de la
France, des troupes d’invasion qui déferleraient par le nord et par
l’est : Flamands, Lorrains, Impériaux, Hollandais, Anglais, tandis qu’une
autre armée, dirigée par Jean sans Terre, aborderait nos côtes au sud-ouest,
traverserait l’Aquitaine et marcherait vers la Loire.
En Aquitaine, en Saintonge,
malgré tout ce qu’avait fait Philippe-Auguste pour conquérir les sympathies des
anciens vassaux du roi d’Angleterre, celui-ci pouvait compter sur de vieilles
et solides fidélités. La Saintonge, le pays bordelais entretenaient toujours
avec l’Angleterre d’étroites relations commerciales. Jean sans Terre, à prix d’or
et sans compter, entreprit de fortifier les amitiés anciennes et d’en acquérir
de nouvelles. Il put, en toute sécurité, débarquer à La Rochelle le 16 février
1214, et, y établissant solidement ses bases d’invasion, il parcourut les
provinces limitrophes, qui se rallièrent à sa cause.
Toujours prêts à se ranger du
côté du plus fort, les barons d’Aquitaine abandonnaient avec empressement le
parti de la France, et, l’un après l’autre, rendaient hommage à l’ennemi :
ils croyaient fermement à sa victoire.
Une violente incursion de
Philippe-Auguste en Poitou obligea Jean sans Terre à redescendre au sud
précipitamment. Mais dès que Philippe-auguste eut regagné ses provinces du Nord
pour les défendre contre l’invasion, l’Anglais reparut en Aquitaine et se dirigea
vers la Loire. Il la franchit le 11
juin, entra en Angers le 17, et tout aussitôt le siège de La-Roche-aux-Moines,
clef des routes du Mans et de Paris.
Ce fut pour le prince Louis, fils
de Philippe-Auguste, l’occasion d’une brillante victoire. Accourant de Chinon
avec une armée pourtant bien moins forte que celle de son adversaire – les
français combattaient dans la proportion de un contre trois – il culbuta les
Anglais, les contraignit à fuir en abandonnant matériel de siège, armes,
bagages, et les rejeta sur la Loire, qu’ils durent repasser en toute hâte, en
bateaux ou à gué, se noyant par masses dans une débandade éperdue.
Jean sans Terre, consterné par
une défaite si totale, et qu’il n’aurait même pas crue possible, regagna La
Rochelle avec les débris de son armée, et, découragé, irrésolu, ne chercha pas
à poursuivre aussitôt son effort militaire. Son plan était ruiné. Il n’avait
plus la force ni les moyens de recommencer tout ce qu’il avait fait jusqu’alors
et de remonter jusqu’à la Loire, à travers les provinces que son échec
détachait de lui. Complétement abattu, et ne sachant que résoudre, il demeura
comme en suspens dans une inertie qui dura plusieurs mois.
Philippe-auguste n’avait plus à
faire face qu’à l’armée des coalisés du Nord, dirigée par Othon de Brunswick.
Celui-ci avait massé des troupes dans la région de Valenciennes : elles
s’élevaient à près de cent mille hommes. Philippe-Auguste campait aux environs
de Péronne, il ne dispose guère que de vingt-cinq mille combattants.
« Le terrain où devaient
manœuvrer les belligérants, sillonné par l’Escaut, la Scarpe, la Marcq et la
Deûle, compris entre les quatre villes de Péronne, Valenciennes, Tournai et
Lille, n’avait pas, au commencement du XIIIe siècle, l’aspect d’aujourd’hui.
Qu’on se figure, de Saint-Amand à Lille, une forêt presque continue, d’immenses
espaces de tourbières, avec une végétation lacustre, des cours d’eau qui se
répandaient librement en marécages, de rares villages, peu de culture, des
routes peu nombreuses, pour la plupart d’anciennes voies romaines que l’on se
bornait à réparer. Entre Tournai et Lille, la contrée était en grande partie
sous l’eau. Des marais qui la bordaient
à l’ouest, au nord et à l’est, émergeait seul le plateau de Bouvines, haut de
dix à vingt mètres au-dessus de la plaine. Au temps de Philippe-Auguste, il
était déjà déboisé et couvert de champs de blé ; la terre jaune et brune,
d’argile ocreuse, était très résistante par les temps secs ; c’était un
des rares espaces où la cavalerie pût se déployer. Près des villages de Cysoing
et de Bouvines à l’ouest, le plateau se relève, et cette éminence sera le
théâtre de la bataille ; » (A. Luchaire, Philippe-Auguste,
Lavisse, H. de France, III,I)
Péronne se trouvant au sud-ouest
de Valenciennes, si Philippe-Auguste eût voulu marcher directement contre les
impériaux, il eût dû faire route par Cambrai, du sud-ouest au nord-est. C’était
de ce côté qu’Othon pouvait s’attendre à le voir pénétrer, tandis que lui-même
demeurait immobile pour donner à de nouveaux renforts allemands le temps
d’arriver. C’était précisément ce délai et cette possibilité que le roi de
France ne voulait pas accorder à l’ennemi. En tacticien de génie, il conçut un
dessein extraordinairement audacieux. Par un immense mouvement tournant, du sud
à l’ouest, puis de l’ouest au nord-est, il déborda fortement Valenciennes,
remonta au nord et se trouva prêt à diriger son attaque du côté opposé à celui
où les coalisés l’attendaient. En outre, par cette manœuvre, il barrait la
route aux renforts qu’Othon attendait de Lorraine et d’Allemagne. Mais
l’empereur fut averti du danger qui le menaçait, et lorsque Philippe-auguste
eut atteint Tournai, d’où il comptait prendre à revers l’armée ennemie,
celle-ci avait abandonné Valenciennes et s’était puissamment établie à Mortagne,
entre la Sambre et l’Escaut, dans une région marécageuse, difficilement
accessible, et qui opposait à toute attaque l’infranchissable obstacle de ses
boues, de ses joncs et de ses tourbières.
D’autre part, tandis que Mortagne
offrait aux coalisés un imprenable abri, Philippe-Auguste ne trouvait aucune
protection à Tournai, dont les fortifications étaient détruites. C’était lui
qui, maintenant, se voyait dans une situation infiniment dangereuse et dont il
fallait sortir à tour prix et en toute hâte. Son parti fut bientôt pris :
il décida de se retirer sur Lille et le Cambrésis, où il retrouverait de vastes
plaines favorables aux actions de cavalerie, et le 27 juillet il donna à ses
troupes l’ordre d’évacuer Tournai, en empruntant la route qui allait de Tournai
à Lille.
Les espions d’Othon lui firent
connaître aussitôt le départ du roi de France, et la direction de sa retraite.
Il lança immédiatement ses bataillons à la poursuite des Français, convaincu
qu’il en aurait aisément raison dans le désordre de cette opération précipitée,
et s’efforça de les gagner de vitesse. Eux-mêmes, au reste, se débandaient dans
l’acharnement de leur course. Lorsque Philippe-auguste sentit qu’il avait peu
d’espoir d’atteindre Lille avant d’avoir été rejoint, il réunit son conseil
pour délibérer sur la décision à prendre : fallait-il, malgré tout,
chercher à gagner Lille ? ou bien livrer bataille immédiatement ? ou
bien s’avancer jusqu’à Bouvines, et là faire tête et engager le combat ?
Ce fut à ce dernier parti que l’on s’arrêta, avec la pensée que sans doute l’ennemi respecterait la trêve du
dimanche et que l’on disposerait ainsi de quelque délai. Mais Othon voulait en
finir. Il était convaincu qu’il tenait les Français à sa merci, et ne voulait
pas différer l’instant de sa victoire. Lorsque ses troupes atteignirent
l’arrière-garde des Français, un engagement extrêmement vif les mit aux prises.
Philippe-Auguste alors, par une manœuvre téméraire, mais admirablement
exécutée, réussit à faire faire à son armée une conversion totale, et les
Impériaux qui croyaient se jeter sur des combattants en retraite, se trouvèrent
tout d’un coup devant la masse des troupes adverses, rangées en bataille, et
qui les attendaient face à face. Les lignes ennemies étaient rangées
parallèlement les unes aux autres, très étendues du côté des Français, qui,
moins nombreux, étiraient leurs effectifs pour éviter de se laisser tourner, et
beaucoup plus profondes, beaucoup plus compactes du côté impérial. Si les
Français souffraient d’une grave infériorité numérique, ils avaient du moins
l’avantage, très important, de l’orientation : le soleil, extrêmement
violent, était derrière eux, et éblouissait l’ennemi. D’autre part, le
commandement français était très supérieur à celui des troupes coalisées :
il avait pour lui son unité.
Ce fut l’aile droite de l’armée
française qui engagea l’action. Après trois heures d’un combat acharné,
Ferrand, comte de Flandre, fut contraint de se rendre, et les contingents
flamands se dispersèrent dans une véritable déroute. Au centre, le combat
commença plus tard. L’impétuosité de Philippe-Auguste faillit lui être fatale.
Dans l’espoir d’atteindre Othon, il s’était précipité au plus épais des rangs
ennemis, et, tout à coup, séparé des siens, harponné, désarçonné, il courait grand
pris, tué peut-être, lorsque quelques chevaliers de son escorte réussirent à le
rejoindre et à le dégager. La fureur d’avoir vu leur roi en si grand péril jeta
un groupe de gentilshommes français à la poursuite d’Othon ; ils le
rejoignirent après une chasse impétueuse, et, à son tour, il fut désarçonné,
mais parvint enfin à prendre la fuite et ne s’arrêta que dans Valenciennes,
après s’être défait des fastueux ornements d’or qui le faisaient reconnaître.
La disparition de l’empereur amortit la fougue des troupes qu’il commandait.
Elles se laissaient prendre l’aigle d’or et le dragon impérial, et un grand
nombre de hauts barons furent capturés. Les ducs de Lorraine et de Brabant
abandonnèrent alors le champ de bataille et s’enfuirent vers Tournai.
Entre l’aile gauche française et
l’aile droite des troupes coalisées, le combat fut plus confus. Le comte de
Boulogne, Renaud, se battait avec une obstination farouche, et la cavalerie
française ne parvenait pas à mordre sur le petit groupe hérissé de fer qu’il
formait avec son escorte. Ce ne fut qu’à la fin de la journée que les Français
purent enfin l’atteindre et le capturer. Il ne restait plus, de l’infanterie
impériale, qu’un petit corps de sept cents Flamands. Ils ne voulaient pas se
rendre, et Philippe-Auguste n’eut d’autre ressource que de les faire tous
massacrer.
Ainsi la bataille se terminait
par un écrasement complet de la coalition, et la joie que manifestèrent les
populations prouva que, pour la première fois sans doute, les Français
sentaient leur sort lié à celui de la monarchie, et considérait sa victoire et
son honneur comme la victoire et l’honneur de tous. Aussi estime-t-on que la
bataille de Bouvines est véritablement le premier évènement historique à
l’occasion duquel la France ait éprouvé le sentiment de son unité nationale.
En ce qui concerne les rapports
de la monarchie et de la féodalité, Bouvines achevait d’établir et affermissait
définitivement la suprématie du pouvoir royal sur la grande vassalité, Renaud,
comte de Boulogne et Ferrand, comte de Flandre, payèrent leur rébellion de leur
liberté. Incarcérés, enchainés, ils durent attendre dans leurs cachots l’heure
de leur grâce, ou de leur mort.
En récompense de sa neutralité,
Frédéric de Hohenstaufen, rival d’Othon IV reçut, par la protection de
Philippe-Auguste, la couronne impériale. Quant au roi d’Angleterre, si sa
défaite marquait le triomphe final des Capétiens sur les Plantagenets, il fut
cependant, de tous les coalisés, celui qui personnellement eut le moins à
souffrir des évènements. Par le traité de Chinon, la paix fut établie le 18
septembre 1214, entre Philippe-Auguste et Jean sans Terre. Celui-ci, du moins,
gardait son royaume ; mais l’espoir de rétablir sur le continent la
domination anglaise semblait devoir être définitivement abandonné. »
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