mardi 9 juillet 2019

La nuit des (fiers) héros

Ceux qui, comme moi, avaient leurs habitudes à la BA 103 René Mouchotte de Cambrai-Epinoy, passaient régulièrement devant ce singulier monument rapatrié d'Algerie... Retour sur une histoire peu banale. Depuis, la base a été fermée, si d'aventure quelqu'un peut m'éclairer sur ce qu'est devenue cette statue, je suis preneur...
 

In AZUR & … Hors-série : « Histoires extraordin’air », organe officiel de l’Association Nationale des Officiers de Réserve de l’Armée de l’Air, 1995

-          « Agama Stellio » : un Agamidé d’Afrique du Nord qui aime les climats à températures élevées – (Encyclopédie Britannica (1967) – tome 14 – page 161.)
  
Au cas où, comme moi, il n’y a pas encore très longtemps, vous ignoriez ce qu’est un agamidé, sachez qu’il s’agit d’une famille de lézards. L’ « Agama Stellio » donc, sous le nom de « daube » reproduit en argent, était l’insigne de l’Escadrille d’Aviation Légère d’Appui (E.A.L.A.) 05/72, parrainée par la 12e Escadre de Chasse de Cambrai et stationnée pratiquement depuis sa création à Colomb-Béchar, à quelques 600 kilomètres au sud d’Oran, à la limite du Sahara.
 
Quelle idée me direz-vous, pour une unité opérationnelle de l’Armée de l’air, à base de brillants chasseurs (oui, je sais, c’est un pléonasme !) de choisir pour emblème ce petit animal rampant, d’allure préhistorique, paisible et généralement de couleur terne.
 
Eh bien, c’est tout simplement qu’à l’escadrille le daube est un animal de compagnie malgré son naturel peu démonstratif. Il est également très typique de la région où opère l’escadrille où le climat est sans aucun doute à « températures élevées » (cf. la définition ci-dessus) ?
 
Ces chères petites bêtes aiment tellement la chaleur qu’en hiver, il n’est pas rare d’en trouver deux ou trois qui se réchauffent sur les grilles du poêle catalytique de la salle d’OPS. Certains s’en font même crever : c’est probablement ainsi qu’ils comprennent le principe de l’ « autocuiseur ».
 
On peut encore dire deux choses sur ce choix d’insigne.
 
La première c’est qu’à la 5/72, en dehors de la mission qui est sacrée, on n’est pas excessivement conformiste : n’avons-nous pas les seuls T-6 à « gueule de requin » de toute l’AFN ? et n’avons-nous pas toujours deux jeeps ornées d’un énorme daube sous le parebrise ?
 
La deuxième, c’est qu’en région désertique, les missions se font souvent à une altitude telle que la distance entre le daube qui rampe à terre et l’avion n’est, après tout, pas si grande (mais je ne serai pas assez cravateur pour prétendre qu’on les ramasse à l’épuisette !)
 
Tout cela dit, s’il est vrai qu’il fait chaud, très chaud, à Colomb-Béchar, il ne faut quand même pas croire que c’est l’enfer. Pas du tout même, et c’est bien à cause de cela qu’il va y avoir une bonne histoire à raconter qui s’est passée à la fin de 1958.
 
A l’époque, Colomb-Béchar est toujours un rendez-vous des caravanes, ce qu’elle est depuis des temps immémoriaux. C’est le terminus de 2 lignes de chemin de fer : une, à voie normale, amorce du Transsaharien, vient du Maroc. L’autre, à voie métrique, vient d’Oran, côté algérien. C’est aussi – ceci explique cela – le centre d’une région minière d’où l’on extrait du charbon (des terrils en plein désert : quelle horreur ! mais ça aide pour naviguer !). Enfin et surtout, c’est la base arrière du C.I.E.E.S. (centre Interarmées d’essais d’Engins Spéciaux) qui, entre autres activités, prépare, à long terme, les fusées « Ariane » ?
 
Le centre – aux périodes où il ne fait pas trop chaud – emploie et reçoit beaucoup de de civils et de militaires de « haut niveau » (comme on dirait aujourd’hui) qu’il convient de traiter avec tous les égards qui leur sont dûs : chambres climatisées (angines garanties à l’arrivée !), mess excellents (chaque grade d’officier, ou presque, a le sien !), piscine, etc…
 
Le côté « civil » n’est pas mal non plus : un Hôtel Transsaharien, quelques bars convenables, quelques boutiques.
 
Les « opérationnels » n’ont pas normalement droit aux chambres à air conditionné, mais en été, quand le centre est fermé, ils peuvent en profiter et ne s’en font pas faute.
 
J’allais oublier ! Colomb-Béchar, administrativement, est une Préfecture, celle du département de la Saoura. Encore du beau monde !
 
Bref, quand les missions sont finies, la 5/72, au fil des relèves de ses personnels, vit une vie tout à fait convenable. Et voilà que, patatras, en octobre « on » nous fait comprendre que Capoue, c’est fini, et qu’il va falloir « changer de crémerie ».
 
Destination ? Mecheria, là-bas, au Nord, sur la plaine d’Alfa. Le seul point commun avec Béchar, c’est qu’il y a un Djebel Antar à côté : mince consolation !
 
O.K. (prononcer Oh Ka), tant pis, les ordres sont les ordres et les chefs savent ce qu’ils font (ouais… peut-être… enfin, bon…) mais « ça » ne va pas se passer comme cela. Il « faut » faire un coup !!! Oui, mais quel coup ? Toute l’escadrille ne pense plus qu’à cela et il est dommage que personne n’ait noté les différents projets qui ont eu nos faveurs ne serait-ce que quelques instants. Heureusement, en bon chef, le Commandant d’Escadrille pense dans la durée et dit : « il nous faut absolument faire quelque chose qui reste après notre départ, qui pendant de longues années perpétue ici notre souvenir : construisons-nous … un « monument ». Après un long moment de stupeur, le Sous-Lieutenant R. qui a le cerveau très créatif et adore ce genre de défi dit à son tour : « je crois que c’est possible »… et se voit aussitôt nommé « chef de projet » ?
 
Et maintenant, les vraies questions qui se posent et tout d’abord : ce monument, où le mettra-t-on ?
 
Sur la base ? Ce serait probablement plus facile au plan « administratif », mais au plan de la notoriété, c’est pas l’idéal. En ville alors, mais où ? On découvre très vite qu’il y a en face du mess-hôtel du CIEES, non loin de la Cathédrale, un décrochement dans le mur d’une école qui semble avoir été prévu spécialement pour servir notre projet. Ce n’est pas le centre-ville mais c’est quand même un endroit très fréquenté dans la journée.
 
La nuit, de toute façon, il y a le couvre-feu. Le « couvre-feu » ! Voilà qui pose une autre question : quand peut-on le construire, sinon la nuit, pour bénéficier de l’effet de surprise ? mais peut-être qu’après tout ce couvre-feu nous apporte aussi une réponse. Si nous disposions des « complicités » suffisantes il pourrait au contraire, en quelque sorte, nous protéger pendant que nous accomplirions notre forfait.
 
Ce diable de « R » pense qu’après tout, nous sommes bien copains avec les Commandos de l’Air, et que, à leur tour, ils assurent les patrouilles de nuit en ville. On va leur parler… ils ne mirent effectivement pas longtemps à comprendre et encore moins à nous assurer de leur tendre protection. Malgré tout, il ne faut pas que cette affaire dure des heures et des heures, donc, sur place, le jour J à l’heure H, on ne pourra qu’assembler et monter. Donc il faut « préfabriquer ». C’est « R » - toujours lui- qui, aidé et conseillé par le « barman » de l’escadrille, professionnel du bâtiment dans le civil (il était peintre-plâtrier avec un accent du terroir qui faisait que sa profession devenait « pleintre-patrier » ou quelque chose d’approchant) prépare les éléments : 36 blocs parallélépipédiques formés d’une pierre « apparente » ramassée sur la base et de béton pour former le corps du monument. Quatre blocs supplémentaires formeront une croix sur le dessus et serviront de socle à un daube d’un bon mètre de long lui aussi « sculpté » dans le béton par « R ». La plaque commémorative est réalisée par une formation de la base, le SDTA, où nous avons, là aussi, de très bons amis, en particulier son commandant qui fut le premier commandant de la 5/72. Cette plaque est en tôle martelée, les lettres de l’inscription sont usinées une à une dans de l’aluminium et sont rivées à la plaque.
 
Le « Jour du grand soir » est fixé par le « planning » du Commando « Maxime » : ce sera le 3 décembre. Panique !!! Pour transporter tous les morceaux (on se rappelle que ce n’est pas du carton bouilli), nous n’avons pas de camions et nos jeeps – par ailleurs peu discrètes comme je l’ai déjà dit – n’y suffiront pas. 
 
C’est le peloton ALAT – malgré toutes les plaisanteries que font certains sur leurs avions à élastiques – qui nous prêtera les siens dont un GMC.
 
Bien utiles les phares du GMC pour éclairer le « chantier » qui commence à 21 heures par l’humidification de la petite fosse qui a été creusée pour recevoir le socle en béton à prose rapide exécuté de main de maître par le « pleintre-patrier ». Tout le monde est là, y compris la « marraine du monument » et beaucoup de nos amis. Le labeur est rythmé par les passages périodiques des commandos de l’air qui viennent constater les progrès accomplis. A quatre heures du matin, le monument est prêt, conforme aux plans ? En toute modestie, il est superbe et sur la plaque scellée sur la face avant, on peut lire :
 
« AUX FIERS HEROS DE L’E.A.L.A 5/72
LA POPULATION DE COLOMB-BECHAR RECONNAISSANTE »
 
Tout le monde va au lit mais dort mal : qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
 
Ah mes mais ! Le résultat dépasse nos plus folles espérances !
 
Pendant tout le début de la matinée du 4 : « Business as usual ». A partir de 11 heures, le téléphone commence à sonner dans le bureau du commandant d’escadrille et ne s’arrêtera guère de toute la journée. Radio Souara et le journal local, où servent des aspirants du contingent que nous avons mis dans le coup, demandent des interviews ‘qui seront accordées !!!). 
 
Un communiqué sur le « nouveau monument » passe même à l’antenne et déclenche des appels de tout ce que Colomb-Béchar possède d’autorités civiles et militaires, qui expriment directement ou indirectement des sentiments allant du regret poli à la fureur contenue de n’avoir pas été invitées à l’inauguration. Les civils veulent faire disparaître le monument, les militaires menacent de le faire garder par la Légion. Les « observateurs » que nous maintenons toute la journée, par rotation, sur les lieux confirment « un taux de fréquentation très important » y compris par la population indigène (beaucoup d’enfants … qui se pendent à la queue du Daube). Les véhicules s’arrêtent et leurs occupants en mission ou pas vont voir. Bien des photos sont prises. Les militaires, et les aviateurs en particulier, comprennent très vite ce dont il s’agit et, en majorité, « la trouvent bien bonne ».
 
Bref, comme le dira un peu plus tard le Commandant de la base de Mecheria en nous recevant : « Ah les barons, c’est le plus beau canular que j’ai jamais vu ». C’était un vieux de la vieille de la Reco et nous avons apprécié son commentaire à sa juste valeur. Nous avions réussi notre « coup », nous pouvions quitter les lieux sans amertume !
 
L’histoire n’est cependant pas tout à fait finie.
 
Un peu moins d’un an après, quand la 5/72 quitta Mecheria pour Blida, on inaugura un Boulevard des Daubes. Mais ce fut moins drôle car, cette fois, tout fut fait officiellement et dans les bonnes règles. Compte-tenu de l’environnement, c’était d’ailleurs la meilleure solution ?
 
Le monument de Colomb-Béchar lui, après notre départ, continua à être régulièrement fleuri par les infirmières de la base. A un moment, il fut même entouré de chaînes comme beaucoup de monuments aux morts de France. Cela n’empêcha pas le Daube de perdre sa queue, ce qui pour un lézard est normal, me direz-vous.
 
Est-ce si sûr ? Un « Agama Stellio » peut-il perdre sa queue ? Et en tout cas, celle-là ne repoussa pas ? En 1962, le monument fut « enlevé » par un bulldozer mais la plaque avait été sauvée et ramenée en France par un ancien Pilote Elémentaire de réserve de l’Escadrille qui était passé par Béchar au moment opportun. Cette plaque fut replacée sur une reproduction du monument bâtie sur la base de Cambrai dans les années 70. Démontée à nouveau, elle est maintenant dans la salle d’honneur de la base. Elle a été remplacée et les « nouveaux » continuent à veiller sur le monument de Cambrai. Ils se souviennent d’un beau canular mais de bien d’autres départs aussi, plus tragiques. C’est peut-être que, dans l’Armée de l’air en opérations, l’humour n’est jamais bien loin du drame. »

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