In André CHERADAME - Le plan
pangermaniste démasqué - Librairie Plon, Paris, 1916
"(...) La réalité de cette
volonté ne saurait être mieux établie que par des extraits du mémoire adressé
par les plus puissantes associations allemandes, le 20 mai 1915, au Chancelier
de l'Empire (cité par Le Temps, 12 août1915) (...)
En ce qui concerne la Belgique,
ce mémoire s'exprime ainsi:
"Parce qu'il est nécessaire
d'assurer notre crédit sur mer et notre situation économique pour l'avenir, en
face de l'Angleterre, parce que le territoire belge, économiquement si
important, est étroitement lié à notre principal territoire industriel, la
Belgique doit être au point de vue monétaire, financier et postal, soumise à la
législation de l'empire. Ses chemins de fer et ses voies fluviales doivent être
étroitement reliés à nos communications. En constituant un territoire wallon et
un territoire flamand prépondérant et en mettant en des mains allemandes les
entreprises et les propriétés économiques si importantes pour dominer le pays,
on organisera le gouvernement et l'administration de telle manière que les
habitants ne pourront acquérir aucune influence sur les destinées politiques de
l'empire d'Allemagne."
En somme, c'est l'esclavage
promis aux Belges. Il est important de remarquer, afin de bien constater qu'il
s'est bien agi pour l'Allemagne de réaliser le plan que le gouvernement de Berlin
élabore depuis vingt-cinq ans, que la conception des auteurs du mémoire du 20
mai 1915, sur le sort à réserver aux populations annexées, est exactement
conforme à celle exprimée dans la brochure publiée sous l'égide de
l'Alldeutscher Verband, l'Union Pangermaniste, et exposant le plan
pangermaniste de 1895..
La seule différence qu'on puisse
relever dans l'évolution des idées pangermanistes entre 1895 et 1916 c'est qu'à
la suite de l'expérience qu'ils viennent de faire avec les Slaves et les Latins
austro-hongrois, les Allemands considèrent comme possible et avantageux, sous
la seule condition d'appliquer les méthodes du terrorisme prussien, de faire
combattre pour les intérêts de la Pangermanie des non-Allemands, qui en
repoussent l'idée avec horreur mais qui, fortement encadrés d'éléments
germaniques, sont contraints de se faire tuer pour assurer l'esclavage de leurs
familles et leur maintien sous le joug allemand.
"Quant à la France, continue
le mémoire du 20 mai 1915 au Chancelier de l'Empire, toujours en raison de
notre situation vis-à-vis des Anglais, il est d'un intérêt vital, en vue de
notre avenir sur mer, que nous possédions la région côtière voisine de la
Belgique à peu près jusqu'à la Somme, ce qui nous donnera un débouché sur l'Océan
Atlantique. L'"hinterland" qu'il faut acquérir en même temps, doit
avoir une étendue telle qu'économiquement et stratégiquement les ports où
aboutissent les canaux puissent prendre leur pleine importance. Toute autre
conquête territoriale de France, en dehors de l'annexion nécessaire des bassins
miniers de Briey, ne doit être faite qu'en vertu de considérations de stratégie
militaire. A ce sujet, après les expériences de cette guerre, il est très
naturel que nous n'exposions pas nos frontières à de nouvelles invasions
ennemies en laissant à l'adversaire les forteresses qui nous menacent, surtout Verdun
et Belfort, et les contreforts occidentaux des Vosges situés entre ces deux
forteresses. Pour la conquête de la ligne de la Meuse et de la côte française
avec les embouchures des canaux, on acquerrait, outre les régions de minerais
de fer déjà indiqués de Briey, les territoires charbonniers des départements du
Nord et du Pas-de-Calais. Ces augmentations territoriales - la chose va de soi
après l'expérience faite en Alsace-Lorraine, - supposent que la population des
territoires annexés ne sera pas en mesure d'obtenir une influence politique sur
les destinées de l'empire allemand, et que tous les moyens de puissance
économique existant sur ces territoires, y compris la propriété moyenne et la
grande propriété, passeront entre des mains allemandes: la France indemnisera
les propriétaires et les recueillera."
Pour justifier ces formidables
annexions, le mémoire du 20 mai, conformément à la doctrine pangermaniste
cyniquement pure, n'invoque d'autre argument que celui de la convenance prussienne
et du butin utile à faire?
"Si la forteresse de Longwy,
avec les nombreux hauts fourneaux français de la région, était rendue aux
Français, et s'il éclatait une nouvelle guerre, avec quelques canons à longue
portée, les hauts-fourneaux allemands et luxembourgeois (dont la liste est
donnée) seraient paralysés en quelques heures...
"De la sorte, 20 p. cent
environ de la production de fer brut et d'acier allemands seraient supprimés.
"Disons en passant, que la
production élevée d'acier étiré de la "minette", offre la seule
possibilité de fournir à l'agriculture allemande, quand l'importation des
phosphates est bloquée, l'acide phosphorique nécessaire.
"La sécurité de l'empire
d'Allemagne dans une guerre future nécessite donc impérieusement la possession de
toutes les mines de "minette", y compris les forteresses de Longwy et
de Verdun sans lesquelles cette région ne saurait être défendue."
Ces diverses déclarations,
hautement autoritaires, permettent de constater qu'en résumé les annexions que
les Pangermanistes prétendaient réaliser à l'Ouest s'étendraient jusqu'en
France, à peu près selon une ligne tirée du sud de Belfort à l'embouchure de la
Somme. C'est-à-dire, en ce qui concerne la France, sur un territoire englobant
environ 50.271 kilomètres carrés qui, avant la guerre, renfermait 5.768.000
habitants.
Toujours en ce qui concerne la
France, les annexions prévues, dans la conception des pangermanistes, devaient
produire un double effet.
1° en faisant passer à
l'Allemagne les régions françaises les plus riches, au point de vue industriel
et minier, la Germanie réaliserait un énorme butin.
2° En privant la France de ses
départements les plus productifs, qui paient la principale part des impôts, qui
contiennent les éléments miniers indispensables à la vie économique, ce qui
resterait de la France serait par là même dans l'impossibilité absolue de se
relever et de redevenir une puissance pouvant, en quoi que ce soit,
contrecarrer les volontés ultérieures de l'Allemagne.
Quelques chiffres permettent de
vérifier ce point de vue avec la plus grande évidence. Au début de 1916, les
Allemands détenaient 138.000 hectares du bassin houiller du Nord soit 41 p.
cent de la superficie totale exploitée en France (337.000 hectares) soit encore
environ les 3/4 de la production française totale. Les Allemands occuperaient
également 63.000 hectares du bassin de minerai de fer de Lorraine qui
représente 75 p. cent de la superficie de tous les gisements de fer exploités
en France (83.000 hectares) et les 9/10e de la production totale. Il est clair
que si cet état de choses devait être maintenu, la vie économique, donc
nationale, de la France, amputée d'organes vitaux, serait rendue radicalement
impossible. La France se trouverait donc placée, de fait, dans l'entière
dépendance de l'Allemagne, conformément aux visées pangermanistes d'avenir.
Il est encore nécessaire de
constater que dans les territoires occupés par l'Allemagne à l'ouest - comme
dans tous les autres d'ailleurs, - les mesures prises par les Allemands en 1916
n'étaient pas seulement des mesures militaires de défense mais aussi des
mesures d'organisation et de conservation desdits territoires. Ces mesures de
conservation peuvent être classées dans les catégories suivantes:
Mesures de terrorisme appliquées
à la prussienne afin de réduire les éléments récalcitrants;
Mesures de division. C'est ainsi
que les Allemands s'efforcèrent en Belgique d'exciter par tous les moyens
l'opposition entre Flamands et Wallons afin de les neutraliser les uns par les
autres;
Mesures d'administration stricte
et régulière, afin d'habituer à la domination allemande par certains avantages
d'ordre extérieur ou économique les éléments dont on s'imagine à Berlin pouvoir
désarmer le plus rapidement la résistance morale;
Mesure tendant à préparer la colonisation
allemande des nouveaux territoires. Celles-ci ont consisté surtout à appliquer
la théorie pangermaniste de l'Evacuirung, c’est-à-dire évacuer systématiquement
les malheureuses femmes ou vieillards que l'Allemagne considère ne pouvoir lui
être d'aucune utilité. Elle trouva fort expédient, sans plus attendre, -
surtout lorsque la question alimentaire s'est posée, - de ses débarrasser de
ces malheureux et de les mettre ainsi à la charge de l'adversaire qu'on
considérait déjà comme un vaincu. C'est la théorie de l'Evacuirung qui
explique, dans une large mesure, pourquoi les autorités allemandes ont renvoyé
en France la partie de la population des territoires occupés en France et
Belgique qu'elles considéraient d'après leurs enquêtes administratives comme
des déchets humains sans valeur.
(...) l'Allemagne n'occupait pas
exactement à l'Ouest, au début de 1916, tous les territoires qu'elle
convoitait. Calais, Belfort et Verdun notamment lui échappaient, mais il est
aisé de se rendre compte qu'il ne s'en fallait pas de beaucoup.
Les territoires de l'Ouest qui
devaient entrer dans la Confédération germanique du plan de 1911 comprennent:
Hollande: 38.141 kilomètres
carrés
Belgique : 29.451 kilomètres
carrés
Luxembourg : 2.586 kilomètres
carrés
Départements français ; 50.271
kilomètres carrés
Soit au total : 120.449
kilomètres carrés.
Or, le Luxembourg et la Belgique
étaient entièrement occupés (sauf une parcelle de la Belgique). Si l'Allemagne
devait conserver la Belgique, la Hollande, qui n'est pas occupée mais qui est
géographiquement investie, serait fatalement contrainte d'entrer dans la
Confédération germanique.
On doit donc la considérer comme virtuellement sous
la coupe de Berlin. Comme d'autre part sur 50.271 kilomètres carrés environ qu'elle
voulait annexer aux dépens de la France, l'Allemagne en occupait au début de
1916, 20.300, on constate donc finalement que les emprises germaniques prévues
à l'Ouest sur 120.449 kilomètres carrés s'étendaient directement ou
indirectement sur 90.748 kilomètres carrés.
L'Allemagne a donc, au début de
1916, réalisé à l'ouest les occupations prévues par le plan de 1911, aux dépens
de non-Allemands, dans la proportion de 76 p. cent ou des 3/4."
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