lundi 10 juin 2019

Une vision française de l'occupation du Nord et de la Belgique en 1916


In André CHERADAME - Le plan pangermaniste démasqué - Librairie Plon, Paris, 1916

"(...) La réalité de cette volonté ne saurait être mieux établie que par des extraits du mémoire adressé par les plus puissantes associations allemandes, le 20 mai 1915, au Chancelier de l'Empire (cité par Le Temps, 12 août1915) (...)
 
En ce qui concerne la Belgique, ce mémoire s'exprime ainsi:
 
"Parce qu'il est nécessaire d'assurer notre crédit sur mer et notre situation économique pour l'avenir, en face de l'Angleterre, parce que le territoire belge, économiquement si important, est étroitement lié à notre principal territoire industriel, la Belgique doit être au point de vue monétaire, financier et postal, soumise à la législation de l'empire. Ses chemins de fer et ses voies fluviales doivent être étroitement reliés à nos communications. En constituant un territoire wallon et un territoire flamand prépondérant et en mettant en des mains allemandes les entreprises et les propriétés économiques si importantes pour dominer le pays, on organisera le gouvernement et l'administration de telle manière que les habitants ne pourront acquérir aucune influence sur les destinées politiques de l'empire d'Allemagne."
 
En somme, c'est l'esclavage promis aux Belges. Il est important de remarquer, afin de bien constater qu'il s'est bien agi pour l'Allemagne de réaliser le plan que le gouvernement de Berlin élabore depuis vingt-cinq ans, que la conception des auteurs du mémoire du 20 mai 1915, sur le sort à réserver aux populations annexées, est exactement conforme à celle exprimée dans la brochure publiée sous l'égide de l'Alldeutscher Verband, l'Union Pangermaniste, et exposant le plan pangermaniste de 1895..
La seule différence qu'on puisse relever dans l'évolution des idées pangermanistes entre 1895 et 1916 c'est qu'à la suite de l'expérience qu'ils viennent de faire avec les Slaves et les Latins austro-hongrois, les Allemands considèrent comme possible et avantageux, sous la seule condition d'appliquer les méthodes du terrorisme prussien, de faire combattre pour les intérêts de la Pangermanie des non-Allemands, qui en repoussent l'idée avec horreur mais qui, fortement encadrés d'éléments germaniques, sont contraints de se faire tuer pour assurer l'esclavage de leurs familles et leur maintien sous le joug allemand.
 
"Quant à la France, continue le mémoire du 20 mai 1915 au Chancelier de l'Empire, toujours en raison de notre situation vis-à-vis des Anglais, il est d'un intérêt vital, en vue de notre avenir sur mer, que nous possédions la région côtière voisine de la Belgique à peu près jusqu'à la Somme, ce qui nous donnera un débouché sur l'Océan Atlantique. L'"hinterland" qu'il faut acquérir en même temps, doit avoir une étendue telle qu'économiquement et stratégiquement les ports où aboutissent les canaux puissent prendre leur pleine importance. Toute autre conquête territoriale de France, en dehors de l'annexion nécessaire des bassins miniers de Briey, ne doit être faite qu'en vertu de considérations de stratégie militaire. A ce sujet, après les expériences de cette guerre, il est très naturel que nous n'exposions pas nos frontières à de nouvelles invasions ennemies en laissant à l'adversaire les forteresses qui nous menacent, surtout Verdun et Belfort, et les contreforts occidentaux des Vosges situés entre ces deux forteresses. Pour la conquête de la ligne de la Meuse et de la côte française avec les embouchures des canaux, on acquerrait, outre les régions de minerais de fer déjà indiqués de Briey, les territoires charbonniers des départements du Nord et du Pas-de-Calais. Ces augmentations territoriales - la chose va de soi après l'expérience faite en Alsace-Lorraine, - supposent que la population des territoires annexés ne sera pas en mesure d'obtenir une influence politique sur les destinées de l'empire allemand, et que tous les moyens de puissance économique existant sur ces territoires, y compris la propriété moyenne et la grande propriété, passeront entre des mains allemandes: la France indemnisera les propriétaires et les recueillera."
 
Pour justifier ces formidables annexions, le mémoire du 20 mai, conformément à la doctrine pangermaniste cyniquement pure, n'invoque d'autre argument que celui de la convenance prussienne et du butin utile à faire?
 
"Si la forteresse de Longwy, avec les nombreux hauts fourneaux français de la région, était rendue aux Français, et s'il éclatait une nouvelle guerre, avec quelques canons à longue portée, les hauts-fourneaux allemands et luxembourgeois (dont la liste est donnée) seraient paralysés en quelques heures...
 
"De la sorte, 20 p. cent environ de la production de fer brut et d'acier allemands seraient supprimés.
 
"Disons en passant, que la production élevée d'acier étiré de la "minette", offre la seule possibilité de fournir à l'agriculture allemande, quand l'importation des phosphates est bloquée, l'acide phosphorique nécessaire.
 
"La sécurité de l'empire d'Allemagne dans une guerre future nécessite donc impérieusement la possession de toutes les mines de "minette", y compris les forteresses de Longwy et de Verdun sans lesquelles cette région ne saurait être défendue."
 
Ces diverses déclarations, hautement autoritaires, permettent de constater qu'en résumé les annexions que les Pangermanistes prétendaient réaliser à l'Ouest s'étendraient jusqu'en France, à peu près selon une ligne tirée du sud de Belfort à l'embouchure de la Somme. C'est-à-dire, en ce qui concerne la France, sur un territoire englobant environ 50.271 kilomètres carrés qui, avant la guerre, renfermait 5.768.000 habitants.
 
Toujours en ce qui concerne la France, les annexions prévues, dans la conception des pangermanistes, devaient produire un double effet.
 
1° en faisant passer à l'Allemagne les régions françaises les plus riches, au point de vue industriel et minier, la Germanie réaliserait un énorme butin.
 
2° En privant la France de ses départements les plus productifs, qui paient la principale part des impôts, qui contiennent les éléments miniers indispensables à la vie économique, ce qui resterait de la France serait par là même dans l'impossibilité absolue de se relever et de redevenir une puissance pouvant, en quoi que ce soit, contrecarrer les volontés ultérieures de l'Allemagne.
 
Quelques chiffres permettent de vérifier ce point de vue avec la plus grande évidence. Au début de 1916, les Allemands détenaient 138.000 hectares du bassin houiller du Nord soit 41 p. cent de la superficie totale exploitée en France (337.000 hectares) soit encore environ les 3/4 de la production française totale. Les Allemands occuperaient également 63.000 hectares du bassin de minerai de fer de Lorraine qui représente 75 p. cent de la superficie de tous les gisements de fer exploités en France (83.000 hectares) et les 9/10e de la production totale. Il est clair que si cet état de choses devait être maintenu, la vie économique, donc nationale, de la France, amputée d'organes vitaux, serait rendue radicalement impossible. La France se trouverait donc placée, de fait, dans l'entière dépendance de l'Allemagne, conformément aux visées pangermanistes d'avenir.
 
Il est encore nécessaire de constater que dans les territoires occupés par l'Allemagne à l'ouest - comme dans tous les autres d'ailleurs, - les mesures prises par les Allemands en 1916 n'étaient pas seulement des mesures militaires de défense mais aussi des mesures d'organisation et de conservation desdits territoires. Ces mesures de conservation peuvent être classées dans les catégories suivantes:
Mesures de terrorisme appliquées à la prussienne afin de réduire les éléments récalcitrants;
 
Mesures de division. C'est ainsi que les Allemands s'efforcèrent en Belgique d'exciter par tous les moyens l'opposition entre Flamands et Wallons afin de les neutraliser les uns par les autres;
 
Mesures d'administration stricte et régulière, afin d'habituer à la domination allemande par certains avantages d'ordre extérieur ou économique les éléments dont on s'imagine à Berlin pouvoir désarmer le plus rapidement la résistance morale;
 
Mesure tendant à préparer la colonisation allemande des nouveaux territoires. Celles-ci ont consisté surtout à appliquer la théorie pangermaniste de l'Evacuirung, c’est-à-dire évacuer systématiquement les malheureuses femmes ou vieillards que l'Allemagne considère ne pouvoir lui être d'aucune utilité. Elle trouva fort expédient, sans plus attendre, - surtout lorsque la question alimentaire s'est posée, - de ses débarrasser de ces malheureux et de les mettre ainsi à la charge de l'adversaire qu'on considérait déjà comme un vaincu. C'est la théorie de l'Evacuirung qui explique, dans une large mesure, pourquoi les autorités allemandes ont renvoyé en France la partie de la population des territoires occupés en France et Belgique qu'elles considéraient d'après leurs enquêtes administratives comme des déchets humains sans valeur.
 
(...) l'Allemagne n'occupait pas exactement à l'Ouest, au début de 1916, tous les territoires qu'elle convoitait. Calais, Belfort et Verdun notamment lui échappaient, mais il est aisé de se rendre compte qu'il ne s'en fallait pas de beaucoup. 
 
Les territoires de l'Ouest qui devaient entrer dans la Confédération germanique du plan de 1911 comprennent:
 
Hollande: 38.141 kilomètres carrés
Belgique : 29.451 kilomètres carrés
Luxembourg : 2.586 kilomètres carrés
Départements français ; 50.271 kilomètres carrés
Soit au total : 120.449 kilomètres carrés.
 
Or, le Luxembourg et la Belgique étaient entièrement occupés (sauf une parcelle de la Belgique). Si l'Allemagne devait conserver la Belgique, la Hollande, qui n'est pas occupée mais qui est géographiquement investie, serait fatalement contrainte d'entrer dans la Confédération germanique.
  
On doit donc la considérer comme virtuellement sous la coupe de Berlin. Comme d'autre part sur 50.271 kilomètres carrés environ qu'elle voulait annexer aux dépens de la France, l'Allemagne en occupait au début de 1916, 20.300, on constate donc finalement que les emprises germaniques prévues à l'Ouest sur 120.449 kilomètres carrés s'étendaient directement ou indirectement sur 90.748 kilomètres carrés.
 
L'Allemagne a donc, au début de 1916, réalisé à l'ouest les occupations prévues par le plan de 1911, aux dépens de non-Allemands, dans la proportion de 76 p. cent ou des 3/4."

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