in Général J. ARMENGAUD - Le
drame de Dunkerque (mai-juin 1940) - éditions Plon, 1948
" Sur la côte entre Boulogne et Calais,
les collines du Boulonnais s'abîment dans les flots, lançant en direction de
l'Angleterre la pointe du Cap Gris-Nez, qui étrangle le Pas-de-Calais.
Gris-Nez, point stratégique
important, possède une organisation défensive permanente, le sémaphore de
Gris-nez, tenu, sous le commandement du capitaine de Corvette Ducuing, par une
trentaine de marins encadrés par trois officiers (lieutenant de vaisseau Hémon,
enseignes de vaisseau Gardette et Le Charpentier).
Devant la menace qui vient du
sud, le poste s'est dédoublé. Avec la majeure partie de la garnison, le
commandant Ducuing, laissant le sémaphore à la garde de l'enseigne de vaisseau
Le Charpentier, est allé occuper, à 3 kilomètres au sud-est, le carrefour du
moulin d'Audinghen, où la route côtier Boulogne-Calais franchit le dos d'âne des
collines, à une altitude de 70 mètres, passant du versant Manche au versant Mer
du Nord.
Une cohue inimaginable de
réfugiés circule sur cette route, parfois dans les deux sens. Deux courants se
rencontrent dans ces parages; le premier, venant de l'est, se compose des
réfugiés belges et hollandais de la côte et des Dunkerquois jetés sur les
routes le 18 mai par le premier bombardement massif de leur ville; le second,
venant du sud, reflue devant l'avance allemande.
Une fois Boulogne encerclée, dès
le 23 mai les pointes motorisées et blindées allemandes poursuivent leur route
vers le nord. L'itinéraire de la côte eût dû leur être difficilement
praticable, étant surveillé par les navires alliés qui croisent au large de
Wimereux et d'Ambleteuse. Mais l'enchevêtrement des convois civils aux
mouvements confus camoufle efficacement leur infiltration.
Le commandant Ducuing, président
des officiers de marine de réserve de France, est un chef énergique. Il
installe d'abord un barrage canalisant les réfugiés, triant les militaires.
Bientôt son effectif, fortement accru par les apports de l'Armée de terre, se
grossit d'une centaine de sous-officiers et d'hommes, en majorité cavaliers, et
de cinq officiers: le chef de bataillon Bonnapetit (génie de la 21e DI), le
capitaine Bauer (6e Cuirassiers), un capitaine de la BHR du 35e RA, le
lieutenant Agostini (génie) et le sous-lieutenant Schmidt. Les uns ont été
sollicités par le commandant Ducuing, les autres se sont présentés
volontairement; tous ces terriens sont décidés à se battre, comme les marins
auxquels ils viennent prêter main-forte.
Dans la soirée du 23 mai, sous
les ordres du commandant Ducuing auquel le commandant Bonnapetit sert
d'adjoint, la défense mixte s'organise autour du carrefour du Moulin. On s'enterre;
il s'agit de tirer le meilleur parti possible de moyens modestes: l'affût
double de mitrailleuses de 13,2 et 3 F.M., servis par les marins, auxquels sont
venus s'ajouter 1 canon de 25 et une automitrailleuse en panne (armement 1
canon de 25 et 1 mitrailleuse de 7,5). En arrière, les 2 canons de 37 du
sémaphore prêtent l'appui de leur tir.
Le 24 mai, dès le début de la
matinée, les chars ennemis effectuant une large manœuvre d'encerclement,
s'approchent, venant de l'est, utilisant les replis du terrain derrière l'axe
des collines. A 11 heures, une femme vient prévenir que les Allemands sont dans
sa ferme, en train d'interroger sa mère, et en courageuse Française provoque l'ouverture
du tir des 37 du sémaphore sur sa maison et les siens. Ainsi commence, par un
humble acte d'héroïsme, la défense de Gris-Nez.
Sans tarder, l'ennemi passe à
l'attaque, par tentatives successives d'importance accrue. A 11 h 15, un fort
peloton de sidecars débouche. Accueillis par des rafales de mitrailleuses de
13,2, les fusiliers ennemis se déploient et tentent de progresser avec un appui
de feux d'armes automatiques; le tir des défenseurs les oblige à se retirer. A
12 h 30, l'attaque reprend, appuyée par une automitrailleuse; l'ennemi est
repoussé et l'automitrailleuse abandonnée sur le terrain. A 13 heures une
troisième attaque, plus sérieuse, débouche d'Audinghen précédée par deux engins
blindés qui parviennent à 100 mètres du carrefour; le tir du canon de 25 de l'automitrailleuse
française embossée les oblige à reculer, l'un d'eux endommagé reste sur le
terrain à la sortie sud d'Audinghen; quant aux fantassins ennemis, ils ont dû
une troisième fois refluer sous le feu des défenseurs dont le moral s'exalte.
Une patrouille conduite par le
sous-lieutenant Schmidt ramène le butin; une des deux automitrailleuses
abandonnées, dans laquelle on trouve un drapeau à croix gammée, 32 grenades à
manche, 8 Sprengminen (mines bondissantes), 17 kilogrammes de tolite en pétards
et des amorces de mise à feu de tous modèles.
D'après des renseignements
concordants, de nombreux engins blindés accourent en renfort. Il faut
s'attendre, à bref délai, probablement dès la nuit, à une attaque puissante.
Après avoir tenu un petit conseil
de guerre, le commandant Ducuing décide de replier sa troupe sur le sémaphore,
où il sera possible de résister plus efficacement à l'attaque des blindés.
Le mouvement de repli s'effectue
vers 15 h 45. A ce moment survient de l'ouest un camion transportant six
blessés appartenant à l'équipage du Chacal, contre-torpilleur coulé par les
bombes au large de Gris-Nez. Sur les 26 survivants du naufrage, 5 sont morts
sur les radeaux de sauvetage avant d'atteindre la côte. Les rescapés groupés à
l'anse du Cran Poulet autour de leur chef le lieutenant de vaisseau Bourrely
commandant en second le bâtiment, ont trouvé avec l'aide des civils des moyens
de transport. Le camion de blessés, parti le premier avec l'officier canonnier
Georgelin, est arrivé à temps au carrefour du Moulin et peut gagner le
sémaphore. Les quatre autos qui le suivent se heurtent aux engins blindés
ennemis, qui les démolissent à bout portant, dispersant les occupants. Le
lieutenant de vaisseau Bourrely, rampant à travers la campagne, parvient à
atteindre le poste.
Celui-ci s'est rapidement
organisé en deux secteurs de défense: secteur est avec l'automitrailleuse,
commandé par le lieutenant Agostini, secteur ouest avec le canon de 25,
commandé par le chef de bataillon Bonnapetit; le commandant Ducuing actionne
les mitrailleuses de 13,2 et les canons de 37; le capitaine Bauer commande la
réserve.
A 21 heures, deux
autos-mitrailleuses s'approchent venant de l'est; sous un tir précis de 25,
elles reculent, l'une d'elles est touchée.
Le contact est pris, la nuit
tombe, le dos à la falaise, le poste de Gris-Nez se prépare à recevoir le grand
assaut. Il n'y a pas de médecin à Gris-Nez. Les blessés du Chacal et d'autres
appartenant à la 1ere DLM doivent être évacués. Par message Scott et par TSF,
le sémaphore demande à Dunkerque qu’un bateau vienne les chercher. Par la même
voie, le commandant Ducuing signale la situation critique du poste, et
finalement, de 23 heures à 1 heure, lance un S.O.S.
Le 25 mai, vers 3 heures,
accourent deux chalutiers anglais et deux avions dragueurs français. On
embarque les blessés. Les bateaux se déclarent prêts à emmener la garnison.
Mais la garnison va livrer
bataille. Avec les explosifs allemands trouvés dans l'automitrailleuse sont
préparés deux fourneaux de mines de 8 kg 500. Les grenades à manche sont distribuées
à des hommes sans armes groupés autour du capitaine Bauer.
Dès 6 heures, la vigie signale
une colonne de chars s'approchant, venant de l'est. Pendant que les engins,
arrivés dans la région du carrefour du Moulin, prennent leurs dispositions de
combat, une attaque d'infanterie appuyée par des automitrailleuses et des chars
moyens se déclenche à 6 h 20, venant du nord; elle parvient à 150 mètres du
sémaphore qui essuie un feu violent.
A 8 heures, l'attaque du
groupement blindé du Moulin débouche à son tour; les chars sont précédés par
des éléments à pied très mordants. Dès 8 h 30, l'encerclement rapproché est
complet.
La garnison tire, tire, mais ses
moyens, sous le feu ennemi, faiblissent dangereusement. L’automitrailleuse se
tait la première, ensuite les canons de 37 (7 percuteurs cassés depuis le
matin) puis une mitrailleuse de 13,2. Il ne reste comme arme efficace contre
les blindés que le canon de 25 qui ne peut tirer partout à la fois.
Par le nord, vers 9 heures,
l'ennemi trouve un cheminement qui l'amène au pied du bâtiment et du sémaphore.
Le petit groupe du capitaine Bauer se précipite et un court combat à la grenade
s'engage. Mais les rares munitions sont vite épuisées. Malgré le courage des
hommes et l'énergie de leur chef, l'ennemi franchit le mur. Il envahit le
sémaphore.
Il est 9 h 30. Le commandant
Ducuing prescrit l'évacuation sur la falaise, au large de laquelle les
chalutiers sont attaqués par des avions. Les pièces de 37 sont déculassées, les
tubes des mitrailleuses de 13,2 enlevés. On va se regrouper dos à la mer,
tenter une ultime résistance, tirer au fusil les dernières cartouches.
Impossible. L'ennemi, avec ses
engins, atteint le rivage avant les survivants de la petite garnison. La
défense de Gris-Nez est terminée.
Du moins celui qui en fut l'âme
n'en a-t-il pas connu l'amertume finale. Sur cette extrême pointe de terre de
France qu'il a défendue jusqu'au bout, le capitaine de corvette Ducuing est
tombé, une balle au front. "
Note : le commandant Ducuing est
inhumé dans le cimetière d'Audinghen, à quelques centaines de mètres du
sémaphore
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