mardi 4 juin 2019

Le sacrifice du commandant Ducuing pour la défense du Cap Gris-nez (24-25 mai 1940)


 in Général J. ARMENGAUD - Le drame de Dunkerque (mai-juin 1940) - éditions Plon, 1948
 
 " Sur la côte entre Boulogne et Calais, les collines du Boulonnais s'abîment dans les flots, lançant en direction de l'Angleterre la pointe du Cap Gris-Nez, qui étrangle le Pas-de-Calais.
Gris-Nez, point stratégique important, possède une organisation défensive permanente, le sémaphore de Gris-nez, tenu, sous le commandement du capitaine de Corvette Ducuing, par une trentaine de marins encadrés par trois officiers (lieutenant de vaisseau Hémon, enseignes de vaisseau Gardette et Le Charpentier).
 
Devant la menace qui vient du sud, le poste s'est dédoublé. Avec la majeure partie de la garnison, le commandant Ducuing, laissant le sémaphore à la garde de l'enseigne de vaisseau Le Charpentier, est allé occuper, à 3 kilomètres au sud-est, le carrefour du moulin d'Audinghen, où la route côtier Boulogne-Calais franchit le dos d'âne des collines, à une altitude de 70 mètres, passant du versant Manche au versant Mer du Nord.
 
Une cohue inimaginable de réfugiés circule sur cette route, parfois dans les deux sens. Deux courants se rencontrent dans ces parages; le premier, venant de l'est, se compose des réfugiés belges et hollandais de la côte et des Dunkerquois jetés sur les routes le 18 mai par le premier bombardement massif de leur ville; le second, venant du sud, reflue devant l'avance allemande.
 
Une fois Boulogne encerclée, dès le 23 mai les pointes motorisées et blindées allemandes poursuivent leur route vers le nord. L'itinéraire de la côte eût dû leur être difficilement praticable, étant surveillé par les navires alliés qui croisent au large de Wimereux et d'Ambleteuse. Mais l'enchevêtrement des convois civils aux mouvements confus camoufle efficacement leur infiltration.
 
Le commandant Ducuing, président des officiers de marine de réserve de France, est un chef énergique. Il installe d'abord un barrage canalisant les réfugiés, triant les militaires. Bientôt son effectif, fortement accru par les apports de l'Armée de terre, se grossit d'une centaine de sous-officiers et d'hommes, en majorité cavaliers, et de cinq officiers: le chef de bataillon Bonnapetit (génie de la 21e DI), le capitaine Bauer (6e Cuirassiers), un capitaine de la BHR du 35e RA, le lieutenant Agostini (génie) et le sous-lieutenant Schmidt. Les uns ont été sollicités par le commandant Ducuing, les autres se sont présentés volontairement; tous ces terriens sont décidés à se battre, comme les marins auxquels ils viennent prêter main-forte.
 
Dans la soirée du 23 mai, sous les ordres du commandant Ducuing auquel le commandant Bonnapetit sert d'adjoint, la défense mixte s'organise autour du carrefour du Moulin. On s'enterre; il s'agit de tirer le meilleur parti possible de moyens modestes: l'affût double de mitrailleuses de 13,2 et 3 F.M., servis par les marins, auxquels sont venus s'ajouter 1 canon de 25 et une automitrailleuse en panne (armement 1 canon de 25 et 1 mitrailleuse de 7,5). En arrière, les 2 canons de 37 du sémaphore prêtent l'appui de leur tir.

Le 24 mai, dès le début de la matinée, les chars ennemis effectuant une large manœuvre d'encerclement, s'approchent, venant de l'est, utilisant les replis du terrain derrière l'axe des collines. A 11 heures, une femme vient prévenir que les Allemands sont dans sa ferme, en train d'interroger sa mère, et en courageuse Française provoque l'ouverture du tir des 37 du sémaphore sur sa maison et les siens. Ainsi commence, par un humble acte d'héroïsme, la défense de Gris-Nez.
 
Sans tarder, l'ennemi passe à l'attaque, par tentatives successives d'importance accrue. A 11 h 15, un fort peloton de sidecars débouche. Accueillis par des rafales de mitrailleuses de 13,2, les fusiliers ennemis se déploient et tentent de progresser avec un appui de feux d'armes automatiques; le tir des défenseurs les oblige à se retirer. A 12 h 30, l'attaque reprend, appuyée par une automitrailleuse; l'ennemi est repoussé et l'automitrailleuse abandonnée sur le terrain. A 13 heures une troisième attaque, plus sérieuse, débouche d'Audinghen précédée par deux engins blindés qui parviennent à 100 mètres du carrefour; le tir du canon de 25 de l'automitrailleuse française embossée les oblige à reculer, l'un d'eux endommagé reste sur le terrain à la sortie sud d'Audinghen; quant aux fantassins ennemis, ils ont dû une troisième fois refluer sous le feu des défenseurs dont le moral s'exalte.
 
Une patrouille conduite par le sous-lieutenant Schmidt ramène le butin; une des deux automitrailleuses abandonnées, dans laquelle on trouve un drapeau à croix gammée, 32 grenades à manche, 8 Sprengminen (mines bondissantes), 17 kilogrammes de tolite en pétards et des amorces de mise à feu de tous modèles.
 
D'après des renseignements concordants, de nombreux engins blindés accourent en renfort. Il faut s'attendre, à bref délai, probablement dès la nuit, à une attaque puissante.
 
Après avoir tenu un petit conseil de guerre, le commandant Ducuing décide de replier sa troupe sur le sémaphore, où il sera possible de résister plus efficacement à l'attaque des blindés.
 
Le mouvement de repli s'effectue vers 15 h 45. A ce moment survient de l'ouest un camion transportant six blessés appartenant à l'équipage du Chacal, contre-torpilleur coulé par les bombes au large de Gris-Nez. Sur les 26 survivants du naufrage, 5 sont morts sur les radeaux de sauvetage avant d'atteindre la côte. Les rescapés groupés à l'anse du Cran Poulet autour de leur chef le lieutenant de vaisseau Bourrely commandant en second le bâtiment, ont trouvé avec l'aide des civils des moyens de transport. Le camion de blessés, parti le premier avec l'officier canonnier Georgelin, est arrivé à temps au carrefour du Moulin et peut gagner le sémaphore. Les quatre autos qui le suivent se heurtent aux engins blindés ennemis, qui les démolissent à bout portant, dispersant les occupants. Le lieutenant de vaisseau Bourrely, rampant à travers la campagne, parvient à atteindre le poste.
 
Celui-ci s'est rapidement organisé en deux secteurs de défense: secteur est avec l'automitrailleuse, commandé par le lieutenant Agostini, secteur ouest avec le canon de 25, commandé par le chef de bataillon Bonnapetit; le commandant Ducuing actionne les mitrailleuses de 13,2 et les canons de 37; le capitaine Bauer commande la réserve.
 
A 21 heures, deux autos-mitrailleuses s'approchent venant de l'est; sous un tir précis de 25, elles reculent, l'une d'elles est touchée.
 
Le contact est pris, la nuit tombe, le dos à la falaise, le poste de Gris-Nez se prépare à recevoir le grand assaut. Il n'y a pas de médecin à Gris-Nez. Les blessés du Chacal et d'autres appartenant à la 1ere DLM doivent être évacués. Par message Scott et par TSF, le sémaphore demande à Dunkerque qu’un bateau vienne les chercher. Par la même voie, le commandant Ducuing signale la situation critique du poste, et finalement, de 23 heures à 1 heure, lance un S.O.S.
 
Le 25 mai, vers 3 heures, accourent deux chalutiers anglais et deux avions dragueurs français. On embarque les blessés. Les bateaux se déclarent prêts à emmener la garnison.
 
Mais la garnison va livrer bataille. Avec les explosifs allemands trouvés dans l'automitrailleuse sont préparés deux fourneaux de mines de 8 kg 500. Les grenades à manche sont distribuées à des hommes sans armes groupés autour du capitaine Bauer.
 
Dès 6 heures, la vigie signale une colonne de chars s'approchant, venant de l'est. Pendant que les engins, arrivés dans la région du carrefour du Moulin, prennent leurs dispositions de combat, une attaque d'infanterie appuyée par des automitrailleuses et des chars moyens se déclenche à 6 h 20, venant du nord; elle parvient à 150 mètres du sémaphore qui essuie un feu violent.
 
A 8 heures, l'attaque du groupement blindé du Moulin débouche à son tour; les chars sont précédés par des éléments à pied très mordants. Dès 8 h 30, l'encerclement rapproché est complet.
 
La garnison tire, tire, mais ses moyens, sous le feu ennemi, faiblissent dangereusement. L’automitrailleuse se tait la première, ensuite les canons de 37 (7 percuteurs cassés depuis le matin) puis une mitrailleuse de 13,2. Il ne reste comme arme efficace contre les blindés que le canon de 25 qui ne peut tirer partout à la fois.
 
Par le nord, vers 9 heures, l'ennemi trouve un cheminement qui l'amène au pied du bâtiment et du sémaphore. Le petit groupe du capitaine Bauer se précipite et un court combat à la grenade s'engage. Mais les rares munitions sont vite épuisées. Malgré le courage des hommes et l'énergie de leur chef, l'ennemi franchit le mur. Il envahit le sémaphore.
 
Il est 9 h 30. Le commandant Ducuing prescrit l'évacuation sur la falaise, au large de laquelle les chalutiers sont attaqués par des avions. Les pièces de 37 sont déculassées, les tubes des mitrailleuses de 13,2 enlevés. On va se regrouper dos à la mer, tenter une ultime résistance, tirer au fusil les dernières cartouches.
 
Impossible. L'ennemi, avec ses engins, atteint le rivage avant les survivants de la petite garnison. La défense de Gris-Nez est terminée.
 
Du moins celui qui en fut l'âme n'en a-t-il pas connu l'amertume finale. Sur cette extrême pointe de terre de France qu'il a défendue jusqu'au bout, le capitaine de corvette Ducuing est tombé, une balle au front. "

Note : le commandant Ducuing est inhumé dans le cimetière d'Audinghen, à quelques centaines de mètres du sémaphore

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