mardi 4 juin 2019

Dunkerque, 1940 : le point de vue d'Otto Abetz


In Otto ABETZ, Histoire d'une politique franco-allemande, 1930-1950, Mémoires d'un ambassadeur, STOCK, Paris, 1953, pp 134-135



Otto ABETZ (1903-1958) ambassadeur d'Allemagne à Paris de 1940 à 1944.

"Correcte et même souvent prévenante, l'attitude des troupes allemandes au cours de la campagne de France avait ruiné, dans la population française, beaucoup de préjugés invétérés. Par contre, un changement d'opinion radical s'était fait jour envers l'Angleterre. Ce n'était plus un secret que Londres avait forcé la main à Paris, par la déclaration de guerre de septembre 1939, et les Français ne rendaient pas seulement leur propre gouvernement, mais aussi le gouvernement anglais, responsable de la bouleversante défaite militaire. Le rembarquement de Dunkerque, le retrait sans avertissement préalable du corps expéditionnaire anglais qui se trouvait en Bretagne, l'absence de l'aviation anglaise confirmait ce mot qui courait de bouche en bouche que "l'Angleterre voulait se battre jusqu'au dernier des Français". Parmi les officiers et les soldats français faits prisonniers à Dunkerque, il y en eut des milliers qui se proposèrent pour combattre aux côtés de l'Allemagne contre les Anglais. Dans les semaines qui suivirent, pour peu que l'occasion s'en présentât, presque tous les Français étaient unanimes pour exprimer leur désir d'un renversement d'alliances.
 
Ce désir n'était pas moins répandu du côté allemand. Au début de la campagne de France, l'opinion publique avait pensé qu'Hitler voulait seulement s'assurer une meilleure base d'opérations contre l'Angleterre, et qu'il attaquerait l'île britannique en partant des côtes françaises. Les plus hauts dirigeants eux-mêmes, politiques ou militaires, ne voyaient pas l'ennemi à Paris, mais à Londres. Aussi l'étonnement fut-il grand lorsqu’Hitler renonça, à Dunkerque, à poursuivre les fugitifs anglais et dirigea les opérations vers le cœur même de la France.
 
Les raisons qui le retinrent ne sont pas seulement d'ordre météorologique, ni imputables aux difficultés militaires d'un débarquement. Si Hitler avait été absolument décidé à entreprendre l'opération, les objections techniques les plus valables ne l'auraient pas dissuadé.
 
Historiquement, il est à peu près établi aujourd'hui qu'Hitler a laissé intentionnellement les Anglais s'échapper à Dunkerque. Le corps expéditionnaire anglais était déjà pratiquement encerclé quand Hitler donna à sa Leibstandarte, sur le canal de La Bassée, l'ordre étonnant de se replier. En empêchant les chars allemands d'attaquer, il permit à l'ennemi vaincu de se retirer à Dunkerque. Il est impossible de supposer que la crainte d'une attaque de flanc, menée dans le Sud par Weygand, ait déterminé Hitler à ces décisions, si vivement critiquées par l'Etat-Major allemand. Notons que, dans certains milieux du haut commandement, on présuma que Goering, jaloux de la victoire des armées de terre, avait conseillé à Hitler de laisser les Britanniques s'embarquer pour permettre à la Luftwaffe de les couler dans la Manche...
 
Le ministre plénipotentiaire Hewel, chargé de la liaison entre Hitler et Ribbentropp, m'a donné personnellement une autre interprétation: la veille de cette décision, si capitale pour la poursuite de la guerre, Hitler lui aurait confié "ne pas pouvoir prendre sur lui d'anéantir une armée si apparentée à la nôtre par la race et le sang". Il peut paraître à première vue invraisemblable qu'Hitler ait eu pareille idée, mais n'exprimait-il pas au cours d'un repas au quartier général, pendant le deuxième hiver de la campagne de Russie, son étonnement que "dans ce combat décisif entre Germains et Slaves, les Anglais fussent du côté des Slaves" ?
 
La théorie de la race nordique, si en honneur dans le troisième Reich, était bien faite pour amener Hitler à estimer la ténacité anglaise à sa juste valeur. Les Anglais ne sont-ils pas faits du même bois que les paysans frisons qui préfèrent perdre en frais d'avocat cour et maison plutôt que de céder un pauvre bout de terrain ? Et n'y a-t-il pas dans le caractère anglais quelque chose du bouledogue, qui n'accepte le combat qu'en hésitant, mais n'arrive plus à desserrer les dents lorsqu'il a mordu l'adversaire? "


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