mardi 4 juin 2019

1940 : combattre à Lille jusqu'au dernier souffle


in Mgr L. DETREZ - A. CHATELLE - Tragédies en Flandres (Lille-Roubaix-Tourcoing), 1939-1944, Librairie Tallandier, Lille, 1953



" Les deux généraux [Dame et Molinié] sont maintenant réunis dans une cave, aux lisières d'Haubourdin. L'officier français porteur du message allemand est affreusement pâle, ne sachant s'il a eu raison d'accepter ce rôle qui lui paraît soudain dégradant!
 
Au général Molinié, il déclare que le général Woeger, commandant les divisions allemandes, l'a chargé de faire la déclaration suivante: "Le général est au courant par les blessés de votre total épuisement. Il vous attend à Emmerin, et vous accordera les honneurs de la guerre".
 
Après un long conciliabule, l'officier parlementaire repart presque aussitôt dans une voiture à drapeau blanc, qui franchit le pont du Moulin Rouge.
 
Il est à ce moment 19 heures. Le général Molinié, pour épuiser à fond la résistance, a déclaré qu'il ajournait sa réponse à 19 h 30, et lorsque ce fut l'heure celui qui, après une magnifique résistance, prenait à son compte l'humiliation de la défaite, partit en side-car, seul véhicule non détruit par les obus. Le général a répondu à l'invitation qui lui est faite. Il se dirige vers les lignes allemandes à Emmerin...
 
Il y est reçu, dans une maison du village, par le général allemand Woegner entouré de quelques officiers. Woegner commence par lui faire un grand éloge de la troupe, de son courage dans une lutte sans espoir, et déclare que, pour lui rendre hommage, il lui accordera au nom du général Von Reichenau les honneurs de la guerre. Il refuse par contre l'autorisation de repli avec armes et bagages formulées par le général français. Mais il précise que les honneurs seront rendus à nos troupes par lui-même et par un bataillon sur la Grand'Place de Lille, où défileront le lendemain des détachements de toutes les unités. Il accepte enfin que ses troupes ne pénètrent dans Haubourdin qu'après le départ des Français pour éviter tout contact.
 
Dès son retour à son PC, vers 20 heures, le général Molinié rédige un ordre de cessation provisoire du feu.
 
Il est ainsi conçu
PC, 31 mai 1940, 21 heures
Note. - Par ordre du général Molinié, commandant le groupement des Divisions de Lille, les troupes françaises doivent cesser momentanément le combat.
La même prescription s'applique aux troupes allemandes.
Les troupes devront demeurer à leurs emplacements de combat prêtes à reprendre le feu si l'ordre en était donné ou si les troupes allemandes ne respectaient pas les présentes prescriptions.
Remettre sur place de l'ordre dans toutes les unités;
Arrêter et fusiller tous les pillards;
Signé : Mesny
Destinataires : 14e, 24e, 4e, 10e B.A.C., Pionniers, Train hippo

Mais dès ce moment et jusqu'à réception de l'ordre du 1er juin, 0 heure, les canons et les armes automatiques seront par son ordre mis hors d'usage;
 
Cet ordre sera long à parvenir aux unités... Certaines tireront longtemps encore... mais la nouvelle gagne peu à peu les positions isolées... elle coïncide presque partout avec les dernières cartouches.
 
Pendant qu'avait lieu l'entrevue d'Emmerin entre le général allemand Woegner et le général Molinié, le général Mellier, fait prisonnier avec les colonels Ronin et Crépin, à Canteleu au milieu de ses hommes, avait été conduit au PC du colonel allemand commandant le régiment qui avait effectué l'attaque. Après l'avoir complimenté et lui avoir offert un verre de vin, il tendit au général un papier à signer, où il était question de "capitulation honorable". Le général refusa l'un et l'autre. Sur ces entrefaites arriva le général allemand von Gaudens, qui le pria de le suivre ainsi que le colonel Ronin et les emmena dans sa voiture à son PC du château de Lomme. Là, les officiers français furent reçus pas une compagnie entière présentant les armes et von Gaudens leur fit servir, par des militaires en gants blancs, un diner des plus réconfortants... Après cet hommage à leur bravoure, les deux officiers furent ramenés au lieu de rassemblement, puis ce fut le départ en captivité. Ainsi quittèrent-ils la ville sans savoir que la résistance était partout submergée et sans nouvelles des autres généraux.
 
Ceux-ci, après le retour du général Molinié, avaient rédigé un ordre du jour exaltant la conduite héroïque des défenseurs de Loos et d'Haubourdin. Puis ils avaient fixé les conditions dans lesquelles devrait se faire le défilé prévu pour le lendemain. Il était plus de minuit quand ces ordres parvinrent aux unités qui n'eurent plus que quelques heures de repos avant de se préparer pour leur dernière parade.
 
Dans son suprême ordre du jour le général Dame, commandant la 2e D.I.N.A. disait à ses troupes dans la soirée du 31 mai :

"Après vingt jours de marche et combats incessants, la 2e D.I.N.A. ayant usé de tous ses moyens de défense est contrainte, pour éviter des sacrifices sanglants, de rendre ses armes à l'ennemi. Elle méritait un meilleur sort...
La 2e D.I.N.A. peut sortir la tête haute et regarder son œuvre avec fierté. Elle a rempli sa tâche avec toutes ses forces, avec tout son cœur...
La 2e D.I.N.A. sortira de cette épreuve. Elle revivra pour le salut et la grandeur de la France. Vive la France ! "
 
Très tard dans la nuit, les documents officiels et secrets, les lettres de crédit et même les fonds furent méthodiquement brûlés et le matériel précieux, T.S.F., téléphones, appareils d'optique étaient mis en hors-service.
 
Le samedi 1er juin vers 4 heures, la troupe, tirée de sa torpeur par la sonnerie de la Diane, s'applique à réparer de son mieux le désordre des uniformes résultant de vingt jours de lutte. Les commandants d'unité rassemblent leurs troupes, lisent les ordres du jour, font préparer les détachements prévus pour le défilé.
 
Un groupe en armes du 40e d'Artillerie en fait partie. On chercher partout le lieutenant-colonel Dutrey... Mais le colonel Bignon approche de ses hommes : "ne l'attendez pas, dit-il, il n'est plus..." Il tient à la main un papier sur lequel sont tracées quelques lignes (...) Le lieutenant-colonel Dutrey a tenu parole. On a trouvé son corps dans le petit cimetière d'Haubourdin où tant de ses frères d'armes reposent déjà et où viendront plus tard le rejoindre les deux chefs qui ont été l'âme de la résistance : les généraux Dame et Mesny. [note de l'auteur : Le général dame, qui avait été le plus jeune général de l'armée française, devait mourir au début de juillet, des suites d'une congestion pulmonaire très mal soignée par le médecin de l'Oflag IVB à Koenigstein. arrivé quelques instants après le décès, le général Molinié, venu saluer une suprême fois son camarade de combat, trouva son cadavre nu sur une paillasse; à côté, dans un seau de toilette, sa ration de pomme de terre, alimentation d'un malade qui faisait 40° de fièvre depuis huit jours.
 
Parmi les dix complices d'évasion du général Giraud, le général Mesny fut le plus actif. Ces dix généraux et quelques autres, dont le général Molinié, furent envoyés en Pologne, au secret, du début de juin 1942 à fin septembre 1944. Le 19 janvier 1945, le général Mesny fut abattu d'une balle à la nuque par un capitaine de S.S. au cours d'un changement de camp.]

* * *
 
Cependant la colonne se forme à Lomme et à Haubourdin et se dirige au pas cadencé vers la Grand'Place de Lille. C'est la Compagnie d'honneur de la 5e D.I.N.A. qui ouvre le tragique défilé. En tête, trente hommes triés parmi les plus représentatifs, sous les ordres du lieutenant Debard, puis viennent les compagnies de la 2e D.I.N.A., du 24e régiment des Tirailleurs Tunisiens, du 14e Régiment de Zouaves qui ne compte plus que 594 hommes sur les 2.800 qu'il comptait à son effectif le 10 mai.
 
Le général Molinié marche en tête, ganté de blanc, le sabre à la main, entouré des officiers de son état-major, suivi des généraux Dame, Mesny et Jenoudet.
 
Malgré l'extrême fatigue, les hommes marchent la tête haute, résolus à dominer leur accablement. Derrière le détachement en armes, voici les survivants d'une douzaine de régiments métropolitains et coloniaux. La colonne de soldats de toutes les armes s'étend sur une interminable longueur. Bras en écharpe, têtes bandées, vêtements lacérés témoignent éloquemment des souffrances endurées. Dans les rues, rares sont les civils, les habitants avaient trop de patriotique dignité pour s'associer par leur présence à ce spectacle d'humiliation nationale.
 
La colonne traverse la place de Tourcoing, transformée depuis vingt-quatre heures en vaste brasier circulaire par l'explosion de camions citernes remplis d'essence, puis, par la rue Nationale, arrive à la Grand'Place de Lille. Celle-ci était remplie d'Allemands en liesse.
 
Face à la colonne obsidionale au sommet de laquelle veille la déesse en bronze qui commémore le siège glorieux de 1792, le général Woegner, représentant le général von Reichenau, se tient sur le trottoir de l'Hôtel-restaurant Bellevue, devant sa compagnie d'honneur avec musique et drapeau.
Après avoir passé devant eux, le général Molinié ca prendre place à quelques pas à droite de l'état-major allemand. Seul, en proie à une indicible émotion, rigide, il assiste au défilé.
 
Arrivées à hauteur du groupe, les troupes passent devant les Allemands, la tête droite. Woegner salue au passage chaque chef de détachement. Puis, défilant devant le général Molinié, les hommes font un "tête gauche" impeccable, dans lequel se traduit leur confiance et leur admiration.
 
La musique allemande joue une de ces marches nostalgiques, caractéristique de son répertoire militaire, qui semble pleurer sur le lourd destin de ces vainqueurs appelés à marteler indéfiniment des terres ravagées en défiant la haine des populations?
 
Une fois le défilé terminé, les généraux français esquissent un bref salut et se rapprochent du lieu de rassemblement, où les détachements ont formé les faisceaux. Déjà les geôliers avancent? Des commandements gutturaux retentissent, troublants de toutes parts le silence respectueux. Des haies de Feld-grau encadrent nos hommes qui soudain, hâves et ravagés, prennent par la route de Tournai le dur chemin de la captivité?
 
La grande épopée de Lille est terminée... [Note de l'auteur : Elle devait avoir, pour le général Woegner, une répercussion inattendue: le lendemain 2 juin, il fut appelé au téléphone par Hitler en personne. Le chancelier lui reprocha de s'être contenté de bombarder par canons et par avions isolés, les localités investies au lieu de les écraser, le 31 mai, avec les escadres mises pour ce but, ce jour-là, à sa disposition. Il lui fit grief des honneurs rendus à nos soldats et le releva de son commandement.]..."



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire