lundi 17 juin 2019

La fondation de Lille, telle que contée au XIXe siècle


In M.J.J. REGNAULT-WARIN - Lille ancienne et moderne - Lille, 1803-An XII

"Origine et fondation de Lille
 
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Clotaire, le deuxième du nom, venoit de réunir sous sa domination tout ce qui formoit alors le territoire français. C'étoit dans les premières années du sixième siècle. Ce monarque avoit commis pour gouverner la Flandre, Phinar, sur la naissance duquel l'histoire n'indique aucun renseignement positif. Seulement, il paroît constant que cet homme, doué d'un caractère à la fois pusillanime et méchant, n'usoit de son autorité que pour établir ou fortifier sa tyrannie. On ajoute même, que, pour la sauver sous un abri révéré, il avoit usurpé le pouvoir et le titre de roi de Cambrai, bravant ainsi, d'une part, la puissance suprême du souverain dont il était le mandataire, et de l'autre, la vindicte des peuples qu'il opprimoit, au lieu de les protéger. C'était sur-tout dans une forêt, épouvantablement fameuse, que ce brigand exerçoit ses violences et commettoit ses ravages; car, durant ces temps grossiers, la tyrannie, moins polie que dans les nôtres, se contentoit de faire sentir à ceux que les circonstances lui dévouoient, tout le poids de ses forces phyisques: ce ne fut que long-temps après, que réduite en doctrine et assujettie à des règles, elle connut l'art de spolier sans rudesse et d'immoler avec précaution. Le rustique Phinar, escorté d'une horde féroce, se tenoit en embuscade dans les défilés, et de-là, tel qu'une bête carnassière, il se ruoit sur les paysans, que leur mauvaise étoile lui adressoit, et dont son cimeterre ou sa perfidie, avoit bientôt fait des victimes sanglantes, ou des prisonniers.
 
Vers cette époque, la Bourgogne agitée par des dissensions intestines, venoit de céder à l'ascendant du plus grand de ses maires. Salvaër, prince légitime de Dijon, se voyoit contraint d'aller chercher parmi les Anglais, un asile que lui refusoit son propre pays. Allié de Phinar, il avoit lieu d'espérer que, dans le passage qu'il étoit forcé de lui demander par ses états, il en seroit ménagé; l'intention du fugitif étant d'ailleurs, pour gagner un port de Flandre en sureté, de payer au tyran un impôt convenu. Celui-ci, avec sa fourberie accoutumée, promis de respecter à la fois les droits du sang et ceux de l'hospitalité. Le malheureux Salvaër, accompagné de sa femme enceinte de quelques mois, et suivi par une poignée de serviteurs dévoués, se met en route; il parvint non sans péril, jusqu'au centre de la forêt que le faux roi de Cambrai rendoit le théâtre de ses brigandages, et que l'opinion publique, réduite à se venger par des mots, désignoit sous le nom de Bois-sans-Pitié.
 
A peine les chevaux qui portoient le prince de Dijon et sa suite eurent-ils pénétré dans l'épaisseur d'un taillis, percé d'un seul sentier étroit, et d'ailleurs très touffu, que le traitre Phinar, qui s'étoit, avec bon nombre ses siens, caché sous des arbres rapprochés, s'en élança; enflammé par le double appât du sang et de la cupidité, il fondit impétueusement sur Salvaër, qui, dans sa sécurité déplacée, n'avoit conservé d'armes que son épée. D'abord cet infortuné repoussa les atteintes de son adversaire; mais, d'un côté, assailli par un assassin aguerri et complètement armé, de l'autre, privé des siens que la bande de Phinar harceloit; ayant, en outre, à trembler pour une épouse adorée, qu'il protégeoit de son corps; il etoit bien difficile qu'il résistât long-temps. En effet, entourré de ses amis morts ou expirans, couvert lui-même de blessures, mais ayant vendu, au même prix, à son meurtrier, les restes de son sang, il céda au nombre et à la violence; pendant que son épouse qui ne le quitta que mort, saisit pour fuir cette scène d'horreur, le moment où les bourreaux dépoulloient leurs victimes.
 
Pleine de trouble, en proie au déséspoir, accablée de fatigue, la princesse Emelgaïde s'échappoit à travers les halliers. Une seule de ses femmes avoit eu le courage ou la possibilité de l'accompagner. Il faisoit nuit; la lune, dont la lueur commençoit à blanchir l'horizon, pouvoit seule guider leurs pas. Elle les conduisit dans un petit vallon tout verdoyant, où, du milieu d'une touffe d'arbrisseaux plantés en amphithéâtre, jaillissoit une fontaine, dont les eaux limpides entretenoient dans ce lieu une fraîcheur agréable. Cette circonstance, à laquelle la sérénité du ciel et le silence de la nuit, ajoutoient plus de charmes, rappella les esprits d'Emelgaïde. Elle s'assit sur la pelouse humide, et pleura amèrement. Sa suivante, devenue sa protectrice et son amie, pleuroit aussi. Voilà une princesse souveraine, toute fumante du sang de son époux : elle n'a pour dais que des branches de verdure, pour courtisans qu'une fille aussi malheureuse qu'elle, et pour perspective qu'un poignard levé sur son coeur. Mais s'il est un Dieu, délaisssera-t-il l'innocence, l'infortune et la beauté?
 
Emelgaïde gardoit le morne silence du désespoir, quand elle vit, du fond de la vallée, s'avancer vers la fontaine, d'un pas rallenti par les ans, un ermite, appuyé d'une main sur un bâton recourbé, et portant de l'autre un vase un peu ébréché.
 
Arrivé à distance où il pouvoit distinguer ces femmes, dont le vêtement blanc réflechissoit la clarté de la lune, le solitaire parut étonné. La princesse, de son côté, surmontant sa timidité habituelle, lui adressa la parole avec confiance. Elle lui conta naïvement ses revers, et implora de sa charité, ou un asile contre les poursuites de Phinar, ou un guide, qui la conduisant au port le plus voisin, la soustrairoit aux violences de ce scélérat.
 
Le bon cénobite, plus inspiré par la circonstance, que par son esprit, adressa à Emelgaïde toutes les consolations de l'espérance et de la piété. Dans le coup même qui venoit de la frapper, il lui fit reconnaître et adorer la main d'un Dieu qui soumet aux épreuves des tribulations ceux qu'il affectionne. Après avoir rassuré l'âme de la princesse, il songea à son existence et à son salut. la grotte du vieillard étoit peu éloignée, il en revint bientôt avec quelques mets champêtres, que ne dédaigna pas Emelgaïde un peu consolée. A la suite d'un repas frugal, elle se retira sous une petite tente de feuillage, que lui avoient préparée sa suivante et l'hermite: là, tandis que celui-ci prosterné vers le ciel, lui adressoit les simples voeux de l'anachorète, en faveur de l'innocence opprimée, la princesse dormit d'un sommeil doux et profond.
 
C'est ici, qu'aux yeux malignement scrutateurs de l'incrédulité, l'histoire semble prendre le caractère, et employer les ressorts du roman. Un coeur ingénu trouvera moins de merveilleurs dans un incident commun; ou du moins, si c'est une merveille, il n'y verra rien que de très possible et de vraisemblable. Le repos de la noble veuve fut caressé par un songe extraordinaire. Une femme d'une taille et d'une beauté plus qu'humaines lui apparut; la splendeur qui rayonnoit autour d'elle remplit de clarté la couche verdoyante d'Emelgaïde. Cette princesse crut reconnoitre la Vierge, à laquelle, de tous temps, elle avoit une singulière dévotion. l'aspect de cette auguste mère des affligés mit sans son coeur un calme inexprimable. Mais quel fut son étonnement, lorsqu'à la place du divin fils que Marie porte souvent dans ses bras, l'épouse de Salvaër vit un enfant nouvellement né, que la bonne tutrice des orphelins lui présentoit d'un blanc linceul ? C'est votre fils, lui dit une voix, il croitra en sagesse et en beauté, il vengera son père! La vision s'évanouit, Emelgaïde s'éveilla dans les douleurs de l'enfantement.
 
Cependant, l'hermite inquiet sur le sort de ces femmes, avoir profité de leur repos pour s'enfoncer dans l'épaisseur de la forêt, afin de leur ménager une retraite. La princesse secourue par sa seule confidente, mit au monde un fils dont la présence lui fit oublier tous ses maux. Il y avoit déjà quelques heures qu'elles se livroit aux premières effusions de la maternité, quand des bruits de chevaux parcourant la forêt; et des clameurs en éveilloit les échos, lui causèrent de vives alarmes. Aidée par sa compagne, elle se hâta de déposer son nouvau né, à peine couvert de quelques langes, dans un fossé de gazon ombragé par un buisson en fleurs. Les voix se rapprochèrent, le bruit devint plus fort, des cavaliers apparurent; c'etoient des émissaires de Phinar, qui battoient les taillis pour y trouver Emelgaïde, et qui malgré les cris, les prières et les pleurs de cette princesse, la placèrent, ainsi que son amie, sur leurs chevaux, et coururent livrer au tyran les proies qu'il convoitoit.
 
De retour dans le vallon, le solitaire, moins surpris qu'affligé de leur disparition, l'attribua à sa véritable cause. La vindicte férocité du roi de Cambrai étoit connue; le vieillard trembla pour la princesse, et après avoir invoqué en sa faveur celui contre lequel s'émousse l'épée du méchant, il rentra dans sa grotte.
 
Le lendemain, étant venu, selon la coutume, puiser de l'eau à la fontaine, un vagissement plaintif attira son attention vers le fossé ombragé. Quelques chroniques assurent, que sous le dôme d'églantine qui le couvroit, il vit l'enfant d'Emelgaïde, qui, se roulant sur le gazon, essayoit de presser dans ses petites mains les mamelles d'une biche qui avoit perdu son faon, et dont ce creux de verdure étoit la tannière.
 
Doux tableau, où, sur un si petit point de l'univers, éclate la merveilleuse bonté de la providence; berceau charmant, nourrice bocagère qui conviennent bien aux moeurs simples d'un peuple qui fut longtemps si près de la nature, et qui s'en rapproche encore aujourd'hui par la candeur de ses goûts et la naïveté de ses habitudes.
 
Un buisson de rose avoit été le berceau de cet enfant de la miséricorde; une biche lui avoit donné son lait, baptisé aux sources pures de la fontaine, il eut pour précepteur un vieil hermite pieux mais ignorant, qui lui imposa son nom de Lydéric. Son éducation fut toute religieuse et toute pastorale. Nous verrons que sa postérité n'a pas dégénéré.
 
Lorsqu'il eut atteint cet âge, où la force peut seconder la valeur, l'anachorète lui révéla ses destins. Lydéric les apprit avec autant d'étonnement que d'horreur. La malheureuse Emelgaïde vivoit encore. Retenue dans une tour du château de Cambrai, elle avoit inspiré au traître Phinar une passion furieuse; mais c'étoit par des imprécations ou des mépris, que la princesse répondoit au bourreau de son fils et de son époux.
 
Instruit par l'hermite, excité par son coeur et soutenu par sa jeunesse; Lydéric jura de venger à la fois la mort de Salvaër et de délivrer sa veuve. Sous un déguisement grossier, il quitta la flandre, aborda bientôt en Angleterre, où, à la recommandation d'un religieux, auquel son instituteur l'avoit adressé, il parvint à plaire à un grand personnage. Ce dernier se fit gloire de produire à la cour un jeune homme du mérite et de la figure de Lydéric.
 
S'il n'étoit pas indigne de la gravité de l'histoire de parler des faiblesses des héros, nous représenterions le notre captivant le coeur d'une princesse Gratianne, fille du roi, auquel elle le présente avec la franchise de ces temps. Le jeune Lydéric explique au monarque sa naissance, ses malheurs, ses projets. Ce prince, charmé de trouver tant de sens et de courage dans une si vice jeunesse, se plait à la former. Le fils de Salvaër, fait son apprentissage d'armes sous un roi guerrier; et Gratianne  elle-même, immolant son amour à l'honneur, l'excite à réclamer de Clotaire, son souverain, la permission de se mesurer avec l'oppresseur de sa maison.
 
Lydéric s'arrache des bras d'une maîtresse adorée; il quitte, dans le roi d'Angleterre, celui qui aimoit à le nommer son fils. Il arrive à Soissons, où malgré la réunion des royaumes d'Austrasie et de Bourgogne, Clotaire, tenoit souvent sa cour; il se fit connoitre à ce monarque, qui profite de cette circonstance avec sa politique accoutumée, et se réjouit de punir l'usurpateur Phinar par les mains du fils de ses victimes.
 
En conséquence, Phinar reçoit de son maître l'ordre de se tenir prêt pour le combat singulier qu'il a accordé à Lydéric contre le meurtrier de son père : le monarque français ajoute qu'il y assitera. Le jour et le lieu sont indiqués; ce dernier, sur l'emplacement duquel on varie aujourd'hui, paroît être le jardin des Dominicains. C'étoit alors une forteresse escarpée bâtie dans une île qu'entouroit la Deûle; on en attribuoit la fondation à césar, et il portait le nom de Château du Buc. 
 
Clotaire y arrive entourré de ses hommes d'armes. Il cite à son tribunal Phinar, que Lydéric accuse du double crime de l'assassinat de Salvaër et de la détention d'Emelgaïde. Le tyran nie avec embarras, puis reprenant bientôt son impudence habituelle, il demande à terminer par le sort des armes, une discussion qui enflammoit, au-delà de toute modération, les esprits des deux adversaires, et dans laquelle ne pouvoit intervenir un équitable jugement. Le combat, déjà prévu, est donc définitivement arrêté.
 
Sur un pont qui joignoit l'île du château au rivage de la deule, les deux champions s'avancent sur leurs coursiers. Clotaire, environné de son excorte, s'étoit assis dans un enfoncement pour être juge des coups. Une foule de peuple et de soldats garnissoit les parapets de la forteresse et les bords de la rivière. Le signal se donne : les guerriers, la visière baissée, la lance en arrêt, partent et se précipitent l'un sur l'autre. Le choc, qui les heurete, est tel, que leurs lances se rompent en éclats, Lydéric, dit-on, fut presque désarçonné, emporté qu'il étoit par trop d'ardeur. Mais encouragé par les applaudissemens de la multitude, que sa bonne mine et plus encore la justice de sa cause interessoient vivement, il se remit bientôt, et fondit sur son adversaire, le cimeterre au poing. Du premier coup, les lacets du casque de Phinar ayant été coupés, cet usurpateur sauta de son cheval, peut-être pour le ramasser; le fils de Salvaër en fit autant, et tous deux commencent à pied un nouveau combat.
 
Celui-ci ayant été ordonné à toute outrance et sans armes courtoises, il falloit que l'un de deux périt; il étoit même possible que tous deux y laissassent la vie. L'action, quoique meurtrière, se prolongea par l'agilité de Lydéric et l'opiniâtre fermeté de Phinar. Dejà âgé, vigoureux, robuste et sur-tout très aguerri, il se contentoit de parer les coups que faisoit pleuvoir sur sa cuirasse l'impétueuse vélocité de son ennemi, se ménageant, après l'avoir lassé, de lui porter une de ces attaques décisives qui terminent par le meurtre une discussion toute arrosée de sang. Déjà celui de Lydéric teignoit son armure, et ce jeune héros commençoit à s'épuiser, lorsqu'un choc imprévu de Phinar, rappella son courage, en rallumant toute sa fureur. Il tomba sur l'assassin avec un redoublement de vivacité, et, la providence devenue l'auxiliaire de la piété du fils, elle accorda un plein triomphe au guerrier qui fit tomber à ses pieds son adversaire expirant. Les spectateurs témoignèrent par des cris d'allegresse, la double satisfaction qu'ils éprouvoient de la mort de leur tyran et de la victoire de Lydéric. Le roi de France, charmé de la bravoure de ce dernier, lui confia l'administration de la Flandre, en le nommant Grand-Forestier d'un pays coupé par des eaux et couvert de forêts. A cette distinction honorifique, Clotaire ajouta une faveur plus insigne, en choisissant Lydéric pour son gendre. La vertueuse Emelgaïde, délivrée par le dévouement d'un fils, partagea, jusqu'à sa mort, avec lui, les devoirs pénibles du gouvernement, et le vieil hermite, rajeuni par les succès de son pupille, vit changer en monastère richement doté, son humble cellule. 
 
Pour consacrer le lieu de sa victoire, Lydéric étendant à ceux qui suivroient sa fortune les privilèges du château du Buc, attira autour de cette forteresse une multitude de paysans et de mariniers. les uns trouvoient dans la fécondité des terres une source d'existence et de prospérité; les autres, dans la multiplicité des rivières, des moyens de commerce, d'échange et de communication. Dès-lors commencèrent à se former les liens qui unirent depuis les peuples de la Lys à ceux de la Deule, et par suite les uns et les autres aux nations fluviatiles de la Meuse, de la Sambre, de l'escaut, du Rhin et des fertiles marais de la Batavie.
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