In Ernest WILL « Développement urbain dans le Nord de
la France », GALLIA, XX, 1962
Le site de Boulogne n’a jamais
été l’objet de fouilles méthodiques ; il n’a même pas été possible de
profiter, comme à Amiens, des destructions de la dernière guerre pour préciser
nos connaissances très fragmentaires. Toutefois une foule de découvertes
fortuites, assez soigneusement relevées au cours du XIXe et au début du XXe
siècle, permettent de restituer le visage de la ville antique, au moins dans
ses grandes lignes.
L’histoire du site est complexe,
mais quelques données littéraires et épigraphiques, que nous a values
l’importance de l’endroit, nous fournissent d’abord un cadre chronologique
assez précis. Boulogne gallo-romain apparaît pour la première fois dans une
lettre de Tibère au sénat et au peuple de la ville phrygienne d’Aizanoi ; nous apprenons que le futur empereur séjourna
en 4 de notre ère, au cours d’un voyage vers la Germanie, dans la ville de Bononia. Si, par ailleurs, les
déductions de J. Heurgon au sujet d’un texte de Florus dans les pontes drusi sont justifiées, comme on
le croira volontiers, le terminus post quem dont nous disposons se trouverait
reportées aux années 12 à 9 avant JC. Dans ce texte, la ville est déjà citée
sous le nom de Gesoriacum qui lui
restera pendant près de trois siècles. Ce premier changement de nom peut
correspondre à une organisation nouvelle qu’on peut mettre en relation avec la
construction du fameux phare sous Caligula ou alors avec la conquête de la
Bretagne par Claude. L’installation de la Classis
Britannica à Gesoriacum a dû
faire prévaloir cette dernière appellation.
Nouveau changement de nom vers
300 : Gesoriacum disparaît au
profit de Bononia. L’épisode de la
révolte de Carausius, terminé par la reddition de la ville en 293, se trouve
aussi sanctionné en quelque sorte par le vainqueur, Constance Chlore, mais on
dira sans doute aussi bien que le changement traduisait une modification
brutale des données militaires : c’est la ville haute, Bononia, resserrée dans sa ceinture
fortifiée, qui redevient le centre à la place des quartiers de la ville basse
réunie sous le nom de Gesoriacum,
quartiers dont une partie d’ailleurs fut sacrifiée.
La fin de Bononia oceanensis, comme l’appellent les monnaies, se place au
début du Ve siècle. La ville est mentionnée pour la dernière fois comme base de
Constantin III, qui y débarqua avec les troupes ramenées de Bretagne.
L’entreprise de l’usurpateur, qui fut fatale à la province abandonnée, le fut
sans doute tout autant à Boulogne. Bononia
est inconnue de la Notitia Dignitatum
tout comme la Classis Britannica. Le
nom même de Gesoriacum est évincé à
jamais et à son emplacement s’élèvera un hameau de Saxons ou de Francs, révélé
par le nom germanique de Brequerecque. Le port ne revivra que sous Charlemagne,
dans la lutte contre le péril normand.
Cette histoire est donc marquée
par l’alternance des deux noms, Gesoriacum
et Bononia, alternance qui recouvre
un déplacement du centre de gravité : de la ville haute, on passe à la
ville basse et vice-versa. Sur ce point, tout le monde est pratiquement
d’accord aujourd’hui. Mais si l’identification de la ville haute avec Bononia ne pose pas de problèmes
majeurs, la localisation et la délimitation de Gesoriacum ont paru plus difficiles. J’ai discuté ailleurs, plus en
détails, de cette question et une présentation plus brève des données et des
résultats suffira ici.
Si l’on cherche à définir
l’extension de la ville du Haut-Empire, on ne dispose que d’un indice d’une précision
relative : cette extension se trouve révélée, comme il arrive ailleurs, en
négatif en quelque sorte, par celles des nécropoles et pour ces dernières nous
possédons des indications suffisantes pour notre propos. Une première zone de
cimetières couvrait, au nord-ouest, les pentes entre les vallons des
Tintelleries, et l’enceinte de la ville haute ; elle s’étendait sans doute
sur tout le côté nord-est de cette dernière ; quelques monuments bien
identifiés attestent l’existence de cette nécropole sous le Haut-Empire. A la
même période appartient le cimetière antique fouillé en 1893-95 par le Dr E.T.
Hamy à l’emplacement de l’actuel cimetière de l’Est, en un groupement dense, au
nord de la rue du Vieil-Atre au nom révélateur. Troisième zone enfin, celle qui
bordait de part et d’autre la route de Paris aux portes du faubourg de
Brequerecque jusqu’à hauteur de l’abattoir. Ces trois nécropoles permettent de
tracer pour la zone résidentielle un rectangle allant du rempart nord-ouest de
la ville haute jusqu’au val Saint-Martin au sud-est, de la Liane au sud-ouest
au chemin d’Echingen et au front nord-ouest de la ville haute. C’est une
superficie qu’on peut évaluer grossièrement à 40-50 hectares et qui couvrait un
terrain accidenté et raviné. Que cette zone fut résidentielle est prouvé par
les vestiges signalés aussi bien dans la ville haute que dans le quartier de
Brequerecque. Mais il convient d’ajouter surtout une remarque importante :
la même zone abritait les installations de la Classis Britannica. Des restes certains de constructions et un
nombre considérable de briques et tuiles au sigle de la Classis ont été découvert une assez vaste surface au pied de
l’angle sud de l’enceinte médiévale. Des documents analogues ont été signalés
aussi à l’autre extrémité de la même zone, « au val Saint-Martin ».
Ainsi se trouve délimité ce qu’était Gesoriacum :
tout le quartier construit et habité en dehors de l’actuelle ville haute.
Mais ainsi se trouve tranché
aussi un problème discuté pendant longtemps : celui de l’emplacement du
port antique, du moins du port principal, qui doit être cherché dans ce
qu’Ernest Desjardins appelait, avec une juste appréciation de la situation,
« l’anse de Brequerecque ». Que, contrairement à l’avis de certains,
le port ne fût pas installé à la sortie du vallon des Tintelleries, comme ce
fut le cas au Moyen Age, est prouvé par toutes sortes d’indices. Une nécropole,
nous l’avons vu, s’étendait sur le flanc méridional dudit vallon du côté de la
ville haute. Au Bas-Empire, la ville basse, elle aussi entourée de murailles,
ne rejoint nullement le vallon en question – ce que fera, au contraire, et par
un déplacement caractéristique, le quartier correspondant de la ville
médiévale. L’anse de Brequerecque, qui était ensablée comme le reste de
l’estuaire de la Liane, était devenue inutilisable au Moyen Age, mais son tracé
apparaît encore de façon frappante sur les cartes qui furent dessinées de la
ville aux XVIe et XVIIe siècles. Il a fallu, pour que ces faits fussent
méconnus, l’obstination très caractéristique de ceux qui ont de la peine à
reconnaître un phénomène classique de la vie des sites urbains : le
déplacement des centres. L’exemple d’Amiens, tel que nous l’avons reconstitué,
en est pourtant une bonne illustration. C’est une autre discussion toute aussi
vaine qui a fait rechercher le Portius
Itius de Jules César en toutes sortes d’endroits, sauf sur l’estuaire de la
Liane – qui présentait en ce temps-là des possibilités disparues depuis !
On placerait volontiers ce port sur la rive gauche de la rivière, du côté où le
géographe Ptolémée signale un Ilion akron,
nom qui était peut-être celui de tout l’éperon culminant aujourd’hui au
Mont-Soleil et sur lequel Jules césar a pu installer son quartier général.
Un aveuglement analogue a sans
doute fait méconnaître le caractère véritable de la ville haute du temps du
Haut-Empire ; on y reconnaissait une curieuse mixture de quartier
résidentiel et de castrum militaire.
De fait, le caractère même de quartier résidentiel est suffisamment prouvé par
les vestiges découverts au cours du siècle dernier sous l’église Notre-Dame et
sur les deux côtés de la rue de Lille : « temple », « balneum » et « édifices
religieux ». La liaison de ce quartier avec Gesoriacum était de même en quelque sorte illustrée par les restes
de murs qui, dans une cave de la rue Saint-Martin, passaient encore sous le
rempart médiéval. Les habitations pouvaient très bien se poursuivre du côté
sud-est le long du chemin d’Echingen (rue Boucher-de-Perthes et suivantes),
jusqu’à Brequerecque. On peut même penser que les demeures riches recherchaient
plutôt les hauteurs que les fonds en bordure de la Liane, et cela de la ville
haute jusqu’au Val Saint-Martin.
Une autre donnée, dont on fait
traditionnellement état pour la ville haute, est celle du quadrillage romain
qui apparaîtrait encore clairement dans le tracé des rues actuelles. Les rues,
en effet, rejoignent aujourd’hui, de façon plus ou moins rectiligne, les quatre
portes de l’enceinte médiévale représenteraient le cardo et le decumanus du
damier antique. Cette façon de voir néglige fâcheusement deux données : le
premier concerne le principe même de l’établissement d’un cardo et d’un decumanus.
Cette croix de voies principales, avec leurs parallèles d’importance
secondaire, a très évidemment présidé au plan d’un certain nombre de villes du
Haut-Empire, ainsi à Amiens et sans doute à Bavay, on l’a vu. Mais il parait à
peu près établi aujourd’hui que le système fut abandonné au Bas-Empire, où les
villes ont tendance à s’organiser autour d’un axe principal. Que dirons-nous
donc pour la ville moderne de Boulogne, qui se rattache très directement, dans
sa délimitation, à celle du Bas-Empire précisément. Comment peut-elle conserver
l’image d’un cardo et d’un decumanus qu’elle n’a connu ni au
Haut-Empire ni au Bas-Empire ?
L’arbitrage des vues
traditionnelles n’est pas moins flagrant quand nous abordons la seconde
donnée : le problème des portes. Pour l’une d’entre elles, celle des
Dunes, on peut croire qu’elle n’a pas existé pendant l’Antiquité, où elle était
pratiquement sans utilité. La ville haute du Haut-Empire possédait
nécessairement deux portes : l’une menant vers la ville basse, l’autre
menant vers le dehors, sur la route de Calais et sur celle de Paris. Pour
celle-ci, un emplacement proche de la Porte Gayole reste probable, proche
puisqu’il semble que cette porte, aussi bien que la muraille adjacente, ne
remonte pas plus haut que Philippe Hurepel. Et la même fate convient au rempart
sud-ouest actuel avec la Porte des degrés : rien ne prouve que la
communication entre ville haute et ville basse se soit trouvée dans
l’Antiquité, non pas à l’emplacement, mais dans l’axe simplement de cette
Porte. Quant à la quatrième ouverture, celle la porte Neuve (ou de Calais), son
nom même trahit une origine non antique.
Il vaut mieux renoncer au cardo et au decumanus chers à la tradition locale. Cependant, un examen du plan
de la ville haute actuelle fait apparaître quelques particularités qui méritent
de retenir l’attention. Voici d’abord l’orientation de l’église Notre-Dame, si
curieusement en oblique par rapport à la muraille nord-est de l’enceinte – qui,
elle, englobe ce côté un noyau antique. Sans doute cette orientation
pourrait-elle trouver son explication dans les phases diverses, et peut-être
assez récentes, que connut cet étrange édifice. Mais la vérité est que la même
orientation se retrouve apparemment de l’autre côté de la rue de Lille, dans le
départ de la rue de l’Oratoire et dans celui de la rue Saint-Martin (dont les
cours se trouvent infléchis ensuite vers la Place ou vers la Porte Gayole).
Dans la même région aussi, une orientation perpendiculaire est donnée par les
rues du château et de la Balance, comme naturellement aussi par le Parvis
Notre-Dame, et aussi, semble-t-il (le fait serait des plus remarquables), par
la rue d’Aumont qui mène à la Porte Gayole. Ce dessin orthogonal et divergeant
avec obstination de l’orientation de l’enceinte surprend évidemment ; il
peut trouver son explication dans des survivances plus anciennes, qui
remonteraient au Haut-Empire. Ce qui a pu assurer sa conservation locale, c’est
la persistance d’un ou de deux monuments importants, qui n’ont pu être ruinés
de fond en comble par les barbares du IIIe siècle. Le fait mérite d’être
signalé et, en attendant d’autres découvertes favorisées par la chance, on peut
le noter avec les réserves nécessaires sur le bien-fondé desquelles nous
avons-nous même attiré l’attention (…) à propos d’Amiens.
Si ces observations venaient à
être confirmées, nous aurions encore la preuve de l’existence à Boulogne même
d’un plan à damier. Ce plan aurait dépassé naturellement les limites étroites
de l’enceinte actuelle, en direction du sud-est notamment ; le chemin
d’Echingen a quelques chances de répondre à la même orientation générale. Pour
le reste cependant, il n’est nullement assuré qu’un damier uniforme ait englobé
toute la future ville basse ou encore le quartier de Brequerecque situé autour
du port : des nécessités pratiques ont pu ou même dû entraîner dans ces
secteurs des orientations particulières. C’est précisément le rôle qu’a pu
jouer le port dans l’élaboration du plan urbain qui nous échappe aujourd’hui le
plus complétement. Ce qui reste certain seulement, c’est que ce port a donné à
l’agglomération un développement analogue à ceux que nous avons rencontrés
précédemment pour les deux chefs-lieux de civitas
que furent Amiens et Bavay. »
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