In A. FAVIERE – L’habitation de l’ouvrier agricole et les
petites locations à long terme dans la Flandre maritime française –
extrait de LA REFORME SOCIALE, 16
novembre 1909 – XXVIIIe congrès de la société d’économie sociale sur la
désertion des campagnes – Paris, 1909
Notre belle France doit un de ses plus grands charmes à la
variété et à la diversité de ses climats. La région dont je vous propose de
vous parler, c’est-à-dire la partie devenue française de la Flandre maritime,
bien qu’empreinte d’une physionomie propre bien tranchée, n’est pas gâtée
d’ordinaire par la renommée que lui font les touristes qui la traversent avec
ennui, en se hâtant vers les sites catalogués dans leurs guides. S’ils en font
mention sur leurs carnets, c’est pour en retenir, par une note sommaire, que le
pays est plat et laid, sans pittoresque d’aucune sorte.
Toutefois, ce qui le venge, ce pays dédaigné du passant, et
ce qui donne à penser à un observateur attentif qu’il doit avoir, lui aussi,
son charme secret et ses mérites cachés, c’est qu’il n’y en a pas auquel ses
habitants soient plus affectionnés. Ceux qui y sont nés n’émigrent pas et ils y
reviennent volontiers quand ils l’ont quitté. La ville n’exerce pas sur eux une
bien puissante attraction et ses campagnes monotones, d’aspect sévère, sont
moins délaissées que tant d’autres infiniment plus riantes.
Cet amour de la glèbe natale, dans la population indigène,
lui viendrait-il seulement de l’accoutumance à d’anciennes habitudes, de la
sécurité d’une vie abondante et facile quoique laborieuse, ou tout simplement
de l’absence d’imagination ? Il n’est que juste de remonter plus haut la
source de ce sentiment, et de reconnaître qu’il est dérivé, dans l’âme de nos
paysans, d’un sens intime très raffiné du mérite de leur petite patrie. Et ce
qui tend à prouver la justesse de cette appréciation, c’est que des étrangers
dont le génie, au premier abord, devait paraître en opposition absolue avec le
caractère flamand, se sont sentis gagnés par le singulier sortilège qu’exhale
cette terre sans beauté. Le plus épris d’idéal de nos grands poètes, Lamartine,
professait un grand amour pour la Flandre française, dont il fut le
représentant sous le gouvernement de Juillet ; et de nos jours un écrivain
de race, esprit délicat et profond qui représente dans notre Parlement à peu
près la même circonscription que Lamartine, partage son culte littéraire et
artistique entre l’Italie et la Flandre.
Permettez-moi de me laisser aller un instant au plaisir de
vous lire cette page du début de ses Tableaux
flamands, par laquelle M. Henri Cochin, esquisse, en les expliquant l’un
par l’autre, l’histoire sommaire du pays et le caractère de ses
habitants ; c’est plus qu’un tableau en raccourci, c’est une genèse de
cette terre et de ce peuple :
« On a peine à se représenter ce qu’était par nature la
Flandre primitive, avant que l’énergie d’une race d’hommes l’arrachât à sa
misère native. Et pourtant il ne faut l’oublier jamais. La Flandre, non pas
dans les lointaines époques des révolutions géologiques du globe, mais dans des
temps déjà historiques, la Flandre n’était, depuis l’estuaire de l’Aa jusqu’aux
dernières lagunes formées par les deux cours du Rhin, qu’un immense marécage,
çà et là émergeaient quelques terres mouvantes, au ras de l’eau, quelques
chaussées, des forêts, ou plutôt des halliers et des ronciers, des sables, des
îles flottantes. A l’entrée de cet incertain pays, au sol dangereux, aux
plaines sans cesse inondées et toujours mal desséchées, à l’air malsain, aux
brouillards fiévreux, l’audace de Jules César avait hésité. Le conquérant
s’était arrêté et n’avait pas osé aller plus en avant. C’est qu’ils étaient
habités, ces affreux marais : là, sur ces vagues îles, ces sables, ces
langues de terre, vivaient libres et redoutables des tribus de sauvages
aquatiques, nourris de chasse et de pêche. C’étaient les hommes des marais ou moeres, les Morins. Virgile parle d’eux
dans l’Enéide, comme nous pourrions
parler aujourd’hui des misérables indigènes de la Sibérie ou du Groenland. Il
les aperçoit en imagination, là-bas, au loin, dans leurs marécages
inaccessibles, là où finissent les terres connues, là où les deux cornes du
Rhin plongent dans les ténèbres de la nuit hyperboréenne. C’est plus loin que
les plus lointains barbares, plus loin que tout ; c’est la fin de tout,
c’est le bout du monde : les Morins, dit le poète, les plus lointains des
hommes : Extremique hominum, Morini,
Rhenusque bicornis. Cette terre humide et désolée devait être conquise,
elle le fut. D’autres peuples ont eu à défendre le sol natal contre les hommes,
les Flamands ont eu plus à le défendre contre la mar. Au Moyen-âge, un des plus
grands officiers de la cour des comtes de Flandre portait ce titre singulier et
significatif, le comte des Eaux, Watergrav. Le combat contre les eaux fut de
tous les jours ; il dure encore. Mais aujourd’hui l’homme n’a plus qu’à
maintenir sa conquête bien établie et à entretenir de solides défenses qui lui
assurent sa tranquille possession. Mais enfin le souvenir de ces anciennes
luttes est toujours là et chacun le sait. S’il le fallait, si une nécessité de
salut public l’exigeait, une grande partie de cette région, si parfaitement
desséchée, cultivée et assolée, pourrait en peu de temps reprendre la figure du
marais primitif et opposer à l’envahissement de l’étranger les mêmes barrières
naturelles qu’au temps des vieux Morins. Les Flamands foulent donc tous les
jours un sol dont la solidité, dont la consistance même sont dues à l’énergie,
à l’industrie, à la persévérance humaine. Les batailles passées ne sont pas
effacées des mémoires ; il ne faut pas remonter jusqu’au temps des
légendes pour retrouver le souvenir des digues rompues, des tocsins nocturnes
dans les clochers de nos villages, des terres inondées, du retour offensif de
l’Océan vers son ancien domaine incontesté. Cette lutte contre les éléments,
plus continuelle, plus terrible encore que les luttes contre les hommes, avait
saisi d’admiration ceux qui jadis visitaient les pays flamands. Dante,
cherchant dans les récits des voyageurs une de ses plus fameuses comparaisons,
a dit comment les Flamands « font la bataille » contre les flots de
la mer. Cette bataille contre la mer sans cesse renouvelée, c’est à travers bien
des siècles le fond de l’histoire des Flandres. »
La région qu’embrasse ce tableau déborde de beaucoup le
cadre de ma monographie. Je ne veux pas vous entraîner hors de la Flandre
française et encore me bornerai-je à une portion restreinte de cette province.
Le coin de terre que j’envisagerai aura pour limites, au Nord, le rivage de la
mer, de Gravelines à Dunkerque ; à l’Ouest, l’Aa, petit fleuve côtier qui
descend des collines du Ponthieu, pour se répandre dans un immense delta, qui
va du port de Calais à celui de Nieuport en Belgique.
Cette rivière a sa principale embouchure à Gravelines et,
avant d’y arriver, elle est devenue un large canal navigable qui sépare les
deux départements du Nord et du Pas-de-Calais. A l’Est, je bornerai mon champ
d’observation à la banlieue de Dunkerque et au cours inférieur de la Colme,
gros cours d’eau canalisé dérivé de l’Aa. Nous nous avancerons vers le Sud, sur
une profondeur d’une trentaine de kilomètres, jusqu’à une limite naturelle très
nettement marquée par une sorte de seuil, ancien rivage de la lagune primitive.
Avec ce renflement du sol commence une région tout aussi flamande que la
précédente, mais d’un aspect différent. Elle domine sensiblement celle que nous
venons de quitter et son émersion est antérieure à la période géologique
actuelle. Elle est plus riante ; les arbres, quoique raréfiés de jour en
jour, y sont d’une plus belle venue, et elle n’a pas encore cessé tout à fait
de mériter l’appellation de pays du bois
par laquelle on l’a longtemps distinguée de sa voisine.
Revenons, pour nous y cantonner, à la région de formation
artificielle et récente qui constitue l’aire de notre monographie.
Ce n’est pas assez dire que nous y sommes en plat pays. La
lagune primitive lui a imprimé son trait caractéristique ; le niveau en
tout sens égal et rectiligne d’une nappe d’eau. C’est une terre factice, formée
de main d’homme et qui, abandonnée à elle-même et aux seules influences des
éléments, retournerait vite à ses fanges originelles. Les siècles, à la longue,
lui ont bien assuré, contre les morsures de la rude mer du Nord, la protection
d’un étroit bourrelet de dunes, mais l’estuaire de l’Aa, à Gravelines, et les
coupures par lesquelles doivent forcément d’écouler les eaux du pays,
laisseraient toujours ouvertes de larges brèches dans ce frêle rempart, sans
les puissantes écluses de Gravelines et de Dunkerque. Le plan d’eau est
généralement inférieur au niveau moyen de la mer et néanmoins le desséchement y
est arrivé à sa perfection. L’assainissement de la région ne laisse plus rien à
désirer ; les fièvres paludéennes, encore endémiques dans la première
moitié du siècle dernier, ont disparu et le sinistre brocard qui courait parmi
les régiments de l’ancienne armée :
Dieu nous préserve de la peste et de la famine, Et de la garnison de Bergues et
de Gravelines, n’est plus qu’un document historique.
Que d’efforts, de travaux, que d’énergie soutenue et
patiente pour arriver à ce merveilleux résultat ! Il est l’œuvre d’un
réseau très serré de rigoles, de fossés et de canaux d’écoulement dont les plus
grosses artères sont appelées watergands.
L’ensemble de ce système est constamment maintenu par le service des wateringues, administration à peu près
autonome, qui dispose d’un budget propre alimenté par une taxe spéciale perçue
à la façon de l’impôt foncier, et qu’on peut évaluer à 4francs en moyenne, par
hectare.
Les grands collecteurs du réseau, qui sont de véritables
canaux navigables, aboutissent à Dunkerque et à Gravelines, à des écluses qui,
s’ouvrant automatiquement à la mer basse, pour laisser écouler leurs eaux et se
ferment aussi d’elles-mêmes au retour de la marée, mettent le pays à l’abri du
flot. Quand les eaux à évacuer sont exceptionnellement abondantes, les grandes
écluses des deux ports lèvent leurs vannes et quelques heures suffisent pour
ramener le plan des eaux, dans toute la région, à un niveau normal.
Et ce mécanisme si merveilleusement agencé est à double
fin : il fonctionne aussi bien contre la sécheresse que contre
l’inondation. Car le premier de ces deux fléaux n’est pas un danger chimérique
dans une région que le second paraît constamment menacer. En effet, malgré la
fréquence des brouillards et des pluies, la somme des précipitations
atmosphériques y reste fort en-dessous de la moyenne générale de la France,
étant à peine la moitié de celle du bassin de Paris. La neige y est rare, les
pluies intermittentes, courtes et peu abondantes disparaissent assez vite de la
surface d’un sol léger et sablonneux, sous l’action d’un vent desséchant qui
règne presque sans interruption.
Les étés, dans ce pays, seraient désastreux, s’il ne
suffisait pas de tenir les écluses fermées pour que l’eau de l’Aa, privée de
son écoulement naturel et retenue dans le lacis des watergands, maintienne dans
les cultures l’humidité indispensable et ne laisse tarir aucun abreuvoir. Cette
eau est d’ailleurs presque partout salubre et parfaitement potable, et il n’y a
pas si longtemps qu’elle servait encore à l’alimentation de Dunkerque.
Ce n’est pourtant pas de bonne grâce que la nature s’est
laissée si parfaitement domestiquer, et je n’ai pas le moins du monde la
prétention de vous introduire dans un pays d’églogue et d’idylle, dans une
sorte de Bétique du Nord. Cette terre d’un aspect sévère, maussade et sans
grâce, est restée une terre de dur labeur, mais d’un labeur fécond. Je doute
qu’il y ait, en France, une région agricole plus prospère. C’est une région
exclusivement agricole et de culture intensive à outrance. Les quelques usines
qui y sont disséminées, fabriques de sucre, distillerie, une minoterie,
dessiccation des racines de chicorée, brasseries, ne font que mettre en œuvre
les produits du sol.
C’est aussi une région de culture moyenne quant à l’étendue
des exploitations. Une ferme de 40 hectares est considérée comme une ferme
importante. Les fermes d’environ 30 hectares sont les plus communes. La petite
culture, représentée par des petites exploitations de 2 hectares et au-dessous,
entre les mains d’ouvriers agricoles indépendants, tient une place importante
au milieu des fermes normalement constituées. Nous en viendrons dans un
instant, aux détails sur ce point qui fait l’objet spécial de ce travail.
Dans toutes ces exploitations, grandes, moyennes et petites,
la culture des céréales, froment, orge, avoine, occupe les deux tiers environ
des surfaces ; le troisième tiers est en majeure partie affectée à la
betterave. Mentionnons aussi à titre complémentaire, le lin, la chicorée, les
pois et quelques fourrages artificiels. Sans être un pays d’élevage proprement
dit, la région est en droit de s’enorgueillir de races bovine et chevaline
soigneusement sélectionnées, qui sont classées, et il sort de ses fermes des
sujets de valeur. Chaque année, au printemps, certains propriétaires d’herbage,
font venir d’Anjou, du Maine et du Charolais, des convois de jeunes bœufs
qu’ils engraissent pour la boucherie dans des pâturages de peu d’étendue, mais
poussés, eux aussi, par une sorte de culture intensive appropriée à un très
haut degré de fécondité. Je ne serais pas complet enfin si je ne mentionnais
pas une industrie agricole qui, depuis quelques années, a pris un grand
développement, particulièrement dans le canton de Bourbourg. On a créé ou
plutôt on a régénéré une race de poules qui commence à rivaliser, par sa chair,
avec les espèces les plus estimées et qui est sans rivale pour la beauté de ses
œufs bruns.
Un grand nombre de fermiers sont propriétaires d’une partie
au moins de leurs exploitations. Pour le reste, le mode de tenure est
exclusivement le bail à ferme, selon les règles ordinaires du Code. Les fermiers,
extrêmement jaloux de leur indépendance, répugneraient absolument au métayage,
mais ils n’en ont pas même l’idée. Les propriétaires qui, de leur côté, sont le
plus souvent engagés dans les affaires, s’accordent pleinement avec eux dans
cette aversion.
Les baux sont ordinairement de neuf, douze et quelquefois de
dix-huit ans. Les loyers des bonnes terres atteignent de 125 à 150 francs à
l’hectare, plus l’impôt foncier et la contribution des wateringues (10 francs
et 4 francs en moyenne, à l’hectare) mis à la charge du fermier.
Le loyer des herbages atteint facilement 200 francs à
l’hectare. Les herbages ne différent pas des terres arables par la nature de
leur sol, mais seulement par leur affectation à la nourriture des animaux qui
en broutent l’herbe. A l’exception de ceux qui sont dans le voisinage immédiat
de la ferme, ils ne sont pas maintenus à perpétuité dans leur destination et il
arrive souvent qu’au bout d’une période plus ou moins longue, de trente ans par
exemple, ils sont rendus à la charrue. C’est ce que, dans le langage du pays,
on appelle rompre une pâture. Le sol imprégné d’une longue accumulation
d’engrais donne alors, pendant les premières années de sa mise en culture, des
rendements qui n’ont plus de commune mesure avec des terres ordinaires.
Ces rendements ordinaires, correspondant aux fermages
moyens, atteignent, dans les bonnes années, en froment, 40 hectolitres à
l’hectare ; en betteraves, également à l’hectare, 30.000 ou 50.000
kilogrammes, selon qu’il s’agit de betteraves de sucrerie ou de betteraves de
distillerie. Les pâturages les mieux entretenus peuvent nourrir jusqu’à quatre
bœufs à l’hectare. On peut dire que l’élément le plus intensif, dans la culture
intensive, c’est le travail de l’homme. Les rudes travailleurs de nos campagnes
eussent servi de modèles au laboureur de Lafontaine, ne laissant dans leurs
champs constamment retournés, nulle place
où la main ne passe et repasse. Ici, ni la terre ni l’homme ne connaissent
le repos. L’hiver et l’été, en toute saison, sans relâche, tous deux sont à la
peine. Labourage, semailles, épandage des engrais secs ou liquides, en masses
ou pulvérulents, binages, hersages, sarclages, la moisson, l’arrachage des
lins, des betteraves, des chicorées, se succèdent et s’entremêlent et ne chôment
jamais. C’est une activité qui ne s’amortit sur un point que pour s’animer
aussitôt sur un autre.
D’une façon générale, on peut dire que la population
indigène suffit à tout. Nous n’avons, à proprement parler, ni émigration ni
immigration. Au temps de la moisson, cependant, il nous vient de la Belgique
quelques auxiliaires. Mais l’exagération des prétentions de ces nomades a eu
pour résultat de généraliser l’emploi des machines et de rendre leur concours à
peu près inutile.
Ici comme ailleurs, moins qu’ailleurs pourtant, un assez
grand nombre de jeunes gens appelés au service militaire sont perdus pour le
travail des champs. Mais le mal n’est pas encore devenu un fléau et la plupart
de nos jeunes soldats, leur service accompli, reviennent au sillon. Cette
population n’en a pas encore pris le
dégoût. Les grands centres industriels tout voisins de Calais et de Dunkerque
n’exercent pas sur elle l’attraction que pourraient faire craindre la proximité
de ces deux villes et les gros salaires des dockers et des tullistes.
La natalité, dans nos communes rurales, a, comme partout,
sensiblement décru depuis quelques années. Néanmoins il s’y maintient encore un
excédent appréciable de naissances par rapport aux décès. Il en résulte que la
main-d’œuvre ne fait pas défaut, mais elle n’est pas surabondante non plus, et
un bon ouvrier trouve facilement du travail à des conditions acceptables. La
journée d’un ouvrier agricole est, en temps ordinaire, de 3 francs ; celle
des femmes à qui sont dévolues les travaux de sarclage et de nettoiement est
de1 Fr. 50.
La moisson, ainsi que l’arrachage du lin, des betteraves et
de la chicorée, qui emploie beaucoup de femmes, sont d’ordinaire exécutés à
l’entreprise, et sur des prix débattus d’avance, ce qui rend fort incertaine
l’évaluation des salaires journaliers.
De l’ensemble de ces observations se dégage avec évidence
une conclusion favorable. Cette région est arrivée, depuis de longues années
déjà, à un état de grande prospérité et elle s’y maintient. Le trait le plus
caractéristique de cette prospérité ressort justement de la réponse que je suis
amené à faire à la principale question inscrite au programme de ce
congrès : l’émigration de la population rurale vers les centres
industriels est un mal dont la région que je viens de décrire ne souffre pas.
Et cette conclusion, qui s’impose à l’esprit de tout observateur attentif, est
corroborée par la statistique.
Voici en effet, pour le canton de Bourbourg, un relevé des
dix derniers recensements. Ce canton forme le centre et le cœur de la région
observée. Tout ce qui est vrai pour cette circonscription administrative l’est
aussi, et à un égal degré pour les communes de sa périphérie qui appartiennent
aux cantons limitrophes, et qui vivent identiquement dans les mêmes conditions
économiques et démographiques.
Ainsi donc, pour le canton de Bourbourg, le recensement de
l’année 1802 donnait le chiffre de 13.636 habitants, celui de 1867, le chiffre
de 13.932 habitants, celui de 1873 (retardé d’un an par suite de la
guerre) : 13.982 habitants, celui de 1877 : 14.115 habitants,
1882 : 13.953 habitants, 1887 : 14.004 habitants, 1892 : 14.620
habitants, 1897 : 14.861 habitants, 1902 : 13.117 habitants,
1907 : 14.909 habitants.
Le recul de 1907 est due à une cause accidentelle, un essai
industriel tenté en 1901 et 1903 et qui n’a pas réussi. La progression modérée,
mais constante qu’accuse ce tableau, au cours du dernier demi-siècle, est une
preuve de la stabilité de la population rurale qui en est l’objet. Cet heureux
résultat constaté sur une aire d’observation aussi restreinte n’aurait guère
que la valeur d’une curiosité démographique, s’il ne devait pas être rapporté à
une excellente pratique qui m’a paru valoir la peine de vous être signalée.
Elle me semble comporter un enseignement et justifier, à ce titre, le
développement qui a pu vous paraître exagéré, de mon exposé préliminaire.
La coutume dont je vais vous entretenir, en forme de
conclusion n’est pas d’une frappante originalité ; ce n’est pas une de ces
idées sociales qui prétendent ouvrir des horizons nouveaux et qui sollicitent
une extension du droit commun en leur faveur. Tout se passe dans les limites du
Code et par une application directe des principes du droit d’accession et des
règles du bail à ferme.
Et c’est justement à raison de cette simplicité, de
l’absence de toute complication juridique, de la facilité de son application
sous les régimes les plus divers, que la pratique que je vais décrire me paraît
utile à faire connaître, car sa vulgarisation ne pourrait manquer de produire,
partout où on l’adopterait, les bons effets dont nous lui sommes redevables
dans notre Flandre.
Par elle, en effet, se trouve résolu d’une façon ingénieuse
et fort simple le problème de l’habitation de l’ouvrier agricole.
Indépendamment des fermes grandes, moyennes et petites
normalement constituées, avec maisons d’habitation, écuries, étables et granges
disposées sur les quatre côtés d’une cour centrale, on remarque dans nos
campagnes, un assez grand nombre de petites maisons isolées, sans étage, avec
un jardinet attenant, le tout propre et avenant mais d’une simplicité
rudimentaire. Ces maisons sont occupées par des ouvriers agricoles.
Ces ouvriers sont propriétaires de leur maison, mais de la
construction seulement, le sol ne leur appartient pas. Voici dans quelles
conditions :
La location, d’ordinaire, a pour objet une parcelle de terre
arable de 30 à 40 ares environ, très rarement davantage, mais bien souvent plus
petite, on descend jusqu’à 5 ou 6 ares.
Le bail – et c’est ce qui le caractérise – est fait pour une
longue durée, 27 ans au minimum, trois fois celle d’un bail à ferme ordinaire,
selon la coutume du pays. On va souvent jusqu’à 50 ans et au-delà, mais on
stipule alors que le bail ne conférera pas de droit emphytéotique.
Le locataire qui, au moment où il contracte ce bail, est un
homme jeune, qui va ou vient d’entrer en ménage, s’oblige à construire sa
maison sur le terrain loué, avec stipulation qu’au décès de l’un des preneurs,
le sien ou celui de sa femme, le bail sera continué avec le survivant ;
qu’en cas de décès des deux époux, il sera continué solidairement par tous les
enfants et qu’enfin, à défaut d’enfants, il sera résilié de plein droit ;
que, dans cette hypothèse les constructions édifiées par le locataire resteront
au propriétaire du sol, qui n’aura à payer, pour toute indemnité, que la valeur
des matériaux existants évalués à dire d’experts et sans compter la
main-d’œuvre.
Le prix des locations de ce genre n’est nullement un prix de
faveur ; il est au contraire très élevé, atteignant le double et le triple
du fermage normal dont la parcelle serait susceptible dans un bail ordinaire.
Il ne s’agit donc pas d’un contrat de bienfaisance, ni d’une
œuvre sociale proprement dite, bien que la convention comporte des effets
sociaux excellents. C’est bien exclusivement leur intérêt que bailleur et
preneur ont en vue. Mais le propre d’une bonne coutume est justement de mettre
d’accord tous les intérêts légitimes, de concilier le bien particulier de ceux
qui la pratiquent avec le bien général de la société où elle est en usage.
C’est une utopie et rien n’est plus funeste en économie sociale, que l’utopie,
que vouloir établir une harmonie durable dans les rapports sociaux, en lui
donnant pour base l’esprit de sacrifice.
N’ayant pas à payer le sol de son petit manoir, le
bénéficiaire de la location que je viens de décrire se trouve, du jour de la
signature, en possession d’une valeur réelle, quoique valeur morale pour une
grande part, qui lui assure immédiatement assez de crédit pour qu’il se procure
aisément la somme nécessaire à sa construction. En fait, cela ne parait jamais
faire de difficulté.
Le locataire n’est nullement lié à son occupation, et s’il
désire la quitter, il trouve aisément un cessionnaire qui se met en son lieu et
place vis-à-vis du propriétaire, lequel se prête d’ordinaire à cette
substitution, soit qu’il reprenne pour
son compte et aux conditions prévues au bail les constructions, soit que le cédant
s’entende sur ce point avec son remplaçant.
Le propriétaire qui touche un loyer élevé est généralement
favorable au maintien du contrat, et il y a de ces locations qui, grâce à des
renouvellements successifs, sont devenues séculaires.
Dernièrement, un propriétaire a, par spéculation, divisé une
ferme importante en petites locations de l’espèce que je viens de décrire et il
a, par ce moyen, plus que doublé son revenu. Il est vrai qu’une opération de ce
genre n’appartient plus exclusivement à l’ordre d’idées que cette étude s’est
proposé, je veux dire l’habitation de l’ouvrier agricole, du véritable ouvrier
de ferme. Nous sommes, cette fois, en présence d’une extension de la petite
culture. Au lieu d’habitations disséminées dans toute une région, nous avons
devant nous un groupe de petites cultures, un mode particulier d’exploitation
du sol substitué au régime de la ferme et qui, à certains égards, se rapproche
beaucoup de la culture maraîchère.
Et pourtant, en m’arrêtant à cette particularité, je ne
crois pas sortir tout à fait de mon sujet, puisque ce genre d’exploitation du
sol, qui exige un travail ininterrompu et une main-d’œuvre surabondante, a pour
effet direct d’attacher à la terre un plus grand nombre de familles.
Je m’autorise cette observation pour mentionner encore la
particularité suivante.
En délimitant, à mon début, le cadre de cette monographie,
j’indiquais que la région qui allait en faire l’objet est protégée contre la
mer par une lisière de dunes peu élevées, d’un à deux kilomètres de large en
moyenne. Ces dunes, quoique fixées par des plantations d’oyats, sorte d’herbe
dure qui tient du roseau et qui se plaît dans le sable pur, étaient jusqu’à ce
jour stériles. Ce n’était que des garennes où pullulaient les lapins, et c’est
de là qu’elles tiraient toute leur valeur. Jusqu’à ces derniers temps ce
n’étaient que des terrains de chasse appartenant à un nombre restreint de
propriétaires. Ces vastes superficies sont, par opposition avec le morcellement
des exploitations rurales voisines, des latifundia.
Eh bien ! Voici que, par le moyen des petites locations
à longue durée, la culture entame ce désert et l’anime sous l’action du travail
humain. Les taches écarlates des toits rouges et des pignons blancs s’y
multiplient de jour en jour, et la culture potagère a devant elle, au sein de ces
sables, un avenir ans limites. Les légumes des environs de Dunkerque sont, en
effet, de qualité exceptionnelle et, quant aux débouchés, il suffit de rappeler
que le port de Dunkerque est celui du continent qui est le plus rapproché de
Londres. De sorte que les primeurs embarquées le soir à Dunkerque figurent, dès
les premières heures de la matinée, sur les éventaires du plus considérable
marché du monde ?
Mais revenons, pour conclure, aux ouvriers des champs, que
cette monographie a spécialement en vue.
Il n’est pas rare que les petites occupations que je vous ai
décrites se réduisent à une maisonnette et à un petit jardin, puisqu’il y en a
beaucoup dont la superficie ne dépasse pas 5 ou 6 ares. La plupart, néanmoins,
sont plus étendues et embrassent de 30 à 40 ares. Il reste donc à l’occupeur,
après la construction de son habitation, un champ qu’il cultive à la manière
des fermiers voisins et pour son propre compte. Or, c’est ici justement que se
manifeste le caractère véritablement social de la coutume que j’ai décrite.
Notre petit locataire est toujours un ouvrier agricole qui ne pourrait
évidemment pas songer à vivre du produit du lopin de terre compris dans sa
location. Sa profession réelle, son vrai métier est de se mettre au service des
fermiers de la région. Le champ qu’il a loué avec l’emplacement de sa maison
n’est qu’un appoint dans ses ressources. Il le cultive avec les instruments
agricoles et les chevaux que lui prête gratuitement, à certains jours et à
certaines heures, le patron pour qui il travaille le plus habituellement. Ceci
n’est pas stipulé dans son bail, mais la coutume est universellement établie et
les fermiers ont trop d’intérêt à
s’assurer de bons ouvriers agricoles, sur lesquels ils puissent compter, pour
songer à s’y soustraire.
La coutume que je viens de décrire a contribué pour une
grande part à la prospérité vraiment enviable de la région où elle est établie.
Elle lie en quelque sorte au sol une élite d’ouvriers agricoles et elle a créé
entre les maîtres et les serviteurs une solidarité qui assure aux premiers une
main-d’œuvre habile et consciencieuse, j’oserai dire infatigable, car la
puissance de travail de nos paysans défie toute comparaison.
Elle assure aux seconds la dignité et l’indépendance. Ils ne
sont pas inféodés à un patron unique qui resterait le maître de leur sort. Pour
un maître avec lequel il aurait cessé de s’entendre, tout bon ouvrier serait
assuré de trouver du jour au lendemain dix autres fermiers prêts à l’employer.
Enfin, bienfait suprême, cet homme de valeur a un foyer
indépendant. Le toit qui l’abrite est le sien, et il y est presque toujours
entouré, de nos jours, de nombreux enfants.
Vous me permettrez donc, Messieurs, de tirer de cette
monographie une conclusion qui justifiera une fois de plus la doctrine
fondamentale de l’école de Le Play, à savoir que toute prospérité économique,
tout progrès matériel sort, comme de sa source, d’une cause d’ordre
transcendant : du respect de la loi morale et de la paix sociale.
Le pays où je vous ai conduit n’était pas, à l’origine, un
pays privilégié ; la nature s’était montrée envers lui bien sévère. Le
sol, lié par la main de l’homme des sables et des vases de la lagune
originelle, ne serait par lui-même que de qualité médiocre, mais il a été
dompté par une race énergique, laborieuse et sensée, dont l’œuvre est un
enseignement bien approprié à une époque trop disposée à prêter une oreille
trop complaisante aux théoriciens du moindre effort.
A.FAVIERE
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