mercredi 10 avril 2019

Thérouanne, une référence pour la naissance d’Arras


In H. Bernard – Arras ville fortifiée – musée d’Arras, 1993


Un point de référence : Thérouanne
 
Tout comme Arras, Thérouanne est une grande ville antique selon un schéma relativement identique : c’est là le verdict de plus de vingt ans de fouilles qui ont permis de connaître non seulement les états successifs d’une grande cathédrale, mais aussi le déploiement progressif d’une agglomération exemplaire dans sa topographie.
 
Tout part d’une artère principale, le cardo, qui n’est autre au sein de la ville qu’un tronçon d’une voie très ancienne qui part des rives du lac Léman pour atteindre celles de l’océan, à Sangatte d’abord, Boulogne ensuite. Sur cette rue axiale vient s’en articuler une seconde, d’une façon pratiquement orthogonale (le decumanus ?) : elle se dirigeait d’une part vers Cassel et de l’autre vers la localité de Brimeux, située beaucoup plus à l’ouest sur la voie d’Agrippa qui vient de Lyon et gagne également Boulogne par Meaux, Senlis et Amiens. Un trait qui peut surprendre : au cœur de la ville antique les deux voies ne forment pas un carrefour au sens classique du terme, mais se rencontrent selon un curieux tracé en baïonnette, la voie de Brimeux se greffant sur le cardo plus au sud que celle de Cassel. Toutes les autres rues de la ville se règlent sur ces deux artères, dessinant un quadrillage régulier – le quadrillage « hippodaméen », reconnaissable au demeurant dans un grand nombre d’agglomérations romaines de l’ancienne Gaule.
 
La ville ainsi conçue monte en pente douce vers le Nord, exposée au midi, depuis le cours de la Scarpe qui en dessine la limite : c’est une application rigoureuse des principes de Vitruve que l’on retrouve d’ailleurs dans bien des autres cités remodelées par les conquérants romains. Vaison par exemple, où l’agglomération antique, étalée au nord de l’Ouvèze sur la pente ensoleillée que termine la colline de Puymin, s’oppose au site abrupte et escarpé de la ville médiévale de l’autre côté, au pied de la silhouette massive du château des Comtes de Toulouse.
 
Or ce mode d’implantation est aussi celui d’Arras. Le cœur de la ville actuelle, - le site original que présente le plan-relief avec une particulière clarté -, occupe deux pentes opposées qui se rejoignent par le bas sur un fond de vallon au réseau hydrographique complexe aujourd’hui souterrain. Ce bas fond répond à peu de choses près à l’emplacement de l’ancien Hôpital Saint-Jean (le quartier des tours Saint-Jean), rue Saint-Aubert ; on peut y joindre, bien que la position soit en fait plus élevée, les abords directs du Pont-de-Cité où coulait à l’origine le Fossé-Burien, suivant le parcours de la rue du 29-juillet et de la rue Roger Salengro. L’actuelle rue Baudimont, l’ancien cardo de la ville antique, gravit vers le Nord-Ouest la pente exposée au midi, tout comme Thérouanne et Vaison. Elle reçoit, venant du Nord-Est, l’ancienne voie de Tournai (de nos jours rue Maître-Adam, et au-delà rue Michelet), et venant du Sud-Ouest l’ancienne voie d’Amiens (à peu de choses près le boulevard Besnier). Or c’est ici que la similitude avec Thérouanne est saisissante. Non seulement le cardo d’Arras est précisément la « voie de l’océan » qui devient plus loin celui de Thérouanne, mais nous retrouvons la même articulation en baïonnette, la voie d’Amiens reportant son carrefour vers le Nord, pour rejoindre d’ailleurs à Amiens la même voie d’Agrippa qui passe à Brimeux et se dirige vers Boulogne.

Le réseau des voies suburbaines
 
A cette répartition intérieure s’opposait celle que l’on voyait hors les murs car la campagne alentour de l’enceinte antique était tout autre chose qu’un grand espace vide. Nous reviendrons plus amplement sur le cas de l’abbaye Saint-Vaast que l’on considère comme un facteur majeur du développement de la Ville, face à la vieille Cité. Mais il est bien certain que la convergence des voies de toute provenance et leur nœud avant de pénétrer dans les murs jouent en ce domaine un rôle tout aussi déterminant.
 
La plus importante de ces voies suburbaines est sans conteste celle qui devient le cardo intérieur de la Cité. On la retrouve aujourd’hui sous les traits de l’artère principale de la ville (rues Saint-Aubert, Ernestale et Gambetta) ; au Nord-ouest d’Arras, elle prend le nom de chaussée Brunehaut avant de former le cardo de Thérouanne. Or c’est là que notre propre lecture diverge quelque peu de celle que proposent (…) Pierre Bougard et Alain Jacques. Ils l’appellent la voie de Cambrai, alors qu’elle nous semble avant tout celle de Reims, par Saint-Quentin. Tous les documents planimétriques que nous possédons, antérieurs ou postérieurs au démantèlement, montrent sans ambiguïté possible que son prolongement direct, au-delà de la voie de chemin de fer, prend justement le nom de la rue de Saint-Quentin. Celle-ci se perd ensuite dans la campagne, avant de resurgir à Vaulx-Vraucourt ; les travaux d’aménagements de l’autoroute A 26 l’ont indiscutablement recoupée. Certes, au cours des siècles, l’évolution même du trafic et des points desservis a entraîné des modifications profondes. Mais en ces périodes de l’Antiquité tardive et même du Haut-Moyen-Âge, elle est au premier chef la voie de Reims à l’océan, via Arras et Thérouanne, version romaine d’une route antérieure sans doute, celle-là même dont parle Strabon.
 
Ce qui nous ramène à l’exemple de Thérouanne. On voit converger vers les abords de cette ville les branches d’une véritable étoile venant d’Amiens, de Sangatte (la Leulenne), de Marles (le Pire), sans compter d’autres chemins sans doute secondaires à cette époque (vers Aire, la haute vallée de la Lys, ou encore vers Ecques) qui connaissent par la suite des fortunes diverses selon le développement ou le déclin des localités qu’ils desservent, au point parfois de supplanter les artères principales d’autrefois. Un caractère notable : ces chemins divers se greffent sur des axes routiers majeurs avant que ceux-ci ne pénètrent dans l’enceinte de l’agglomération, réduisant de ce fait le nombre des points de franchissement de la limite urbaine dès lors plus aisément défendables. Or c’est une fois de plus la situation exacte d’Arras. Outre les voies de Reims, de Boulogne, d’Amiens et de Tournai, une autre très importante entre en ligne de compte : celle qui, sur son parcours urbain actuel, donne la rue Emile-Legrelle et la rue Pasteur.
 
Voilà la voie qui venant de Cambrai, dessert, par Bavay, la Germanie et ses grands centres sur les bords du Rhin ou le long du limes. Nous la retrouvons au-delà de la voie ferrée, au Rietz-Saint-Sauveur, prenant la direction de Tilloy-les-Mofflaines. Une vision globale, même sur les plans anciens que nous avons encore, révèle la coïncidence la plus parfaite des deux tronçons, côté campagne et côté agglomération, tout comme elle révèle celle de la rue de Saint-Quentin et de l’actuelle rue Gambetta. Malheureusement le plan-relief a perdu les tables figurant ces abords, ce qui aurait clairement permis de contrôler une telle disposition. Elles nous auraient aussi montré comment beaucoup plus tard, à la fin du XVIIe siècle sans doute, avec l’intervention de Vauban, cette voie venant de Cambrai s’est trouvée contrainte de rejoindre, à l’extérieur de la ville fortifiée, la route qui passant par la porte Ronville répondait à la rue principale (ancienne voie de Reims). Mais à l’époque de la Cité antique, la même jonction se fait plus loin, vers le Sud, sur la zone directement suburbaine, à l’actuel carrefour de la Banque de France. Dernière remarque : sur le plan-relief, il est clair qu’elle ne se prolonge pas au-delà de ce carrefour sur la rue Saint-Géry (actuelle rue Désiré-Delansorne).
Or, cette même rue Saint-Géry, vue sous cet angle, représente dans le schéma primitif d’Arras une artère de première importance, qui ne semble guère jusqu’à ce jour avoir retenu l’intérêt des historiens. Un premier tronçon (Banque de France – Palais de Justice) assure la liaison suburbaine entre les voies de Cambrai et de Reims. Disposition originelle ? Modification postérieure ? Il est pour l’instant impossible de le dire. Elle se prolonge de l’autre côté, vers le Nord-Est, et traverse sans aucun doute la surface occupée plus tard par l’Hôtel-de-Ville. D’une part en effet le plan-relief révèle clairement que la position de la rue des Trois-Visages la prolonge directement. L’Hôtel-de-Ville, d’autre part est dans son ensemble une œuvre du XVe siècle (mise en chantier du beffroi en 1463, amorce de la construction de l’hôtel proprement dit en 1492) : le terrain, selon les sources écrites, était auparavant occupé par les étals de bouchers en bordure de la place du marché (Petite Place). La voie s’incurve ensuite vers le Nord-Ouest (rue des Trois-Visages, anciennement rue de la Warance), longe le terrain de l’abbaye Saint-Vaast (rue de l’Abbaye, devenue rue Méaulens), passe le bas-fond inondé (porte Méaulens, entre l’actuel jardin Minelle et le Nouveau Rivage), longe en contre-bas la hauteur qui porte la Cité, croise la voie de Tournai (actuel rond-point de Tchécoslovaquie) et prend ensuite sa course vers Thérouanne à travers la localité actuelle de Sainte-Catherine. En somme une sorte de rocade, vraisemblablement très ancienne, qui joue dans le développement de la Ville un rôle de premier ordre.
 
On peut donc, en venant de Reims ou de Cambrai, s’engager de deux façons différentes sur le chemin de Thérouanne et de Boulogne. La première évite la Cité : avant que la route n’y pénètre, on prend sur sa droite (carrefour de la Banque de France) la rocade qui contournait en contrebas l’agglomération antique étalée sur sa pente selon les plus purs principes de Vitruve. La seconde tout au contraire traverse cette même cité où se nouent les carrefours vers Amiens et vers Tournai. Mais il faut pour gagner Thérouanne rejoindre la rocade par une rue en pente raide (approximativement rue de la Croix-de-Grès) qui prolonge vers le Nord-est la voie provenant d’Amiens. La forte dénivellation qui limite au Nord-Ouest le site de la ville antique, en bordure du cours des Fontaines-Baudimont (Grandes Prairies) interdit en effet de prolonger en ce point le cardo intérieur. Sans doute y avait-il un chemin qui suivait la crête devenue par la suite route de Saint-Pol. Mais l’essentiel du transit se fait par la rocade et la rue prolongeant par le bas-fond la voie d’Amiens. Deux trajets en somme prédestinés à devenir des axes privilégiés avec ce que cela implique de développement et de densité d’habitation. Le plan-relief nous garde fidèlement l’image de ce nœud de rues marchandes, où se côtoient boutiques et maisons de maître : il devient le cœur d’une active ville médiévale, face à la traditionnelle Cité épiscopale, héritière de l’implantation antique.
 
Un dernier facteur est à prendre en considération si l’on veut pleinement saisir l’origine des villes médiévales : les modifications souvent profondes qu’entraînent les vicissitudes du Bas-Empire. Apparaît tout d’abord la priorité de la sécurité, au sein du climat d’inquiétude que créent les vagues d’invasions. On choisit alors un secteur de l’agglomération primitive que l’on entoure de murailles sans cesse modifiées et renforcées comme l’attestent les découvertes de Bavay et de Thérouanne. Autour de ce réduit où s’abritent l’administration et les greniers, les autres quartiers vivent tant bien que mal, à la merci des incursions : les photos aériennes de 1976, prises par René Agache sur le site de Thérouanne, ont clairement révélé qu’une partie du réseau des rues romaines était restée en place, hors de ces remparts, jusqu’à la destruction définitive de 1553. Ces enceintes la plupart du temps contiennent l’ancien cardo et s’organisent en suivant le tracé des rues sur le point le plus aisément défendable. A Thérouanne, c’est l’angle occidental de l’antique cité avec la hauteur qui porte plus tard le château. A Arras, les fouilles conduites par Alain Jacques ont retrouvé une part importante de ces murailles, avec l’évolution caractéristique du quartier qu’elles protégeaient directement.
 
Ce prélèvement d’un fragment de surface urbaine pour en faire un refuge fortifié s’accompagne souvent de modifications dans le réseau des voies de passage. La présence de l’enceinte protège la plupart du temps le tracé intérieur, comme on le voit à Bordeaux. Il n’en est pas de même à l’extérieur. Très souvent les grands carrefours se trouvent ainsi rejetés hors les murs. C’est le cas à Thérouanne pour le point d’arrivée de la voie de Cassel, ou de la rue Notre-Dame en bordure du quartier de la cathédrale protégé par le rempart. A Arras, la rencontre du cardo et de la voie d’Amiens prolongée jusqu’à la rocade pour gagner Thérouanne se trouve définitivement en dehors du front Nord-Ouest des défenses. En outre des voies nouvelles se créent à travers le désert probable des quartiers extérieurs détruits pour répondre aux changements dans les besoins de circulation. Il semble clair par exemple à Thérouanne qu’une partie de l’ancien cardo hors les murs fut abandonnée jusqu’à la disparition de la ville en 1553. Le trafic par contre se déporte vers une autre rue de la vieille ville – celle qui longeait le groupe épiscopal – créant du même coup un long diverticule oblique, des gués de la Lys à une des rares portes de l’enceinte, avec déviation de la voie romaine venant d’Arras. Or il n’est pas impossible qu’à Arras même ait existé de telles distorsions progressivement dictées par des priorités nouvelles. Nous avons parlé plus haut de la jonction des voies de Cambrai et de Reims (rue Saint-Géry et du carrefour de la Banque de France). Deux autres points semblent plus clairs encore : au Pont-de-Cité tout d’abord où la chaussée de déporte pour franchir le Fossé-Burien, au sein ensuite de l’agglomération de Sainte-Catherine où la route de Thérouanne se dévie quelque peu pour recevoir plus loin celles de Béthune et de Lens.

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