In H. Bernard – Arras
ville fortifiée – musée d’Arras, 1993
Un point de
référence : Thérouanne
Tout comme Arras, Thérouanne est une grande ville antique
selon un schéma relativement identique : c’est là le verdict de plus de
vingt ans de fouilles qui ont permis de connaître non seulement les états
successifs d’une grande cathédrale, mais aussi le déploiement progressif d’une
agglomération exemplaire dans sa topographie.
Tout part d’une artère principale, le cardo, qui n’est autre au sein de la ville qu’un tronçon d’une voie
très ancienne qui part des rives du lac Léman pour atteindre celles de l’océan,
à Sangatte d’abord, Boulogne ensuite. Sur cette rue axiale vient s’en articuler
une seconde, d’une façon pratiquement orthogonale (le decumanus ?) : elle se dirigeait d’une part vers Cassel
et de l’autre vers la localité de Brimeux, située beaucoup plus à l’ouest sur
la voie d’Agrippa qui vient de Lyon et gagne également Boulogne par Meaux,
Senlis et Amiens. Un trait qui peut surprendre : au cœur de la ville
antique les deux voies ne forment pas un carrefour au sens classique du terme,
mais se rencontrent selon un curieux tracé en baïonnette, la voie de Brimeux se
greffant sur le cardo plus au sud que
celle de Cassel. Toutes les autres rues de la ville se règlent sur ces deux
artères, dessinant un quadrillage régulier – le quadrillage
« hippodaméen », reconnaissable au demeurant dans un grand nombre
d’agglomérations romaines de l’ancienne Gaule.
La ville ainsi conçue monte en pente douce vers le Nord,
exposée au midi, depuis le cours de la Scarpe qui en dessine la limite :
c’est une application rigoureuse des principes de Vitruve que l’on retrouve
d’ailleurs dans bien des autres cités remodelées par les conquérants romains.
Vaison par exemple, où l’agglomération antique, étalée au nord de l’Ouvèze sur
la pente ensoleillée que termine la colline de Puymin, s’oppose au site abrupte
et escarpé de la ville médiévale de l’autre côté, au pied de la silhouette
massive du château des Comtes de Toulouse.
Or ce mode d’implantation est aussi celui d’Arras. Le cœur
de la ville actuelle, - le site original que présente le plan-relief avec une
particulière clarté -, occupe deux pentes opposées qui se rejoignent par le bas
sur un fond de vallon au réseau hydrographique complexe aujourd’hui souterrain.
Ce bas fond répond à peu de choses près à l’emplacement de l’ancien Hôpital
Saint-Jean (le quartier des tours Saint-Jean), rue Saint-Aubert ; on peut
y joindre, bien que la position soit en fait plus élevée, les abords directs du
Pont-de-Cité où coulait à l’origine le Fossé-Burien, suivant le parcours de la
rue du 29-juillet et de la rue Roger Salengro. L’actuelle rue Baudimont,
l’ancien cardo de la ville antique,
gravit vers le Nord-Ouest la pente exposée au midi, tout comme Thérouanne et
Vaison. Elle reçoit, venant du Nord-Est, l’ancienne voie de Tournai (de nos
jours rue Maître-Adam, et au-delà rue Michelet), et venant du Sud-Ouest
l’ancienne voie d’Amiens (à peu de choses près le boulevard Besnier). Or c’est
ici que la similitude avec Thérouanne est saisissante. Non seulement le cardo d’Arras est précisément la
« voie de l’océan » qui devient plus loin celui de Thérouanne, mais
nous retrouvons la même articulation en baïonnette, la voie d’Amiens reportant
son carrefour vers le Nord, pour rejoindre d’ailleurs à Amiens la même voie
d’Agrippa qui passe à Brimeux et se dirige vers Boulogne.
Le réseau des voies
suburbaines
A cette répartition intérieure s’opposait celle que l’on
voyait hors les murs car la campagne alentour de l’enceinte antique était tout
autre chose qu’un grand espace vide. Nous reviendrons plus amplement sur le cas
de l’abbaye Saint-Vaast que l’on considère comme un facteur majeur du
développement de la Ville, face à la vieille Cité. Mais il est bien certain que
la convergence des voies de toute provenance et leur nœud avant de pénétrer
dans les murs jouent en ce domaine un rôle tout aussi déterminant.
La plus importante de ces voies suburbaines est sans
conteste celle qui devient le cardo
intérieur de la Cité. On la retrouve aujourd’hui sous les traits de l’artère
principale de la ville (rues Saint-Aubert, Ernestale et Gambetta) ; au
Nord-ouest d’Arras, elle prend le nom de chaussée Brunehaut avant de former le cardo de Thérouanne. Or c’est là que
notre propre lecture diverge quelque peu de celle que proposent (…) Pierre
Bougard et Alain Jacques. Ils l’appellent la voie de Cambrai, alors qu’elle
nous semble avant tout celle de Reims, par Saint-Quentin. Tous les documents
planimétriques que nous possédons, antérieurs ou postérieurs au démantèlement,
montrent sans ambiguïté possible que son prolongement direct, au-delà de la
voie de chemin de fer, prend justement le nom de la rue de Saint-Quentin. Celle-ci
se perd ensuite dans la campagne, avant de resurgir à Vaulx-Vraucourt ;
les travaux d’aménagements de l’autoroute A 26 l’ont indiscutablement recoupée.
Certes, au cours des siècles, l’évolution même du trafic et des points
desservis a entraîné des modifications profondes. Mais en ces périodes de
l’Antiquité tardive et même du Haut-Moyen-Âge, elle est au premier chef la voie
de Reims à l’océan, via Arras et Thérouanne, version romaine d’une route
antérieure sans doute, celle-là même dont parle Strabon.
Ce qui nous ramène à l’exemple de Thérouanne. On voit
converger vers les abords de cette ville les branches d’une véritable étoile
venant d’Amiens, de Sangatte (la Leulenne), de Marles (le Pire), sans compter
d’autres chemins sans doute secondaires à cette époque (vers Aire, la haute
vallée de la Lys, ou encore vers Ecques) qui connaissent par la suite des
fortunes diverses selon le développement ou le déclin des localités qu’ils
desservent, au point parfois de supplanter les artères principales d’autrefois.
Un caractère notable : ces chemins divers se greffent sur des axes
routiers majeurs avant que ceux-ci ne pénètrent dans l’enceinte de
l’agglomération, réduisant de ce fait le nombre des points de franchissement de
la limite urbaine dès lors plus aisément défendables. Or c’est une fois de plus
la situation exacte d’Arras. Outre les voies de Reims, de Boulogne, d’Amiens et
de Tournai, une autre très importante entre en ligne de compte : celle
qui, sur son parcours urbain actuel, donne la rue Emile-Legrelle et la rue
Pasteur.
Voilà la voie qui venant de Cambrai, dessert, par Bavay, la
Germanie et ses grands centres sur les bords du Rhin ou le long du limes. Nous la retrouvons au-delà de la
voie ferrée, au Rietz-Saint-Sauveur, prenant la direction de Tilloy-les-Mofflaines.
Une vision globale, même sur les plans anciens que nous avons encore, révèle la
coïncidence la plus parfaite des deux tronçons, côté campagne et côté
agglomération, tout comme elle révèle celle de la rue de Saint-Quentin et de
l’actuelle rue Gambetta. Malheureusement le plan-relief a perdu les tables
figurant ces abords, ce qui aurait clairement permis de contrôler une telle
disposition. Elles nous auraient aussi montré comment beaucoup plus tard, à la
fin du XVIIe siècle sans doute, avec l’intervention de Vauban, cette voie
venant de Cambrai s’est trouvée contrainte de rejoindre, à l’extérieur de la
ville fortifiée, la route qui passant par la porte Ronville répondait à la rue
principale (ancienne voie de Reims). Mais à l’époque de la Cité antique, la
même jonction se fait plus loin, vers le Sud, sur la zone directement
suburbaine, à l’actuel carrefour de la Banque de France. Dernière
remarque : sur le plan-relief, il est clair qu’elle ne se prolonge pas
au-delà de ce carrefour sur la rue Saint-Géry (actuelle rue Désiré-Delansorne).
Or, cette même rue Saint-Géry, vue sous cet angle,
représente dans le schéma primitif d’Arras une artère de première importance,
qui ne semble guère jusqu’à ce jour avoir retenu l’intérêt des historiens. Un
premier tronçon (Banque de France – Palais de Justice) assure la liaison
suburbaine entre les voies de Cambrai et de Reims. Disposition
originelle ? Modification postérieure ? Il est pour l’instant
impossible de le dire. Elle se prolonge de l’autre côté, vers le Nord-Est, et
traverse sans aucun doute la surface occupée plus tard par l’Hôtel-de-Ville.
D’une part en effet le plan-relief révèle clairement que la position de la rue
des Trois-Visages la prolonge directement. L’Hôtel-de-Ville, d’autre part est
dans son ensemble une œuvre du XVe siècle (mise en chantier du beffroi en 1463,
amorce de la construction de l’hôtel proprement dit en 1492) : le terrain,
selon les sources écrites, était auparavant occupé par les étals de bouchers en
bordure de la place du marché (Petite Place). La voie s’incurve ensuite vers le
Nord-Ouest (rue des Trois-Visages, anciennement rue de la Warance), longe le
terrain de l’abbaye Saint-Vaast (rue de l’Abbaye, devenue rue Méaulens), passe
le bas-fond inondé (porte Méaulens, entre l’actuel jardin Minelle et le Nouveau
Rivage), longe en contre-bas la hauteur qui porte la Cité, croise la voie de
Tournai (actuel rond-point de Tchécoslovaquie) et prend ensuite sa course vers
Thérouanne à travers la localité actuelle de Sainte-Catherine. En somme une
sorte de rocade, vraisemblablement très ancienne, qui joue dans le
développement de la Ville un rôle de premier ordre.
On peut donc, en venant de Reims ou de Cambrai, s’engager de
deux façons différentes sur le chemin de Thérouanne et de Boulogne. La première
évite la Cité : avant que la route n’y pénètre, on prend sur sa droite
(carrefour de la Banque de France) la rocade qui contournait en contrebas
l’agglomération antique étalée sur sa pente selon les plus purs principes de
Vitruve. La seconde tout au contraire traverse cette même cité où se nouent les
carrefours vers Amiens et vers Tournai. Mais il faut pour gagner Thérouanne
rejoindre la rocade par une rue en pente raide (approximativement rue de la
Croix-de-Grès) qui prolonge vers le Nord-est la voie provenant d’Amiens. La
forte dénivellation qui limite au Nord-Ouest le site de la ville antique, en
bordure du cours des Fontaines-Baudimont (Grandes Prairies) interdit en effet
de prolonger en ce point le cardo
intérieur. Sans doute y avait-il un chemin qui suivait la crête devenue par la
suite route de Saint-Pol. Mais l’essentiel du transit se fait par la rocade et
la rue prolongeant par le bas-fond la voie d’Amiens. Deux trajets en somme
prédestinés à devenir des axes privilégiés avec ce que cela implique de
développement et de densité d’habitation. Le plan-relief nous garde fidèlement
l’image de ce nœud de rues marchandes, où se côtoient boutiques et maisons de
maître : il devient le cœur d’une active ville médiévale, face à la
traditionnelle Cité épiscopale, héritière de l’implantation antique.
Un dernier facteur est à prendre en considération si l’on
veut pleinement saisir l’origine des villes médiévales : les modifications
souvent profondes qu’entraînent les vicissitudes du Bas-Empire. Apparaît tout
d’abord la priorité de la sécurité, au sein du climat d’inquiétude que créent
les vagues d’invasions. On choisit alors un secteur de l’agglomération
primitive que l’on entoure de murailles sans cesse modifiées et renforcées comme
l’attestent les découvertes de Bavay et de Thérouanne. Autour de ce réduit où
s’abritent l’administration et les greniers, les autres quartiers vivent tant
bien que mal, à la merci des incursions : les photos aériennes de 1976,
prises par René Agache sur le site de Thérouanne, ont clairement révélé qu’une
partie du réseau des rues romaines était restée en place, hors de ces remparts,
jusqu’à la destruction définitive de 1553. Ces enceintes la plupart du temps
contiennent l’ancien cardo et
s’organisent en suivant le tracé des rues sur le point le plus aisément
défendable. A Thérouanne, c’est l’angle occidental de l’antique cité avec la
hauteur qui porte plus tard le château. A Arras, les fouilles conduites par
Alain Jacques ont retrouvé une part importante de ces murailles, avec
l’évolution caractéristique du quartier qu’elles protégeaient directement.
Ce prélèvement d’un fragment de surface urbaine pour en
faire un refuge fortifié s’accompagne souvent de modifications dans le réseau
des voies de passage. La présence de l’enceinte protège la plupart du temps le
tracé intérieur, comme on le voit à Bordeaux. Il n’en est pas de même à
l’extérieur. Très souvent les grands carrefours se trouvent ainsi rejetés hors
les murs. C’est le cas à Thérouanne pour le point d’arrivée de la voie de
Cassel, ou de la rue Notre-Dame en bordure du quartier de la cathédrale protégé
par le rempart. A Arras, la rencontre du cardo et de la voie d’Amiens prolongée
jusqu’à la rocade pour gagner Thérouanne se trouve définitivement en dehors du
front Nord-Ouest des défenses. En outre des voies nouvelles se créent à travers
le désert probable des quartiers extérieurs détruits pour répondre aux
changements dans les besoins de circulation. Il semble clair par exemple à
Thérouanne qu’une partie de l’ancien cardo
hors les murs fut abandonnée jusqu’à la disparition de la ville en 1553. Le
trafic par contre se déporte vers une autre rue de la vieille ville – celle qui
longeait le groupe épiscopal – créant du même coup un long diverticule oblique,
des gués de la Lys à une des rares portes de l’enceinte, avec déviation de la
voie romaine venant d’Arras. Or il n’est pas impossible qu’à Arras même ait
existé de telles distorsions progressivement dictées par des priorités
nouvelles. Nous avons parlé plus haut de la jonction des voies de Cambrai et de
Reims (rue Saint-Géry et du carrefour de la Banque de France). Deux autres
points semblent plus clairs encore : au Pont-de-Cité tout d’abord où la
chaussée de déporte pour franchir le Fossé-Burien, au sein ensuite de
l’agglomération de Sainte-Catherine où la route de Thérouanne se dévie quelque
peu pour recevoir plus loin celles de Béthune et de Lens.
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