In Collectif - Visages de la
Flandre et de l'Artois - collection "Provinciales" - éditions des
horizons de France, Paris, 1949
"... toutes les figures du
Moyen Âge septentrional, en ce domaine des Lettres, s'effacent devant une autre
singulièrement plus vivante, telles que nous les révèlent les miniatures des
manuscrits.
Vêtu d'une longue robe grise et
coiffé d'un haut bonnet, un savant personnage apparait assis devant un pupitre
sur lequel il écrit, dans une chambre tendue de soie bleue à ramages d'or. Il est
placé sous le dais que forme une pièce d'étoffe semblables, or et pourpre,
cette fois se rattachant à la coûte de la studieuse cellule. L'homme s'est
arrêté un instant de faire courir sa plume sur le vélin. Il songe. Que voit-il?
Des batailles rangées et des
combats singuliers. De chaque pli de terrain sort une troupe. Des chevaliers
tout bardés de fer brandissent des épées et des bannières, de désarçonnent à
coups de lance ou s'assomment à coups de masses d'armes. Des pelotons de
cavalerie se courent sus et s'affrontent. Ici, l'étendard où des lis d'or
brillent sur fond d'azur, flotte en l'air, et là, il gît sur le sol, sa hampe
rompue. A l'horizon, est-ce une ville ou simplement un château. Ses tours à mâchicoulis
et chemins de ronde couverts ont l'air intacts, mais çà et là, le long des
courtines, brille une flamme rouge au milieu de tourbillons de fumée [miniature
du manuscrit de la Bibliothèque Nationale, dit "le Froissart de Louis de
Bruges"]. La guerre est passée par là; que nous appelons la guerre de Cent
ans.
L'homme qui écrit ainsi, dans le
silence et la paix de sa librairie, tandis que le champ de sa vision intérieure
se peuple incessamment de combats, qui est-il? Et quel sortilège est le sien?
Prouesses, faits d'armes, rien n'est plus beau, pense-t-il; et de les rapporter
aux siècles futurs est le plus bel emploi de la vie d'un poète. Ce pour quoi il
n'a garde d'oublier de mettre son nom au bas du récit qu'il en fait. "Et
pour qu'eu temps à venir on puisse savoir qui a mis cette histoire sus et qui
en a été l'auteur, je me veux nommer. On m'appelle, qui tant me veut honorer,
sire Jean Froissart, né du comté de Hainaut et de la bonne, belle et riche
ville de Valenciennes."
Ce fut vers 1337. Dans un milieu
favorable aux lettres et à l'art, le don de la poésie s'éveilla tôt en lui, son
Buisson de Jeunesse et son Paradis d'amour en témoignent. Mais quoi! La muse de
l'histoire est la seule que la plupart des hommes veuillent reconnaître et
récompenser. Froissart avait sous les yeux l'exemple de l'historiographe des
comtes de Hainaut, Jean de Liège; il entra dans sa voie et commença naïvement
par le recopier, si bien que son livre de chroniques, porté par lui à Philippa
de Hainaut, reine d'Angleterre, n'est guère, en vérité, une œuvre personnelle.
Il allait faire mieux, n'épargnant pas sa peine et son temps, voyageant pour
s'instruire en étranges pays: Ecosse, Italie, Allemagne et Zélande, plus toutes
les provinces de France, et Paris qu'il a bien connu. "J'ai vu deux cents
hauts princes" écrivait-il; et il répète ce même propos dans son IIIe
livre, non sans un peu de fatuité : "Car Dieu me donna la grâce et le
loisir de voir en mon temps la meilleure partie et d'avoir la connaissance des
hauts princes et seigneurs, tant en France qu'en Angleterre." Il devait
être, certes, un agréable compagnon, ce trouvère bien disant, partout accueilli
courtoisement pour le plaisir qu'il donnait à chacun en récitant chroniques et
poèmes, sans compter l'espoir d'être immortalisé par lui. Le Prince-Soleil de
l'époque, Gaston Phébus, ne s'y trompa point mais le reçut dans son château
d'Orthez, se réjouit à l'entendre conter Méliador, et, pour finir, eut son
histoire dans la chronique du temps : une histoire fastueuse et cruelle, comme
était le personnage. Froissart, de son côté, que n'a-t-il point appris chez
Phébus ? C'est là qu'un certain écuyer, l'ayant pris à part "en un anglet
de la chapelle", lui fit le conte merveilleux du messager secret du sire
de Corasse, un lutin qui le venait voir chaque nuit de tempête et lui cornait
aux oreilles "Je viens d'Angleterre ou d'Allemagne, ou de Hongrie... Je
viens de Prague en Bohème... L'empereur de Rome est mort." Notre
chroniqueur eût donné beaucoup pour avoir à son service un courrier si rapide
et si bien informé. N'empêche que, sans vendre son âme au diable, il a
recueilli et mis par écrit tous les événements de son époque: troubles
d'Angleterre sous Edouard II et de Flandre au temps des Artevelde, troubles de
France, hélas! Quand Crécy et Poitiers furent des désastres. On relira toujours
l'histoire du dévouement des bourgeois de Calais et le récit de la mort du
vieux roi de Bohème, à Crécy.
Ayant beaucoup couru les grands
chemins sur son destrier, entre ses deux lévriers et ramassé en tous lieux la
matière de ses chroniques, Froissart revint sain et sauf en son pays natal
comme il l'avait souhaité; mais s'étant attaché à Guy de Châtillon, comte de
Blois et prince de Chimay, il s'en alla résider dans cette dernière ville. Il y
mourut, croit-on, vers l'an 1410."
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