In Voltaire : Précis
du siècle de Louis XV, Garnier, 1878, Œuvres complètes de Voltaire. Tome XV
(chapitre XI, pp. 219-224).
"Louis XV soutint tout ce grand fardeau. Non-seulement il
assura les frontières sur les bords du Rhin et de la Moselle par des corps
d’armée, mais il prépara une descente en Angleterre même. Il fit venir de Rome
le jeune prince Charles-Édouard, fils aîné du prétendant, et petit-fils de
l’infortuné roi Jacques II. (9 janvier 1744) Une flotte de vingt et un
vaisseaux, chargée de vingt-quatre mille hommes de débarquement, le porta dans
le canal d’Angleterre. Ce prince vit pour la première fois le rivage de sa patrie
; mais une tempête, et surtout les vaisseaux anglais, rendirent cette
entreprise infructueuse.
Ce fut dans ce temps-là que le roi partit pour la Flandre.
Il avait une armée florissante que le comte d’Argenson, secrétaire d’État de la
guerre, avait pourvue de tout ce qui pouvait faciliter la guerre de campagne et
de siège.
Louis XV arrive en Flandre. À son approche les Hollandais,
qui avaient promis de se joindre aux troupes de la reine de Hongrie et aux
Anglais, commencent à craindre. Ils n’osent remplir leur promesse : ils
envoient des députés au roi au lieu de troupes contre lui. Le roi prend Courtrai
(le 18 mai 1744) et Menin (le 5 juin) en présence des députés.
Le lendemain même de la prise de Menin, il investit Ypres (6
juin 1744). C’était le prince de Clermont, abbé de Saint-Germain des Prés, qui
commandait les principales attaques au siège d’Ypres. On n’avait point vu en
France, depuis les cardinaux de La Valette et de Sourdis, d’homme qui réunît la
profession des armes et celle de l’Église. Le prince de Clermont avait eu cette
permission du pape Clément XII, qui avait jugé que l’état ecclésiastique devait
être subordonné à celui de la guerre dans l’arrière-petit-fils du grand Condé.
On insulta le chemin couvert du front de la basse ville, quoique cette
entreprise parût prématurée et hasardée ; le marquis de Beauvau, maréchal de
camp, qui marchait à la tête des grenadiers de Bourbonnais et de Royal-Comtois,
y reçut une blessure mortelle qui lui causa les douleurs les plus vives. Il
mourut dans des tourments intolérables, regretté des officiers et des soldats
comme capable décommander un jour les armées, et de tout Paris comme un homme
de probité et d’esprit. Il dit aux soldats qui le portaient : « Mes amis,
laissez-moi mourir, et allez combattre. »
Ypres capitula bientôt (25 juin) ; nul moment n’était perdu.
Tandis qu’on entrait dans Ypres, le duc de Boufflers prenait la Kenoque (29
juin) ; et pendant que le roi allait, après ces expéditions, visiter les places
frontières, le prince de Clermont faisait le siège de Fumes, qui arbora le
drapeau blanc (11 juillet) au bout de cinq jours de tranchée ouverte. Les
généraux anglais et autrichiens qui commandaient vers Bruxelles regardaient ces
progrès, et ne pouvaient les arrêter. Un corps que commandait le maréchal de
Saxe, que le roi leur opposait, était si bien posté et couvrait les sièges si à
propos que les succès étaient assurés. Les alliés n’avaient point de plan de
campagne fixe et arrêté. Les opérations de l’armée française étaient
concertées. Le maréchal de Saxe, posté à Courtrai, arrêtait tous les efforts
des ennemis, et facilitait toutes les opérations. Une artillerie nombreuse
qu’on tirait aisément de Douai, un régiment d’artillerie de près de cinq mille
hommes, plein d’officiers capables de conduire des sièges, et composé de
soldats qui sont pour la plupart des artistes habiles, enfin le corps des
ingénieurs, étaient des avantages que ne peuvent avoir des nations réunies à la
hâte pour faire ensemble la guerre quelques années. De pareils établissements
ne peuvent être que le fruit du temps et d’une attention suivie dans une
monarchie puissante. La guerre de siège devait nécessairement donner la
supériorité à la France.
Au milieu de ces progrès, la nouvelle vient que les
Autrichiens ont passé le Rhin du côté de Spire, à la vue des Français et des
Bavarois, que l’Alsace est entamée, que les frontières de la Lorraine sont
exposées (29 et 30 juin 1744). On ne pouvait d’abord le croire, mais rien
n’était plus certain. Le prince Charles, en menaçant plusieurs endroits, et
faisant à la fois plus d’une tentative, avait enfin réussi du côté où était posté
le comte de Seckendorf, qui commandait les Bavarois, les Palatins, et les
Hessois, alliés payés par la France.
L’armée autrichienne, au nombre d’environ soixante mille
hommes, entre en Alsace sans résistance. Le prince Charles s’empare en une
heure de Lauterbourg, poste peu fortifié, mais de la plus grande importance. Il
fait avancer le général Nadasti jusqu’à Veissembourg, ville ouverte, dont la
garnison est forcée de se rendre prisonnière de guerre. Il met un corps de dix
mille hommes dans la ville et dans les lignes qui la bordent. Le maréchal de
Coigni, qui commandait dans ces quartiers, général hardi, sage et modeste,
célèbre par deux victoires en Italie, dans la guerre de 1738[1], vit que sa
communication avec la France était coupée, que le pays Messin, la Lorraine,
allaient être en proie aux Autrichiens et aux Hongrois : il n’y avait d’autre
ressource que de passer sur le corps de l’ennemi pour rentrer en Alsace et
couvrir le pays. Il marche aussitôt avec la plus grande partie de son armée à
Veissembourg, dans le temps que les ennemis venaient de s’en emparer (15
juillet 1744). Il les attaque dans la ville et dans les lignes ; les
Autrichiens se défendent avec courage. On se battait dans les places et dans
les rues ; elles étaient couvertes de morts. La résistance dura six heures
entières. Les Bavarois, qui avaient mal gardé le Rhin, réparèrent leur
négligence par leur valeur. Ils étaient surtout encouragés par le comte de
Mortagne, alors lieutenant général de l’empereur, qui reçut dix coups de fusil dans
ses habits. Le marquis de Montal menait les Français.
Celui qui rendit les plus grands services dans cette
journée, et qui sauva en effet l’Alsace, fut le marquis de Clermont-Tonnerre.
Il était à la tête de la brigade Montmorin ; tout plia devant lui. C’est le
même qui l’année suivante, commanda une aile de l’armée à la bataille de
Fontenoy, et qui contribua plus que personne à la victoire. On l’a vu depuis
doyen des maréchaux de France[2]. Son fils fut l’héritier de sa valeur et de
ses vertus.
On reprit enfin Veissembourg et les lignes ; mais on fut
bientôt obligé, par l’arrivée de toute l’armée autrichienne, de se retirer vers
Hagueneau, qu’on fut même forcé d’abandonner. Des partis ennemis, qui allèrent
à quelques lieues au delà de la Sarre, portèrent l’épouvante jusqu’à Lunéville,
dont le roi Stanislas Leczinski fut obligé de partir avec sa cour,
À la nouvelle de ces revers que le roi apprit à Dunkerque,
il ne balança pas sur le parti qu’il devait prendre : il se résolut à
interrompre le cours de ses conquêtes en Flandre, à laisser le maréchal de
Saxe, avec environ quarante mille hommes, conserver ce qu’il avait pris, et à
courir lui-même au secours de l’Alsace."
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