In. Winston CHURCHILL, « mémoires
de la Grande Guerre, 1911-1915 », tome 1, collection Texto, éditions
Tallandier, Paris, 2016, 719 pages, pp 289-294
« A partir du moment où les
espoirs allemands de détruire les armées françaises par une bataille générale
et leur désir de finir la guerre d’un seul coup se furent définitivement
évanouis, tous les objectifs secondaires qu’ils avaient jusqu’ici écartés avec
raison acquirent une importance immense. A mesure que les passions humaines
perdaient de leurs forces, les choses matérielles reprenaient leur valeur. La lutte
des armées et des nations n’étant pas parvenue à emporter
la décision, les lieux retrouvaient
leur signification, et ce fut la géographie, plutôt que la psychologie, qui
commença à dicter les grandes lignes de la guerre. Paris était maintenant hors
d’atteinte, mais les ports de la Manche : Dunkerque, Calais et Boulogne –
encore sans défense – ainsi qu’Anvers émergeaient dans le champ des valeurs
essentielles, comme des rochers réapparaissent au moment où la marée se retire.
La seconde phase de la guerre s’ouvrait
désormais. Les Français avaient repoussé les Allemands de la Marne jusqu’à l’Aisne,
mais ils se trouvaient incapables de les refouler plus loin par des attaques
frontales ; ils étendaient donc leur aile gauche de plus en plus loin dans
l’espoir de déborder leur adversaire. La course à la mer commençait. Les Français
se mirent à faire passer leurs troupes de leur droite à leur gauche. L’armée de
Castelnau, partie de Nancy, marcha derrière le front, se jeta dans la bataille
de Picardie, essaya de tourner la droite allemande, et fut elle-même débroée
sur sa gauche. l'armée de Foch, corps d’armée après corps d’armée, se précipita
sur la route et par chemin de fer pour prolonger le front de combat en Artois ;
mais sa gauche fut-elle-même dépassée par les nombreuses divisions de cavalerie
allemande de von der Marwitz – attaque et contre-attaque. De part et d’autre,
chaque homme, chaque canon, était dès son arrivée jeté dans la mêlée, et la
canonnade incessante poussait toujours davantage vers le nord et l’ouest – vers
la mer.
A quel endroit la confrontation
des armées allait atteindre la mer ? A quel point de la côte ? Lequel
de ces deux lutteurs allait contourner le flanc de l’autre ? Serait-ce au
nord ou au sud de Dunkerque ? Ou bien à Gravelines ou à Calais ou à
Boulogne ? Plus au sud, pouvait-elle-même atteindre Abbeville ? Tout
était livré au choc d’une bataille toujours mouvante. Mais le seul flanc sûr et
inexpugnable, l’objectif suprême pour les Alliés, la position la plus avancée,
la plus précieuse, la plus audacieuse – qui à elle seule valait tout le reste,
car elle était la clé de tout le reste –, c’était Anvers : si seulement
Anvers, qui brillait de tous ses feux, là-bas, au loin, pouvait tenir.
Anvers n’était pas seulement l’unique
forteresse de la nation belge ; elle était également le véritable flanc
gauche du front allié à l’ouest. Elle gardait toute la ligne des ports de la
Manche. Elle menaçait les flancs et l’arrière des armées allemandes en France.
C’était la grande porte où l’armée britannique pouvait à tout moment fondre sur
leurs communications importantes et même vitales. Aucune avance allemande vers
la côte, sur Ostende, sur Dunkerque, sur Calais et Boulogne, ne paraissait possible
tant qu’Anvers n’était point conquise.
A partir du moment où le Grand
Quartier général allemand eut dégagé et réformé ses armées après l’échec de la
Marne, c’est-à-dire vers le milieu de septembre, la prise d’Anvers se fit plus
pressante pour lui. En conséquence, comme on le sait désormais, l’empereur d’Allemagne
fut conduit à donner l’ordre de capture de la ville dans l’après-midi du 9
septembre. Rien de cela ne transpira chez les Alliés avant le 28. Les troupes
belges et allemandes restaient en contact le long de la ligne fortifiée sans la
moindre tentative de siège ni d’opérations offensives. Mais le 28, les
Allemands ouvrirent le feu sur les forts des lignes extérieures d’Anvers, avec
des obusiers de 430 qui lançaient des projectiles de plus d’une tonne.
Presque immédiatement, le
gouvernement belge donna des signes d’alarme justifiés. Les bulletins du
renseignement anglais indiquaient que les Allemands avaient entrepris
sérieusement le siège d’Anvers, que leur opération n’avait pas pour simple but
une démonstration destinée à fixer les troupes belges ou à protéger les lignes
de communication. Un renseignement venu de Bruxelles annonçait que l’empereur
avait donné l’ordre de la prise de la ville, que cela pourrait coûter des
milliers de vies humaines, mais qu’il devait être exécuté. Des rapports
faisaient état de larges contingents de réserves allemandes qui se
rassemblaient dans les environs de Liège. Au vu de ces rapports, il devenait
évident que le rôle de notre petite force britannique composée de fusiliers
marins, d’autobus, d’automobiles blindées, d’aéroplanes, etc. qui opéraient
depuis Dunkerque était achevé. Il ne s’agissait plus maintenant de patrouilles
d’uhlans ou de coups de main de l’ennemi. C’était de grandes masses ennemies
qui s’approchaient de la zone côtière, et la supercherie qui nous avait permis
de rester en possession de Lille et de Tournai ne pouvait plus durer plus
longtemps. (…)
Mon impression à ce moment était
que la situation d’Anvers était sérieuse, mais pas critique dans l’immédiat :
la place pourrait certainement tenir une quinzaine de jours de plus, et pendant
ce temps, les efforts de Lord Kitchener ou l’influence de la bataille
principale en France dégagerait la ville. J’en étais tellement persuadé que je
prévoyais de m’absenter de l’Amirauté pour dix-huit heures environ les 2 et 3
octobre.
J’avais formé le projet de
visiter Dunkerque pour régler des questions relatives à la brigade d’infanterie
de marine et autres détachements envoyés à la requête du général Joffre. A 23
heures le soir du 2, j’étais à une trentaine de kilomètres de Londres en route
pour Douvres quand le train spécial dans lequel je me trouvais s’arrêta et,
sans explication, retourna à la gare Victoria. A l’arrivée, on me dit de me
rendre immédiatement chez Lord Kitchener à Carlton Gardens. J’y trouvais, peu
avant minuit, outre Lord Kitchener, Sir Edward Grey le Premier lord naval et
Sir William Tyrrell, du Foreign Office. Ils me montrèrent le télégramme de
notre ministre, Sir francis Villiers, envoyé d’Anvers à 20h20 et reçu à Londres
à 22 heures le 2 octobre :
« Le gouvernement belge a
décidé de partir demain pour Ostende. Il agit conformément à l’avis unanime
donné par le Conseil supérieur de guerre en présence du roi le roi se repliera
demain avec l’armée de campagne, en commençant par les postes avancés, dans la
direction de Gand afin de protéger la ligne côtière, pour ensuite, on l’espère,
coopérer avec les armées alliées. La reine partira aussi. La ville tiendra,
dit-on, 5 ou 6 jours, mais il parait peu vraisemblable que lorsque la cour et
le Gouvernement en seront partis, la résistance se prolonge aussi longtemps.
La décision prise très
soudainement cet après-midi est le résultat d’une situation qui devient de plus
en plus critique. J’ai vu le Premier ministre et le ministre des Affaires
étrangères, il prétendent qu’il n’y avait pas d’autre décision possible étant
donné le danger que le Gouvernement royal et l’armée de campagne courraient d’être
capturés ici. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire