La jungle de Grande-Synthe : l’autre Calais, la plus sordide (3 décembre 2015)
Aux portes de Dunkerque, 2 000 réfugiés s'entassent dans la boue et le froid. C'est l'autre jungle, l'autre Calais, en pire.
Sur les terrains de sport de la ville de Grande-Synthe, des jeunes footballeurs s’encouragent bruyamment. Un pâle soleil a percé les nuages, et filtre à travers le bois de peupliers qui sépare l’espace sportif de l’autoroute. Quelques pas dans ce bois, et là c’est un autre monde. Les pieds s’enfoncent dans vingt centimètres de boue, et dans cette mare visqueuse, des tentes, des dizaines de tentes, des hommes. Plus loin, une grande clairière s’ouvre : d’autres tentes, des hommes encore, des femmes, des enfants, des flaques d’eau, et de la boue encore et partout. On s’affaire : une gamelle à remuer sur un feu de bois, un peu de linge à tremper dans une bassine, une bâche à poser sur une tente, une palette à clouer sur une cabane de fortune, une paire de chaussures à nettoyer et faire sécher...
C’est l’autre jungle, c’est Calais, en pire. Nous sommes aux portes
de Dunkerque, à quelques pas de l’artère autoroutière qui relie toute
l’Europe du Nord au port de Calais. Deux mille personnes campent ici,
dans le froid, l’humidité et le vent, et cohabitent avec d’innombrables
rats. Elles étaient 600 il y a un mois. Depuis, des familles et des
hommes seuls ou en groupe sont arrivés, chaque soir, venant de l’Europe
du Sud, ou du bidonville de Calais, trop dangereux, ou du camp de
Teteghem, à une dizaine de km d’ici, récemment évacué sur ordre du
sous-préfet et à la demande du maire. La plupart des réfugiés ici sont
kurdes : d’Irak, d’Iran, de Syrie ou de Turquie. Dans un coin de camp se
sont regroupés des Iraniens non-kurdes. Comme à Calais, ils tentent de
passer en Angleterre, ou attendent que leur demande d’asile, qu’ils ont
dû déposer à Lille, à cinquante km d’ici, soit traitée.
Nous discutons avec Samir, qui nous offre le thé, au milieu d’un
groupe de compatriotes d’Irak. Là-bas, au nord du pays, Barzani et son
clan ont, de fait, pris possession d’une partie du territoire irakien.
Ces hommes de Grande-Synthe étaient des peshmergas, ils ont combattu
contre les extrémistes de Daesh ou d’autres mouvances, mais ils n’ont
pas été payés. Après quelques mois de combats ils ont préféré prendre le
chemin de l’Europe, en groupe. Ils nous disent que ce gouvernement d’un
pays non reconnu est une maffia, et que le P.K.K. n’y a pas de vrai
poids, contrairement au Kurdistan turc. Hassan, un homme d’une
cinquantaine d’années, ancien instituteur, très marqué par les épreuves,
est ici depuis deux mois et demi, avec son épouse plus jeune et deux
enfants de 3 et 6 ans, au pied d’une mauvaise cabane de planches et de
bâches. Amin, un ancien professeur d’anglais, ouvert et accueillant,
veille sur ses jeunes frères et sœurs, qui font frire des pommes de
terre sur un feu de vieilles planches.
Nous rencontrons une douzaine de bénévoles. Phill, un Anglais, en
lien avec des réseaux de soutien britanniques, vient d’installer une
cuisine, simple abri bâti avec des palettes, des chevrons et de la
bâche, un poêle à bois, déjà utilisé par quelques familles. David, un
Belge de Courtrai, vient de monter avec un groupe d’amis, une grande
tente pour abriter des familles, accueillir le dentiste et le médecin
qui viennent une fois par semaine en consultation, et stocker des tentes
et des sacs de couchage pour les nouveaux arrivants. Chris est venu
seul, il apporte une grande tente pour une famille. Joe et un ami, deux
Acossais, sont venus pour une journée, avec un millier d’euros,
collectés dans leur entourage : ils vont aller au Décathlon tout proche
pour acheter du matériel de camping et le répartir dans le camp. Phenix,
une grande, jeune et enthousiaste citoyenne galloise est le boss d’une
équipe d’A.B.C., Aid Box Convoy, arrivée il y a trois jours de Bristol.
Elle improvise une distribution de nourriture et de vêtements. La file
d’attente est calme, une chance, car tout est mélangé dans le van qui
vient d’arriver, avec un groupe de Musulmans anglais, et la distribution
est trop lente. D’autres groupes d’Outre-Manche viennent plus ou moins
régulièrement, comme Humming Bird, ou de Belgique, comme Solidarity for
all ou Zebra Pad. Un fourgon arrive, et une équipe, encore des
Britanniques, distribue des plats chauds, préparés à Calais dans les
locaux de l’Auberge des Migrants.
Médecins Sans Frontières est arrivée, il y deux semaines, avec deux
fourgons, une grande tente et des projets : consultations médicales,
c’est leur métier, mise en place de douches et de toilettes,
amélioration du sanitaire existant, en très mauvais état, malgré le
courage des bénévoles anglais, qui nettoient tous les matins. A la fin
de l’été, le réseau associatif local, habitué jusqu’alors à aider une
centaine de personnes, s’est effrité. Les anciens bénévoles ont eu du
mal à accepter l’arrivée, pourtant nécessaire, des convois belges et
britanniques. A vrai dire, il y a eu beaucoup de distributions sauvages,
comme à Calais, générant du gaspillage et des tensions sur le camp.
Aujourd’hui Emmaüs et Salam sont les principales organisations
présentes, se répartissant le travail au long de la semaine. Médecins
Sans Frontières a déposé sur le camp un conteneur de stockage et Emmaüs
va ouvrir un entrepôt pour réceptionner les dons. Jusqu’à présent il
était difficile d’agir. En effet, le Maire, Carème, homme de bonne
volonté, a tenté d’éviter la croissance anarchique du camp en
interdisant les constructions. Mais, face au désastre humanitaire en
cours, il a donné oralement son accord pour un minimum d’aménagements,
tout en continuant à appeler le gouvernement à l’aide.
Ce gouvernement, il est absent. Les bénévoles belges présents à
Grande-Synthe s’étonnent : en Belgique, malgré l’état d’urgence justifié
par la recherche des terroristes, tous les réfugiés sont abrités, à
l’exception de quelques nouveaux arrivants qui passent une ou deux nuits
dans les rues de Bruxelles. Il y a ici, sur ce campement boueux, une
centaine de femmes, et autant d’enfants de moins de 14 ans. Des
nourrissons ont dû être hospitalisés récemment, en état d’hypothermie,
nous dit-on. Où est le sous-préfet ? Il est venu il y a quelques jours,
avec ses bottes et des policiers, évaluer la situation : chacun ici est
persuadé que c’est pour préparer l’évacuation du camp par la force.
Mais on peut penser qu’il hésite : il a fallu trois cent policiers et
gendarmes pour évacuer le camp de Teteghem, moins de 200 réfugiés, alors
ici, comment faire ? Même la police est peu présente, un seul fourgon
stationne parfois près de l’entrée de la jungle. Celle-ci est calme, du
moins en apparence, car les passeurs kurdes contrôlent la situation,
chassant les concurrents afghans, ou les Iraniens qui prétendent se
passer de leurs services.
Voilà donc la deuxième jungle de France, la plus boueuse, la plus
sordide, oubliée des médias, tous occupés aux conséquences des attentats
ou aux élections régionales, surveillée de loin par un gouvernement
incapable de prendre le problème à bras-le-corps, et dépassé, sans qu’il
l’avoue, par l’afflux des réfugiés. La politique « de fermeté et
d’humanité » revendiquée par Cazeneuve est ici ridiculement vide de
sens : il n’y a à Grande-Synthe ni humanité ni fermeté, il y a juste
deux mille hommes, femmes et enfants, en survie dans la boue, abandonnés
à leur sort.
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