lundi 7 décembre 2015

parce qu'il est important de le dire dans une région qui a souffert des guerres... un point de vue interessant de Mediapart sur les réfugiés

La jungle de Grande-Synthe : l’autre Calais, la plus sordide (3 décembre 2015)

Aux portes de Dunkerque, 2 000 réfugiés s'entassent dans la boue et le froid. C'est l'autre jungle, l'autre Calais, en pire.

Sur les terrains de sport de la ville de Grande-Synthe, des jeunes footballeurs s’encouragent bruyamment. Un pâle soleil a percé les nuages, et filtre à travers le bois de peupliers qui sépare l’espace sportif de l’autoroute. Quelques pas dans ce bois, et là c’est un autre monde. Les pieds s’enfoncent dans vingt centimètres de boue, et dans cette mare visqueuse, des tentes, des dizaines de tentes, des hommes. Plus loin, une grande clairière s’ouvre : d’autres tentes, des hommes encore, des femmes, des enfants, des flaques d’eau, et de la boue encore et partout. On s’affaire : une gamelle à remuer sur un feu de bois, un peu de linge à tremper dans une bassine, une bâche à poser sur une tente, une palette à clouer sur une cabane de fortune, une paire de chaussures à nettoyer et faire sécher...


C’est l’autre jungle, c’est Calais, en pire. Nous sommes aux portes de Dunkerque, à quelques pas de l’artère autoroutière qui relie toute l’Europe du Nord au port de Calais. Deux mille personnes campent ici, dans le froid, l’humidité et le vent, et cohabitent avec d’innombrables rats. Elles étaient 600 il y a un mois. Depuis, des familles et des hommes seuls ou en groupe sont arrivés, chaque soir, venant de l’Europe du Sud, ou du bidonville de Calais, trop dangereux, ou du camp de Teteghem, à une dizaine de km d’ici, récemment évacué sur ordre du sous-préfet et à la demande du maire. La plupart des réfugiés ici sont kurdes : d’Irak, d’Iran, de Syrie ou de Turquie. Dans un coin de camp se sont regroupés des Iraniens non-kurdes. Comme à Calais, ils tentent de passer en Angleterre, ou attendent que leur demande d’asile, qu’ils ont dû déposer à Lille, à cinquante km d’ici, soit traitée.

Nous discutons avec Samir, qui nous offre le thé, au milieu d’un groupe de compatriotes d’Irak. Là-bas, au nord du pays, Barzani et son clan ont, de fait, pris possession d’une partie du territoire irakien. Ces hommes de Grande-Synthe étaient des peshmergas, ils ont combattu contre les extrémistes de Daesh ou d’autres mouvances, mais ils n’ont pas été payés. Après quelques mois de combats ils ont préféré prendre le chemin de l’Europe, en groupe. Ils nous disent que ce gouvernement d’un pays non reconnu est une maffia, et que le P.K.K. n’y a pas de vrai poids, contrairement au Kurdistan turc. Hassan, un homme d’une cinquantaine d’années, ancien instituteur, très marqué par les épreuves, est ici depuis deux mois et demi, avec son épouse plus jeune et deux enfants de 3 et 6 ans, au pied d’une mauvaise cabane de planches et de bâches. Amin, un ancien professeur d’anglais, ouvert et accueillant, veille sur ses jeunes frères et sœurs, qui font frire des pommes de terre sur un feu de vieilles planches.

Nous rencontrons une douzaine de bénévoles. Phill, un Anglais, en lien avec des réseaux de soutien britanniques, vient d’installer une cuisine, simple abri bâti avec des palettes, des chevrons et de la bâche, un poêle à bois, déjà utilisé par quelques familles. David, un Belge de Courtrai, vient de monter avec un groupe d’amis, une grande tente pour abriter des familles, accueillir le dentiste et le médecin qui viennent une fois par semaine en consultation, et stocker des tentes et des sacs de couchage pour les nouveaux arrivants. Chris est venu seul, il apporte une grande tente pour une famille. Joe et un ami, deux Acossais, sont venus pour une journée, avec un millier d’euros, collectés dans leur entourage : ils vont aller au Décathlon tout proche pour acheter du matériel de camping et le répartir dans le camp. Phenix, une grande, jeune et enthousiaste citoyenne galloise est le boss d’une équipe d’A.B.C., Aid Box Convoy, arrivée il y a trois jours de Bristol. Elle improvise une distribution de nourriture et de vêtements. La file d’attente est calme, une chance, car tout est mélangé dans le van qui vient d’arriver, avec un groupe de Musulmans anglais, et la distribution est trop lente. D’autres groupes d’Outre-Manche viennent plus ou moins régulièrement, comme Humming Bird, ou de Belgique, comme Solidarity for all ou Zebra Pad. Un fourgon arrive, et une équipe, encore des Britanniques, distribue des plats chauds, préparés à Calais dans les locaux de l’Auberge des Migrants.

Médecins Sans Frontières est arrivée, il y deux semaines, avec deux fourgons, une grande tente et des projets : consultations médicales, c’est leur métier, mise en place de douches et de toilettes, amélioration du sanitaire existant, en très mauvais état, malgré le courage des bénévoles anglais, qui nettoient tous les matins. A la fin de l’été, le réseau associatif local, habitué jusqu’alors à aider une centaine de personnes, s’est effrité. Les anciens bénévoles ont eu du mal à accepter l’arrivée, pourtant nécessaire, des convois belges et britanniques. A vrai dire, il y a eu beaucoup de distributions sauvages, comme à Calais, générant du gaspillage et des tensions sur le camp. Aujourd’hui Emmaüs et Salam sont les principales organisations présentes, se répartissant le travail au long de la semaine. Médecins Sans Frontières a déposé sur le camp un conteneur de stockage et Emmaüs va ouvrir un entrepôt pour réceptionner les dons. Jusqu’à présent il était difficile d’agir. En effet, le Maire, Carème, homme de bonne volonté, a tenté d’éviter la croissance anarchique du camp en interdisant les constructions. Mais, face au désastre humanitaire en cours, il a donné oralement son accord pour un minimum d’aménagements, tout en continuant à appeler le gouvernement à l’aide.

Ce gouvernement, il est absent. Les bénévoles belges présents à Grande-Synthe s’étonnent : en Belgique, malgré l’état d’urgence justifié par la recherche des terroristes, tous les réfugiés sont abrités, à l’exception de quelques nouveaux arrivants qui passent une ou deux nuits dans les rues de Bruxelles. Il y a ici, sur ce campement boueux, une centaine de femmes, et autant d’enfants de moins de 14 ans. Des nourrissons ont dû être hospitalisés récemment, en état d’hypothermie, nous dit-on. Où est le sous-préfet ? Il est venu il y a quelques jours, avec  ses bottes et des policiers, évaluer la situation : chacun ici est persuadé que c’est pour préparer l’évacuation du camp par la force. Mais on peut penser qu’il hésite : il a fallu trois cent policiers et gendarmes pour évacuer le camp de Teteghem, moins de 200 réfugiés, alors ici, comment faire ? Même la police est peu présente, un seul fourgon stationne parfois près de l’entrée de la jungle. Celle-ci est calme, du moins en apparence, car les passeurs kurdes contrôlent la situation, chassant les concurrents afghans, ou les Iraniens qui prétendent se passer de leurs services.

Voilà donc la deuxième jungle de France, la plus boueuse, la plus sordide, oubliée des médias, tous occupés aux conséquences des attentats ou aux élections régionales, surveillée de loin par un gouvernement incapable de prendre le problème à bras-le-corps, et dépassé, sans qu’il l’avoue, par l’afflux des réfugiés. La politique « de fermeté et d’humanité » revendiquée par Cazeneuve est ici ridiculement vide de sens : il n’y a à Grande-Synthe ni humanité ni fermeté, il y a juste deux mille hommes, femmes et enfants, en survie dans la boue, abandonnés à leur sort.

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