In Mabille de Poncheville : « Les Saints de Flandre et
d’Artois », éditions Arthaud, Grenoble-Paris, 1948, pp. 109-114
Ce triste lieu n’est même pas un
village, mais un hameau misérable, perdu au milieu des lagunes qui longent la
mer du Nord. Composé de chaumines incessamment harcelées par la pluie et le
vent, séparées entre elles par des ruisseaux sur lesquels sont couchés des
troncs d’arbres qui servent de ponts, il est habité par des pêcheurs et par des
paysans qui s’efforcent de faire rendre un peu de blé à des champs minimes,
sans cesse menacés par l’inondation quand les tempêtes d’équinoxe ramènent le
flot à l’assaut de la terre. Presque tous sont idolâtres et vivent dans la
crainte perpétuelle des dieux méchants, qu’il faut apaiser par des sacrifices.
La fièvre des marais les mine et, chaque année, prélève sur leurs enfants une
dîme.
Or, une de ces pauvres huttes,
située sur un renflement du sol ; et ainsi légèrement surélevée par
rapport aux autres, abrite depuis quelques temps une fille de roi, Mildrède,
qui doit donner son nom au bourg flamand de Millam (Mildred’s Ham).
La mystérieuse étrangère est
arrivée ici, voilée, vêtue de noir, en compagnie d’une femme du pays, Dorothée,
qui l’escorte depuis Chelles où la jeune princesse fut moniale dans l’abbaye
fondée par sainte Bathilde. Rares sont ceux qui ont entrevu son visage
éblouissant de fraîcheur, plus rare encore ceux qui connaissent son histoire.
Il faudra que, bien longtemps après sa mort, au XIe siècle, Jocelyn, moine de
Saint-Bertin, recueille celle-ci au monastère Saint-Augustin de Cantorbéry, et
la rédige pour édifier tous ceux qui, en Flandre, se souviennent d’une
apparition trop fugitive.
Mildrède – dont le nom signifie Très Pacifique – est née en Grande-Bretagne,
dans la seconde partie du VIIe siècle, du roi Merwald et de la reine
Ermenberge, dont la résidence est Wenloc en Mercie. Tout enfant, sa prière
habituelle est celle-ci : « O Christ, rendez-moi pure, afin que je
voie mon ange, lorsque vous le voudrez ! » et un jour que sa mère
récite à haute voix près d’elle un passage des complies : « Dieu a
commandé à ses anges de vous garder en toutes vos démarches », la
bienheureuse petite vierge, ayant levé ses yeux au ciel, aperçoit l’envoyé de
Dieu qui veille incessamment sur son corps et son âme.
Elle a quatorze ans, sa beauté
commence à ravir les regards, quand un triple meurtre commis par Egbert, roi de
Kent, prive Ermenberge de trois frères qu’elle aimait tendrement. Pris ensuite
de remords, le coupable ne consent pas seulement à payer le wergeld, un monceau de pièces d’or, en
présence de l’archevêque de Cantorbéry, mais à donner à la reine de Mercie
autant de terrain qu’il en faudrait pour construire, dans l’île de Thanet, un
monastère dont Mildrède serait plus tard l’abbesse. Et la course d’une biche
délimite cet espace en l’île où abordèrent, envoyé par saint Grégoire le Grand,
les premiers évangélistes des Angles.
La future abbesse doit d’abord
accomplir son noviciat. Ce sera en France, dans l’abbaye royale de Chelles.
Elle part donc, débarque sur les côtes basses de Flandre, s’arrête pour premier
relais à Saint-Omer, traverse l’Artois, la Picardie, l’Ile-de-France, et enfin
est accueillie à Chelles par l’abbesse Bertille.
Mais la clôture du monastère,
trop souvent enfreinte, défend mal les moniales des embûches ou des violences
du siècle. Un jeune Franc de haute noblesse qui y pénètre parfois, remarque la
beauté de la jeune étrangère, ses yeux couleur de mer et l’intacte fraîcheur de
son teint. Ardemment épris, il veut l’épouser en dépit de ses refus, et trouve
même une complice en l’abbesse sa parente. Celle-ci, ne pouvant vaincre la
résistance de Mildrède, ne craint pas de la faire jeter dans le fournil du
couvent, où elle doit périr étouffée. Mais l’y entendant chanter, Ô
miracle ! comme jadis l’enfant Daniel dans la fournaise, elle revient à
elle, comprend mieux son devoir, et l’aide à fuir en pleine nuit, en compagnie
d’une seule suivante.
La fille du roi Merwald refait à
pied, d’étape en étape, le parcours fait naguère en brillant équipage, escortée
des thanes qui chevauchaient à ses côtés. Depuis la Brie jusqu’à la Flandre,
elle traverse plus d’une lande inculte et déserte, et la forêt « sans fin
et sans miséricorde » hantée par des brigands plus sauvages que les loups
dont elle entend les sinistres hurlements. Les fatigues et les intempéries ont
meurtri son corps délicat lorsqu’elle atteint à nouveau le rivage de la mer du
Nord et qu’elle s’arrête sur une colline couverte d’arbres d’où la vue s’étend
sur le détroit.
Les vents d’hiver ébranlent la
chaumière où Mildrède a trouvé refuge chez d’humbles gens ; il faut
attendre, pour s’embarquer, une saison plus propice à la navigation. Chaque
matin, chaque soir, elle regarde au loin blanchir les flots sur la mer. Elle
appelle Dieu et l’ange commis à sa garde. Le ciel l’oublie-t-il ? Un jour
elle tombe évanouie, épuisée par le jeûne, en proie à la fièvre insidieuse qui
flotte sur la lagune.
Guérie grâce aux soins de
Dorothée, elle se penche vers les enfants qui gardent les oies de la tribu en
attendant de devenir à leur tour pêcheurs ou laboureurs. Baptisés par elle dans
les étangs où se reflètent les nuées basses du ciel, ces innocents lui devront
la vie éternelle, et aussi la vie temporelle, car ils la voient cueillir pour
eux près des sources les simples à l’aide desquelles sera chassée la fièvre.
Quand ils grelottent, victimes du mal qui l’a tellement abattue, Mildrède
soulève maternellement leurs petits corps et leur fait boire des potions qui
les raniment. Elle vit en leur compagnie et en celle des anges.
Au printemps, quand les fleurs
des nénuphars apparurent à la surface des marais, et quand la tempête hivernale
s’apaisa sur le détroit, Mildrède, non sans larmes, s’embarqua en compagnie des
deux thanes envoyés la chercher par la reine Ermenberge. Celle-ci sous le nom
de Domneva (Domina Eva), était
devenue l’abbesse de Minster en l’île de Thanet, mais n’allait pas tarder à se
faire remplacer par sa fille dans la conduite des moniales.
Mildrède portait déjà depuis de
longues années la crosse et l’anneau quand elle perdit, dernière survivante de
sa famille, celle dont elle avait reçu le don de la vie.
L’abbesse veillait et priait
quotidiennement en compagnie de son ange, illuminée déjà par les clartés célestes.
Un jour vint où ses religieuses virent la colombe du Saint-Esprit planer
au-dessus de son cœur et se placer sur sa tête. Devenue d’une beauté
surnaturelle, Mildrède quitta le monde dans un sourire, tandis que la colombe
divine planait au-dessus d’elle une dernière fois et disparaissait dans l’azur.
Quand on connut sa mort en
Flandre, ceux qu’elle avait guéris de la fièvre en leur enfance et amenés au
seul vrai Dieu, lui élevèrent un oratoire au lieu où elle avait répandu ses
bienfaits parmi eux, sur la colline d’où la mer se découvre au loin.
Aujourd’hui encore, près d’un
vieux moulin, une chapelle qui date du XVIIIe siècle et qu’ombragent de beaux
arbres, rassemble les pèlerins venus des deux Flandres le 13 juillet, jour de
la fête de sainte Mildrède. Les femmes favorisées du don de fécondité y
viennent en foule ; heureuses de voir leur taille s’épaissir, elles
avaient coutume naguère de la mesurer à l’aide d’un ruban qu’elles plaçaient
ensuite dans les bras de la statue devant laquelle on les voyait s’agenouiller.
Les jeunes filles sont nombreuses aussi, peut-être moins disposées que Mildrède
à fuir les séducteurs ; on en a vu parfois s’égarer à leur suite dans le
bois qui entoure la chapelle, et où les antiques sortilèges veulent toujours
resurgir du sol hanté depuis longtemps par une fièvre insidieuse ; mais la
sainte veille sur ce fragile troupeau, elle protège l’innocence toujours si
facile à tromper.
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