In Mabille de Poncheville : « Les Saints de
Flandre et d’Artois », éditions Arthaud, Grenoble-Paris, 1948, pp. 98-107
I
Vers l’an du Christ 662, Berthwyn
voit venir un jour à lui, dans l’île de Sithiu, un jeune Breton issu de race
royale. Winoc, né dans cette extrémité de l’Armorique appelée Finis Terrae ou Finistère, se présente à
lui accompagné de trois autres pèlerins de Dieu : Quadanoc, Ingenoc et Madoc.
Tous quatre s’agrègent ingénument au troupeau des moines vêtus selon la saison,
de laine ou de lin, qui défrichent la forêt « sans fin et sans miséricorde »,
assainissent le marécage au-dessus duquel flotte un air pernicieux, forcent une
terre ingrate à nourrir l’homme et alternent ces travaux avec le chant des
psaumes ou la contemplation.
Des années s’écoulent. Ils ont
blanchi sous le harnais quand un noble franc nommé Heremar fait don à Berthwyn,
d’une terre située à l’est de l’embouchure de l’Aa, de part et d’autre du
ruisseau de la Peene, « terre grasse apte à produire des fruits abondants »,
dit l’acte de donation signé à l’abbaye de Sithiu, le 1er novembre
695. Le nom du lieu, Wormhout ou Bois de
Worm, indique assez qu’il s’agit d’une clairière au milieu des chênes qui,
dans cette contrée amphibie appelée à devenir la féconde Flandre, croissent en
tout lieu où le sol émerge des eaux.
Qui Berthwyn va-t-il envoyer ?
Quels pionniers auront le courage de vivre au vent âpre de la mer du Nord parmi
une population composée surtout de réfugiés sans foi ni loi, pêcheurs qui sont
plutôt des pirates, et chasseurs au regard desquels l’existence d’un homme
compte peu ? Pour tenir ce poste avancé de la civilisation chrétienne, il
choisit les quatre Bretons venus du Finistère, assuré que ceux-ci ne se
décourageront pas, leur met en main la règle de Saint Colomban avec l’Evangile,
et les délègue à Wormhout au nom de la sainte obéissance.
Bientôt la clairière s’agrandit,
les chênes tombent sous la cognée. Leurs troncs servent à construire un
monastère primitif sur la rive droite de la Peene « à l’endroit connu de
nos jours encore sous le nom de Bunder de
Saint Winoc » ; et conformément à la pensée du fondateur, ce
monastère comporte un hospice où sont reçus les voyageurs égarés en ces
lointains parages, où sont soignés les malades, et où achèvent leurs jours les
vieillards devenus inutiles à la tribu, - qui parfois les massacraient.
En ce pays aquatique où la barque
remplace le chariot, où Saxons et Frisons arrivés par mer et installés dans les
lagunes coudoient les Frances venus de l’intérieur des terres, qu’ils auraient
plutôt tendance à y repousser, Winoc prêche en dialecte germanique afin d’être
compris. Avec une singulière autorité, il ose interdire le culte rendu aux
arbres, aux pierres et aux fontaines, les processions voilées de blanc à
travers les pistes du bois de Worm, les présages tirés du feu quand les bûches
pétillent dans l’âtre des huttes rondes, la coutume de façonner le pain à l’image
de Thor où à la ressemblance de la virilité. Plus loin, au nord de l’Yser, il
va jusqu’à ce Groenberg ou Mont-Vert au pied duquel s’arrêtent, lors de leurs
incursions, les barques hardies des Vikings, y plante la croix, et fait
entendre à ces peuples indociles des paroles qu’ils n’ont point entendues ou qu’ils
ont oubliées.
Surtout, il prêche d’exemple. Grâce
à lui et à ses compagnons, un système régulier de fossés pourvus de vannes
évacue chaque jour à la mer l’excès des eaux, la charrue ouvre la terre ainsi
reparue, et d’opulents moissons viennent la dorer. « Pays reconquis »,
nous apprennent les anciennes cartes de Flandre : là où de rares
laboureurs, sans cesse menacés par un retour offensif des flots, ne récoltaient
avant lui que de maigres épis, maintenant, à l’abri des digues, le froment
ruisselle dans les granges sous le choc cadencé des fléaux.
Encore faut-il broyer le grain.
Au temps de Caton l’Ancien, tourner la meule était l’office de l’esclave ;
mais Winoc, dans l’enceinte du monastère, se réserve ce travail monotone et
fatigant qu’il pourrait abandonner aux serfs et aux colons hérités d’Heremar en
même temps que son domaine. La quantité de farine qu’il produit de la sorte est
si considérable que les religieux s’en étonnent.
« Comment un vieillard aux
forces affaiblies peut-il fournir chaque jour tant de sacs de farine si le Ciel
ne lui vient pas en aide ? »
Ainsi parlent-ils ; et l’un
d’eux a la curiosité de regarder dans le fournil par le trou de la muraille. Qu’aperçoit-il ?
Le saint en extase, et le moulin qui continue à tourner tout seul tandis que s’accumule
la blanche manne. Mais à peine a-t-il vu qu’il cesse de voir et roule à terre,
inanimé. Winoc seul peut lever la punition de Dieu : il trace le signe de
la croix sur les yeux de son disciple, aussitôt guéri.
On s’y attend : c’est auprès
du moulin enchanté que saint Winoc, devenu le patron des meuniers, sera
toujours représenté sur les images qui populariseront son culte.
II
Celui-ci commence peu après sa mort, survenue en 717.
Vers le début du IXe siècle, un moine de Sithiu écrit d’une même plume
les Vies d’Audomar, Berthwyn et
Winoc, soldas du Christ, militum Christi, affirme-t-il justement. Après lui, c’est un moine de l’abbaye de
Groenberg, Drogo, qui au XIe siècle, réédite le même récit en y ajoutant les
traditions recueillies dans sa communauté.
Car déjà le monastère de Saint-Winoc s’est déplacé. Le Comte de Flandre
appelé Baudoin le Chauve ayant construit un burg au pied du Mont-Vert, y a fait apporter, vers l’an 903, le corps de l’apôtre
breton jusque-là conservé à Sithiu ; puis un autre comte, Baudoin à la
Belle-Barbe, a fondé sur le mont même, en 1022, l’abbaye de
Bergues-Saint-Winoc, destinée à donner son nom à la ville naissante.
Du moins les moines de cette abbaye, fidèles au souvenir de la première
fondation, ramènent-ils chaque année à Wormhout les reliques du saint, le corps
de leur père. Au 24 juin, - le jour de l’année où la clarté solaire persiste le
plus longtemps, - leur procession ou ommegang suit la route poudreuse, mais semée de joncs fraichement coupés dans
les fossés qui la bordent, en compagnie d’une foule de pèlerins dont les
implorations se mêlent au chant des hymnes.
Et les miracles surgissent.
Un jeune aveugle-né, Tanchrade, resté toute la nuit en prière devant le
corps de saint Winoc, à l’aube est surpris par le sommeil, pendant l’office des
moines. Peu avant l’Evangile de la messe, il aperçoit un vieillard nimbé de
lumière, antique pasteur des peuples appuyé sur un bâton, qui lui dit : « Pourquoi
dors-tu ? » et qui, touchant du doigt ses paupières, lui ordonne de
se réveiller. Tanchrade pousse un cri et se plaint d’avoir été frappé à ceux
qui se portent à son secours ; le sang et le pus coulent de ses yeux, mais
il a recouvré la vue.
Un serviteur du couvent qui subsiste à Wormhout, ayant été mis en
prison pour quelque méfait, Winoc invoqué par lui se montre, fait tomber les
chaînes de ses mains et les entraves de ses pieds, et l’homme regagne sa chaumière
en faisant part de sa délivrance à tous ceux qu’il rencontre.
Un paysan porte dans ses bras, à droite son enfant aveugle, à gauche un
innocent agneau, qu’il élève tous eux vers le ciel et qu’il dépose sur la tombe
du thaumaturge.
« O Père saint et bienveillant, soupire-t-il, recevez cet agneau,
et donnez la lumière à mon enfant ! »
Aussitôt un flot de sang s’échappe des yeux de son fils, qui recouvre
la vue.
Et le moine Drogo nous rapporte enfin ce miracle arrivé de son temps :
« J’étais encore jeune,
dit-il, ce fait se produisit peu d’années avant mon entrée en religion. Pour
les fêtes de la Pentecôte, de nombreux fidèles étaient accourus de toutes parts
à Wormhout. Au nombre des pèlerins se trouvaient une petite fille du nom de
Malguera, aveugle de naissance. Amenée devant l’église, tantôt debout, tantôt à
genoux, elle suppliait le Dieu tout-puissant de secourir sa misère par l’intervention
de son saint confesseur. Quelques personnes l’entendaient prier et pleurer, et
la voyant se frapper la poitrine, émues de piété, la soulevèrent et la
portèrent dans l’intérieur de l’église. Les religieux, rangés dans leurs
stalles, psalmodiaient en ce moment l’office, lorsque des cris redoublés et une
immense clameur s’élèvent de la foule au point qu’ils couvrent la voix des
moines. Des yeux de la pauvre fille coule un flux de sang avec une telle
abondance qu’on aurait dit qu’on égorgeait une bête. Cependant elle était
tombée sur le sol et on la croyait morte. Les assistants la relevèrent et la
soutirent pour l’empêcher de retomber. Tout d’un coup les voiles qui lui
couvraient les yeux se déchirent et l’infirme contemple avec étonnement l’église,
les enfants, les hommes et les vieillards qui l’entourent et tout lui semble émerveillement.
Enfin, on la mène près du tombeau, ou
plutôt elle se dirige toute seule, s’approche humble et joyeuse, de la chasse
qu’elle baise avec transport ; et sur-le-champ, elle promet à Dieu et à
saint Winoc l’hommage de son cœur, promesse qu’elle a fidèlement tenue jusqu’à
sa mort. »
Est-il rien de plus touchant dans les Fioretti ? Et ce miracle en faveur d’une pauvre
enfant déshéritée de tout bien, orpheline, peut-on croire, car ses parents ne
figurent pas dans la scène, ce miracle de saint Winoc ne mérite-t-il pas d’être
retenu autant que ceux de saint François ?
Un autre fait qui ébranla vivement l’imagination populaire donna
naissance à la procession solennelle qui se déroule encore de nos jours à Bergues,
le dimanche de la Trinité. Dom de Walloncapelle rapporte qu’un enfant étant
tombé dans la Colme, ses parents obtinrent par l’immersion des reliques de
saint Winoc qu’il reparut à la surface de l’eau.
« En souvenir de ce prodige
attesté par des centaines de témoins, chaque année le jour de la Trinité, on
portait en grande pompe la châsse de saint Winoc au même endroit, appelé en flamand
Het Badt, ou le Bain. Des porteurs
descendaient dans la Colme et y plongeaient la châsse. En même temps, des
confrères de saint Winoc recevaient les enfants malades et les plongeaient par
trois fois en disant : « Je te plonge au nom de saint Winoc, que par
son intercession Dieu te guérisse ! » Puis ils faisaient le signe de
la croix sur l’enfant en ajoutant : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! »
Le peuple puisait de l’eau du Bain pour la faire boire aux malades, et la
guérison a souvent récompensé cet acte de foi. On conservait précieusement
cette eau, et elle restait toujours pure et limpide pendant des années. »
Erasme, en séjour à l’abbaye de Saint-Bertin, vit cette coutume et la
jugea superstitieuse, mais elle n’en subsista pas moins. C’était le temps où,
sous le règne de Charles Quint, empereur du saint-Empire et Comte de Flandre,
le Jeu de Monsieur Saint Winoc était
représenté au pied du beffroi de Bergues avec accompagnement de Hautbois (cette
tradition a été renouvelée le 15 septembre 1928, jour où fut représenté en
plein air un mystère composé par H. Vergriete : Les trois victoires de
Monsieur saint Winoc).
Hélas ! Après avoir survécu aux obus de la première guerre
mondiale, ce beffroi fameux, orgueil de la Flandre maritime, fut jeté à bas par
les torpilles de la seconde et la quiète petite ville qu’il dominait fut
ravagée par le fer et le feu. Des destructions nouvelles s’ajoutèrent à celles
qui dataient de l’époque révolutionnaire où périt l’abbaye de Saint-Winoc,
pourtant bienfaitrice de tout le pays. Naguère, sur le tertre du Groenberg où l’herbe
a recouvert les ruines du cloître, on s’attristait au pied de la tour mutilée
qui fut un clocher de cette abbaye ; mais du moins avait-on sous les yeux
une cité paisible où chaque tout à pignon dentelé abritait une famille
nombreuse. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Parmi les survivants des
Berguois, beaucoup ont émigré, beaucoup ne sont pas revenus.
O saint Winoc, rassemblez une fois de plus vos ouailles dans la ville
qui s’est placée sous votre patronage !
Et vous qui rendiez la vue à ceux qui l’avaient perdue, guérissez de
leur aveuglement les peuples acharnés à s’entre-détruire ! Epargnez-nous
de nouveaux massacres des Innocents !
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