In Mabille de Poncheville : « Les Saints de Flandre et
d’Artois », éditions Arthaud, Grenoble-Paris, 1948, pp. 177-185
En l’an du Christ 1119 règne en
Flandre et Artois un comte qui, vingt années auparavant, alors qu’il était
toute jeune chevalier, est entré l’un des premiers, l’épée au poing, dans
Jérusalem reconquise.
Charles le Bon a accompagné à la
croisade son oncle Robert, comte de Flandre avant lui, prenant part à ses côtés
aux durs combats qui, de Nicée à Doryle et Antioche, ont mené les barons
chrétiens jusqu’à la cité sainte. Le vendredi 15 juillet 1099, ils en
escaladent les remparts, et la Chanson de
Jérusalem va célébrer leur vaillance :
Les princes et les barons entrent dans Jérusalem
Et Flamands, et Normands, Français et
Bourguignons,
Les païens s’en vont pour sauver leur vie,
Le bon duc de Bouillon les poursuit à outrance,
Il a avec lui Tancrède et Bohémond,
Et son frère Eustache et sire Raimbaud Creton,
Et beaucoup d’autres que je ne sais nommer.
Ils font un tel carnage parmi les rues,
Qu’ils marchent dans le sang et la cervelle
jusqu’au fanon.
Le comte Robert de Flandre attrape Malcalon,
Il le frappe jusqu’au menton avec son épée,
Isabor s’enfuyait jusqu’au temple de Salomon,
Lorsque Raimbaud Creton l’atteint,
Avec son
épée, il lui perce le poumon.
Les païens meurent et crient et hurlent à la fois.
Charles est dans cette mêlée,
frappant d’estoc et de taille jusqu’à l’heure où les croisés n’ont plus en face
d’eux nul adversaire et où la basilique du Saint-Sépulcre, érigée par
Constantin, est à eux. « Ils lavèrent leurs mains et leurs pieds, dit
Guillaume de Tyr, quittèrent leurs vêtements ensanglantés pour des robes neuves
et, pieds nus, se rendirent aux Lieux Saints. »
Revenu de Palestine, appelé
ensuite par héritage à gouverner, de la Somme à l’Escaut, le pays qu’un labeur
obstiné a fait l’un des premiers du monde, le comte Charles y proclame la Trêve
de Dieu et s’emploie avant tout à y rétablir une paix compromise par les
violentes querelles des Flamands entre eux. Il apporte un soin d’autant plus
vigilant à l’ordre public que son père, saint Canut, roi de Danemark, est mort
par les mains de ses propres sujets. Cela, il le sait depuis qu’il hérita, tout
enfant de l’épée du martyr ; mais peut-il prévoir que pareil sort,
hélas ! sera le sien ?
De leurs ancêtres francs, les
Flamands ont conservé l’usage de porter à la ceinture au moins le court
scramasaxe, sinon la longue épée ; le sang coule fréquemment entre eux et
l’on voit les principales villes, Bruges, Arras, Ypres, Douai, Gand, Lille,
hérissées de tours par lesquelles se surveillent des familles rivales, toujours
prêtes à reprendre à main armée leurs luttes incessantes. Par ailleurs, dans la
campagne, de rudes féodaux, retranchés sur les mottes où ils ont construit des
donjons, coupent les routes, pillant et rançonnant les marchands, parfois même
les pauvres gens. Quelles difficultés, dans ces conditions, pour faire régner
la justice et la paix !
Les chroniques de Flandre
rapportent que le comte assistant un jour aux vêpres à Saint-Pierre de Gand une
femme du peuple s’en approche et demande en pleurant que lui soit rendue sa
vache enlevée par un de ces détrousseurs de grand chemin.
-
« Attends-moi à la porte de l’église répond-il,
et je te rendrai justice.
-
Seigneur comte, tu auras alors d’autres affaires
t tu oublieras ma cause.
-
Non, car voici mon manteau pour gage »
Et l’office achevé, il déclare à
son chancelier qu’il n’entendra personne avant que la vache ait été rendue à
l’humble femme.
« Je sais, dit-il encore,
combien les pauvres ont de besoin et les riches d’orgueil. »
Pour cette raison, il a
ordinairement à diner en sa salle treize pauvres auxquels il fait servir le
même repas qu’à ses douze pairs.
Une autre fois, célébrant à
Bruges la fête de l’Epiphanie, le comte doit venir à sa cour l’abbé de Saint-Bertin, Jean, pour se
plaindre d’un chevalier qui veut s’emparer d’une terre appartenant à l’abbaye.
Certes, en cette occasion, le comte a plus que jamais volonté de faire bonne
justice car, il ne l’ignore pas, si la Flandre est devenue le riche pays qu’il
commande, elle doit principalement sa fertilité aux moines essaimés de Sithiu
qui ont transformé le marécage primitif en prairies et en champs cultivés.
Toutefois, il commence par l’interroger de la sorte :
-
« Seigneur abbé, qui chante aujourd’hui la
messe en ton moutier ?
-
Seigneur comte, un de mes cent moines.
-
Tu devrais, en ce jour, partager avec eux les
offices et les repas et leur procurer les réjouissances légitimes pour
lesquelles mes ancêtres ont assigné des revenus à Saint-Bertin.
-
C’est la nécessité, objecte l’abbé, qui m’a
contraint à délaisser mes frères pour venir t’avertir qu’un de tes chevaliers
nous opprime.
-
Il aurait suffi de m’en prévenir par un message,
car votre devoir est de prier Dieu comme le mien est de vous protéger. »
Ayant ainsi parlé, le comte fait
venir le délinquant, et d’un ton sans réplique :
-
« Si jamais j’entends encore des plaintes
sur ton compte, je te fais jeter dans une chaudière d’eau bouillante. «
Comment cette menace
n’effrayerait-elle pas celui à qui elle s’adresse ? D’autant que le comte
Charles est un géant qui dépasse de la tête les plus fiers hommes d’armes.
Survient, en 1125, une famine
annoncée par d’étranges phénomènes : une éclipse de soleil avait obscurci
les cieux, l’hiver avait été si rigoureux et si long que le blé ne leva point.
On voit mourir les uns, faute de pain, et d’autres se jeter avidement – malgré
le carême, souligne le chroniqueur Gualbert – sur la viande qu’ils se procurent
à prix d’or. Chaque jour, à Bruges, avant d’ouïr la messe, le comte nourrit
cent pauvres ; et ordre est donné qu’il en soit de même dans ses autres
résidences des « bonnes villes » : Arras, Gand, Ypres et Douai.
Chaque jour aussi, il habille complètement cinq indigents, leur donnant à
chacun une chemise, une tunique, des fourrures, une cape, des bottes, des
bottines et des souliers. A Ypres, il distribue en une seule journée plus de
sept mille pains. Et quand il chante les psaumes du roi David à l’église, il a
toujours à sa portée de main une bourse pleine de deniers pour les malheureux.
La réputation de sa bienfaisance
s’étant répandue dans toute l’Europe, et l’empereur Henri V étant mort en cette
même année 1125, le comte Godefroy de Namur et le chancelier-archevêque de
Cologne viennent proposer à Charles de le placer à la tête du Saint-Empire
autrefois fondé par Charlemagne. Presque en même temps, certains barons de
Palestine, se souvenant de sa bonne épée, lui offrent le trône du royaume latin
de Jérusalem. Mais le comte de Flandre refuse l’une et l’autre proposition pour
continuer à pourvoir au soulagement de son peuple. Et mettant à profit les
années d’abondance, il remplit ses greniers, nouveau Joseph, pour prévenir le
retour de la disette.
Les édits qu’il publie alors
mécontentent les accapareurs de blé, entre autres Bertulphe, prévôt du chapitre
de Saint-Donatien de Bruges, qui appartenait à une famille d’origine servile,
mais devenue opulente et oublieuse de sa condition première. Un chevalier,
Robert de Kaeskerke, étant entré dans cette famille pour faire un riche
mariage, et ayant ensuite appelé en duel judiciaire un autre chevalier, ce
dernier lui rappelle que, selon la coutume ancienne établie par le comte
Charles, tout homme libre qui épouse une serve partage la même condition que sa
femme et qu’en conséquence, lui, noble, ne peut accepter un combat singulier
qui n’aurait pas lieu entre pairs.
Bertulphe, apprenant cela, entre
en fureur, et en prend occasion pour se rebeller contre son souverain. « Ce
Charles de Danemark, s’écrie-t-il, ne serait jamais parvenu à la dignité de
comte, si je ne l’avais voulu, et maintenant, il oublie le bien que je lui ai
fait ! Il s’informe auprès des anciens si je suis serf ! Il veut
me réduire en esclavage avec toute ma famille. Qu’importe ! Nous serons
toujours libres, et il n’est personne au monde qui puisse nous faire
serfs ! »
L’affaire est portée devant le
tribunal du comte sur cette haute colline de Cassel où son aïeul Robert le
Frison s’est préparé une sépulture digne de lui en érigeant la collégiale
Saint-Pierre. Charles se refuse avec sagesse à rien décider sur l’heure ;
il demande seulement que l’on trouve douze témoins décidés à affirmer par
serment que la nièce de Bertulphe mariée à Robert de Kaeskerke n’est point
d’origine serve. Un peu plus tard, le chapitre de la noblesse réuni à
Saint-Omer décide que ce chevalier est dans son tort, et qu’effectivement la
famille où il a pris femme, se compose d’hommes
de corps appartenant au domaine du comte.
Cette même affaire entre dans sa
phase violente le jour où Burchard, neveu de Bertulphe, ravage le domaine
fortifié de Bourbourg où résidait Tancmar, principal conseiller du comte
Charles. Celui-ci, par représailles, et conformément au droit d’arsin, vieille
coutume germanique, fait à son tour
incendier la maison de Burchard ; mais ensuite, un émissaire de Bertulphe,
Guy de Stennworde, tant venu solliciter son indulgence, il veut bien promettre
au coupable une autre maison ?
Et cependant Bertulphe représente
le comte comme animé d’un désir de vengeance à sa famille, qu’il détermine à
entrer tout entière dans un complot contre la vie du justicier. Les conjurés se
lient entre eux par serment en se donnant la main, puis, le soir venu, se
réunissent à Bruges chez un chevalier nommé Walter en prenant soin d’éteindre
toute lumière, jusqu’au feu de l’âtre, pour n’être point décelés. Ils fixent au
lendemain, 2 mars 1127, l’instant d’agir.
« Le jour fut si
sombre et si nébuleux, écrit le chroniqueur contemporain Galbert, qu’à la
distance d’une longueur de lance on ne pouvait rien distinguer. Burchard envoya
secrètement quelques serviteurs dans la cour du comte, afin d’envoyer son
départ pour l’église. Le comte s’était levé de bon matin, et avait fait, selon
son habitude, des distributions aux pauvres dans sa maison ; il se rendit
ensuite à l’église de Saint-Donatien. Les serviteurs, qui observaient sa
sortie, accourent annoncer aux traitres que le comte était monté dans la
tribune de l’église avec un petit nombre de compagnons. Alors le furieux
Burchard et ses serviteurs, prirent leurs épées nues sous leurs manteaux et
coururent attaquer le comte dans cette tribune. Ils se divisèrent en deux
bandes, pour arrêter aux deux issues de la tribune tous ceux qu’ils voulaient
surprendre.
« Le pieux comte
était prosterné pour entendre la messe du matin. Suivant sa coutume, il faisait
ses largesses aux pauvres, les yeux attachés sur son livre de psaumes, et la
main droite étendue pour distribuer ses aumônes ; son chapelain, préposé à
cet office, avait placé près du comte beaucoup de deniers, qu’il donnait tout
en faisant ses oraisons.
« Quand le Pater Noster fut récité, le comte se
mit, suivant la coutume, à prier et à
lire tout haut. »
C’est alors que
Burchard, s’avançant, lui piqua le cou avec la pointe de son épée, tandis
qu’une pauvresse s’écriait tout effarée : « Seigneur comte,
garde-toi ! » Charles avait relevé la tête. Burchard lui brisa le
crane en lui assénant un coup avec violence. Les autres assassins l’achevèrent
et lui coupèrent le bras droit. Ainsi fut immolé au pied de l’autel, pendant le
sacrifice de la messe, le prince, naguère croisé du saint-Sépulcre, qui avait
voulu faire régner la justice en Flandre, en bannir la misère et y rétablir
l’ordre.
Quand l’église
Saint-Donatien, où les assassins du comte s’étaient retranchés comme dans une
forteresse, eut été prise d’assaut par le roi Louis VI de France, et que le
principal d’entre eux, Burchard, eut été supplicié à Lille, l’évêque de Bruges
rendit les honneurs qui lui étaient dus à celui que le peuple appelait déjà le
Bienheureux Charles et auquel l’Eglise avait confirmé ce titre. Son corps fut
cousu dans une peau de cerf et exposé à Saint-Donatien, puis transféré à
Saint-Christophe où la messe des funérailles fut chantée en présence du roi de
France, des principaux barons flamands et du peuple. Ce corps fut ensuite
rapporté dans l’église Saint-Donatien, après qu’elle ait été purifiée, et y
resta jusqu’à la Révolution qui la détruisit. Il repose aujourd’hui dans une
chapelle de la cathédrale de Bruges.
Une autre lui est
consacrée dans la cathédrale de Lille, et ses vitraux racontent les divers
épisodes de la vie de celui que plusieurs martyrologes qualifient de saint et
de martyr.
Charles le Bon incarne,
aux côtés de saint Louis, le type même du soldat du Christ. C’est à lui
qu’aboutit en Flandre le long effort d’une civilisation qui a sa source au
baptistère de Reims. Le rude leude du temps de Clovis est devenu un chevalier
chrétien.